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Full text of "La grammaire du purisme et l'Académie français au 18e siecle; introduction a l'étude des commentaires grammaticaux d'auteurs classiques"

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LA 

GRAMMAIRE    DU    PURISME 

ET 

L'ACADÉMIE    FRANÇAISE 

AU    XVIII"    SIÈCLE 


% 


LA 


GRAMMAIRE  DU  PURISME 


ET 


L'ACADÉMIE  FRANÇAISE 

AU    XVIir    SIÈCLE 


INTRODUCTION    A    L  ETUDE 
DES  COMMENTAIRES  GRAMMATICAUX  d'aUTÈURS  CLASSIQUES 


THÈSE    DE    DOCTORAT    D'UNIVERSITÉ 
PRÉSENTÉE  A  LA  FACULTÉ  DES  LETTRES  t)E  L'UNIVERSITÉ  DE  PARIS 

PAK 

Alexis  FRANÇOIS 

Licencié  es  lettres 
Ancien  élève  titulaire  de  l'École  des  Hautes  Études 


PARIS 
SOCIÉTÉ    NOUVELLE    DE    LIBRAIRIE    ET    D'ÉDITION 

(Librairie  Georges  Bellais) 

17,   IlUE  CUJAS,   V« 

1905 


?6 

105-J 

^7 


A  LA  MÉMOIRE  DE  MON  PERE 


A  Messieurs 


Ferdinand  BRUNOT 

Professeur  à  la  Faculté  des  Lettres  de  l'Université  de  Paris 


et 


Bernard  BOUVIER 

Professeur  à  la  Faculté  des  Lettres  de  l'Université  de  Genève 


Hommage  reconnaissant. 


PREFACE 


Le  présent  travail  est  une  contribution  à  l'histoire  de 
la  langue  française.  Au  moment  où  nous  l'avons  entrepris, 
il  n  existait  pas  encore  d'autre  étude  sur  la  période  qui 
va  nous  occuper,  que  le  Voltaire  grammairien  de  M.  L. 
Verniet,  qui  commence  à  vieillir  un  peu  après  avoir  rendu 
dés  services,  et  la  belle  esquisse  de  M.  Ferdinand  Brunot 
dans  son  Histoire  de  la  langue  française.  Encouragé  par 
ce  maître,  nous  avons  pensé  qu'il  était  temps  d  examiner  de 
plus  près  cette  époque  de  la  langue  et,  suivant  un  procédé 
qui  lui  est  familier,  de  commencer  par  faire  plus  ample 
connaissance  avec  les  œuvres  et  les  théories  des  gram- 
mairiens. 

Depuis  lors  a  paru  l'important  ouvrage  de  M.  F.  Gohin, 
Les  transformations  de  la  langue  française  pendant  la 
deuxième  moitié  du  dix-huitième  siècle,  qui  nous  a  permis 
de  fixer  avec  plus  de  précision  les  limita  du  nôtre.  En 
effet,  tandis  que  M.  Gohin  s'applique  surtout  à  montrer 
Vojngine  et  les  progrès  du  mouvement  émancipafeur  de  la 
langue,  nous  nous  sommes  attaché  à  mettre  en  lumière 
les  efforts  de  la  réaction.  Question  de  succès  réservée,  nous 
pensons  que  ces  deux  entreprises  sont  destinées  à  se  complé- 
ter lune  l'autre,  en  corrigeant  l'impression  trop  exclusive 
qui  pourrait  se  dégager  de  chacune  d'elles.  Ilj^a,  au  dix- 


X  PRÉFACE 

huitième  siècle,  des  conservatears  et  des  révolutionnaires  de 
la  langue.  Il  arrive  même  que  les  deux  tendances  se  con- 
trarient dans  un  seul  individu.  Nous  nous  proposons  de 
faire  mieux  connaître,  s'il  est  possible,  la  tendance  conser- 
vatrice ;  mais  nous  prions  en  même  temps  qu'on  ne  perde 
pas  de  vue  sa  concurrente.  De  cette  manière  seulement  on 
pourra  se  faire  une  idée  e.xacte  du  mouvement  grammatical 
à  cette  époque. 

Comme  son  titre  l'indique,  le  présent  travail  n'est  d'ail- 
leurs qu'une  introduction.  Il  sera  suivi  d'un  autre  qui 
consistera  dans  un  dépouillement  méthodique  de  tous  les 
commentaires  de  l'Académie  française  qui  nous  sont  par- 
venus, et  notamment  du  plus  considérable  d'entre  eux,  les 
Remarques  sur  le  ((  Quinte-Curce  »  de  Vaugelas.  Nous  inau- 
gurerons de  la  sorte  l'étude  détaillée  des  ouvrages  de  ce 
genre  qui  méritent  de  retenir  l'attention  des  historiens  de  la 
langue. 

Qu'il  nous  soit  permis  à  ce  propos  de  remercier  M.  Gas- 
ton Boissier,  secrétaire  perpétuel  de  V Académie  française, 
dont  l'obligeance,  jointe  à  celle  de  Gaston  Paris,  le  maître 
que  nous  pleurons,  nous  a  ouvert  l'accès  des  archives  de 
V  Académie  française.  Les  lumières  de  M.  Rébelliau,  le 
savant  bibliothécaire  de  l'Institut,  nous  ont  été  précieuses 
pour  mettre  à  profit  ce  trésor  malheureusement  fort  mal- 
traité par  la  Révolution.  Enfin,  puisqu'il  sied  à  un  débu- 
tant de  reconnaître  les  services  de  ceux  qui  ont  veillé  sur  ses 
débuts,  nous  ne  pouvons  omettre  d'exprimer  toute  notre 
reconnaissance  à  M.  Ferdinand  Brunot,  professeur  à  la 
Sorbonne,  pour  la  sollicitude  qu'il  a  bien  voulu  témoigner  à 
ce  travail,  ainsi  qu'aux  professeurs  de  l'Ecole  des  Hautes 
Etudes  et  de  la  Faculté  des  Lettres  de  l'Université  de 
Genève  qui  ont  guidé  les  premiers  pas  de  l'auteur  dans  la 
carrière. 

Paris,  novembre  igo4- 


BIBLIOGRAPHIE 

DES  PRINCIPAUX  OUVRAGES  CITÉS  OU  CONSULTÉS 


N.  B.  —  L'Essai  d'une  bibliographie  ralsonnée  de  V Académie 
française  de  René  Kerviler,  Paris,  1877,  in-S"  (extrait  du  Polybi- 
blion,  années  1875  à  1877),  nous  dispense  d'énumérer  les  travaux 
concernant  l'histoire  de  l'Académie  imprimés  jusqu'à  cette  date. 
On  trouvera  la  liste  des  grammaires  françaises  publiées  au  dix- 
huitième  siècle  dans  l'ouvrage  de  M.  E.  Stengel,  Chronologisches 
Verzeichnis  franzôsischer  Grammatiken  vom  Ende  des  i4-  bis 
zum  Ausgange  des  18.  Jahrhunderts,  Oppeln,  1890,  in-8».  Nous 
renvoyons  aux  Appendices  la  bibliographie  complète  des  com- 
mentaires grammaticaux  d'auteurs  classiques. 


Académie  française.  —  Les  registres  de  l'Académie 
française  (1672-1793),  Paris,  Didot,  1895,  3  vol.  in-8"  (i). 

Id. —  Dictionnaire  de  r Académie  française,  v^  édition 
1694,  2^  édition  1718,  3"  édition  1740,  4^  édition  1762. 

Alembeuï  (d').  —  Œuvres  complètes,  Paris,  Belin,  1822, 
5  vol.  in-80. 

(i)  Cf.  l'analyse  raisonnée  de  M.  E.  Buisson,  Les  Registres 
de  V Académie  française,  LaChapelle-Montligeon,  1900,  brochure 
in-S»  (extrait  de  La  Quinzaine). 


Xll  BIBLIOGRAPHIE 

AssE  (Eugène).  —  L'Académie  française,  Paris,  s.  d., 
in-S». 

Brunel  (Lucien).  —  Les  philosophes  et  l'Académie 
française  au  dix-huitième  siècle,  Paris,  i884,  in-8o. 

Brunetière  (Ferdinand).  —  Académie  française  {aviicle 
de  la  Grande  Encj^  dopé  die). 

Brunoï  (Ferdinand),  —  Histoire  de  la  langue  française 
(dans  VHistoire  de  la  langue  et  de  la  littérature  françaises 
de  Petit  de  JuUeville). 

GoNDiLLAc.  —  Coûtas  d'étude  pour  l'instruction  du^pinnce 
de  Parme,  Parme,  1775,  i3  vol.  in-80. 

Dangea.u  (L'abbé  de).  —  Essais  de  grammaire,  publiés 
sur  l'édition  originale  et  selon  l'orthographe  de  l'auteur  par 
les  soins  de  B.  JuWen,  Paris,  L.  Hachette,  1849,  in- 12. 

Desfonïaines  (L'abbé).  —  Le  Nouvelliste  du  Parnasse 
ou  Réflexions  sur  les  ouvrages  nouveaux,  Paris,  Chaubert, 
1731-1732,  3  vol.  in-i2  et  une  livraison  détachée. 

Id.  —  Observations  sur  les  écrits  modernes,  Paris,  Chau- 
bert, 1735-1743,  34  vol.  in-i2. 

II).  —  Jugemens  sur  quelques  ouvrages  nouveaux,  Avi- 
gnon, P.  Girou,  1744  17461  II  vol.  in-i2  (i). 

Diderot  (D,).  —  Œuvres  complètes  revues  sur  les  éditions 
originales,  édit.  Assézat  et  Tourneux,  Paris,  1875-1877, 
20  vol.  in-8°. 

Diderot  et  d'Alembert.  —  Encj'clopédie  ou  Diction- 
naire raisonné  des  sciences,  des  arts  et  des  métiers,  Paris, 
1751-1772,  28  vol.  in-fo  (2). 

(1)  Sur  ces  trois  publications  de  l'abbé  Desfontaines  et  leur 
contenu,  cf.  L'Esprit  de  Vabbé  Desfontaines  (par  l'abbé  de  la 
Porle),  Londres  et  Paris,  1707,  4  vol.  in-i2. 

(2)  Jusqu'à  la  lettre  F,  le  collaborateur  grammatical  de  VEn- 
cyclopédie  est  Duinarsais  qui  signe  (F).  A  partir  du  tome  Vil,  il 
est  remplacé  par  Douchet  et  Beauzée  qui  signent  (E.  R.  M.).  Les 
arlicles  de  ces  trois  grammairiens  ont  été  recueillis  par  Marmontel 


BIBLIOGRAPHIE  Xill 

DuGLOs.  —  Œuvres,  édit.  Auger,  Paris,  Janet  et  Cotelle, 
1820-1821,  9  vol.  in-S». 

FÉRAUD  (L'abbé).  —  Dictionnaire  grammatical  de  la 
langue  française,  Avignon,  Girard,  1761,  in-S»  (i). 

Id.  —  Dictionnaire  critique  de  la  langue  française,  Mar- 
seille, Mossy,  lySy-i^^SS,  3  vol.  in-4<'. 

Fréron  et  DE  LA  Porte.  —  Lettres  sur  quelques  écrits 
de  ce  tems,  Genève  (et  Londres),  1749-1754,  i3  vol.  in-12. 

Fréron  (J.).  —  L'Année  littéraire,  Amsterdam  (Paris), 
1 754-1790,  8  vol.  in-ia  par  an. 

GoHiN  (F.).  —  Les  transformations  de  la  langue  fran- 
çaise pendant  la  deuxième  moitié  du  dix-huitième  siècle, 
Paris,  Belin,  1908,  ui-S°. 

GoujET  (L'abbé).  —  Bibliothèque  françoise  ou  Histoire 
de  la  littérature  françoise,  Paris,  Mariette  et  Guérin,  1740 
et  suiv.,  18  vol.  in-i'i. 

Granet  (L'abbé).  —  Réflexions  sur  les  ouvrages  de  litté- 
rature, Paris,  Briasson,  1738-1739,  10  vol.  in-12. 

Grimm,  Diderot,  Raynal,  Meister,  etc.  —  Correspon- 
dance littéraire,  philosophique  et  critique  revue  sur  les 
textes  originaux...  par  Maurice  Tourneux,  Paris,  1877- 
1882,  16  vol.  in-8«  (2). 

GUYOT,     ChAMFORT,     DUCHEMIN,  DE  LA  ChESNAYE,  CtC.  

Le  grand  vocabulaire  françois,  Paris,  Panckouke,  1767- 
1774,  3o  vol.  in-40. 

dans  les  trois  tomes  en  six  parties  de  ï  Enejyc  lapé  die  méthodique 
de  Panckouke  consacrés  à  la  rubrique  Grammaire  et  littérature, 
qui  furent  également  publiés  à  part  sous  le  titre  de  Diction- 
naire de  grammaire  et  de  littérature,  Liège,  1789,  3  vol.  in-4°. 

(i)  Le  môme,  nouvelle  édition,  Paris,  Vincent,  1768,  2  vol.  in-S*. 

(2)  Dans  la  suite  de  ce  travail,  nous  ne  mentionnons  que  le 
nom  de  Grimm.  On  sait  toutefois  que  Diderot  prit  une  part 
importante  à  la  rédaction  de  la  Correspondance  et  qu'Henii 
Meister  en  a  recueilli  définitivement  l'héritage  à  partir  de  1775. 


XIV  BIBLIOGRAPHIE 

Journal  des  Savants,  in-4°  (i)- 

La  Harpe.  —  Œuvres,  édit.  Saint-Surin,  Paris,  Verdière, 
1 820-1 821,  16  vol.  in-80. 

Marmontel.  —  Œuvres  complètes,  édit.  Saint-Surin, 
Paris,  Verdière,  1818-1819,  18  vol.  in-8''. 

Mémoires  deTrévoux,  in-12,  1701-1767  (avec  leurs  suites, 
le  Journal  des  Beaux-Arts  et  des  Sciences,  1768-1774»  et  le 
Journal  des  Sciences  et  des  Beaux-Arts,  1776-1783)  (2). 

Olivet  (L'abbé  d').  —  Opuscules  sur  la  langue  fran- 
çoise  par  divers  académiciens,  Paris,  B.  Brunet,  1764,  in-12. 

Id.  —  Bemarques  sur  la  langue  françoise,  Paris,  Bar- 
bou,  1767,  in-12. 

Prévost  (L'abbé)  et  Lefèvre  de  Saint-Marc.  —  Le  Pour 
et  Contre,  1733-1740,  20  vol.  in-80. 

Racine  (Louis).  —  Œuvres  complètes,  Paris, Le  Normant, 
1808,  6  vol.  in-8^ 

Id.  —  Correspondance  littéraire  inédite  avec  René 
Chevqxe,  de  Nantes,  de  ip4^  à  l'jô'j...,  publiée  par 
M.  Dugast-Matifeux,  Paris  et  Nantes,  i858,  in-80. 

Id.  —  Lettres  inédites  de  Jean  et  de  Louis  Racine..., 
publiées  par  leur  petit-fils,  l'abbé  Adrien  de  la  Roque, 
Paris,  1862,  in-8'\ 

RoLLiN  (G.).  —  De  la  manière  d'enseigner  et  d'étudier 
les  Belles-Lettres  par  rapport  à  Vesprit  et  au  cœur,  Paris, 
V^^  Estienne,  1740,  2  vol.  in-4°. 

Rousseau  (J.-B.)  —  Œuvres,  Paris,  1818,  4  vol.  in-80. 

Id  .  —  Œuvres  choisies . . .  suivies  de  sa  correspondance 
inédite  avec  l'abbé  d'Olivet,  Paris,  Didot,  1818,  2  vol.  in-8". 

(i)  Table  analytique  des  86  premières  années  (jusqu'en  i^ôo) 
par  l'abbé  de  Claustre,  10  vol.  in-4'' . 

(2)  Table  méthodique  des  années  1701-17^5,  par  le  P.  Sommer- 
vogel,  Paris,  i864-i865,  3  vol.  in-12. 


bîbliogbaphT 


Rousseau  (P.). —  Journal  encyclopédique  par  une  société 
de  gens  de  lettres^  Liège,  i^^Sô-i^Sg,  et  Bouillon,  1760-1793, 
8  vol.  in-i2  par  an,  contenant  chacun  trois  parties,  en  tout 
288  vol. 

Thomas  (A.-L.).  —  Œuvres  complètes,  Paris,  Verdière, 
1825,  6  vol.  in-80. 

Thurot  (Charles).  —  De  la  prononciation  française 
depuis  le  commencement  du  XV P  siècle^  d'après  les  témoi- 
gnages des  grammairiens,  Paris,  i88i-i883,  2  vol.  in-8°. 

Vauvenargues.  —  Œuvres,  édit.  Gilbert,  Paris,  Fume, 
1867,  2  vol.  in-8''. 

Vernier  (Léon),  —  Étude  sur  Voltaire  grammairien  et 
la  grammaire  au  XVIII^  siècle,  Paris,  Hachette,  1888,  in-8°. 

Voltaire.  —  Œuvres  complètes,  édit.  Moland,  Paris, 
Garnier,  1877-1883,  5o  vol.  in-80  (i). 

L    Id.   —  Connaissance  des  bautez  et  des  défauts  de   la 
poésie    et  de    Véloquence    dans    la    langue  française,    à 
Vusage  des  Jeunes  gens   et  des  étrangers,  Londres,   aux 
dépens  de  la  Société,  1749!  in-12  (2). 


• 


(i)  Cf.  G.  Bengesco,  Voltaire,  bibliographie  de  ses  œuvres, 
aris,  Perrin,  1882-1890,  4  vol.  in-S". 

(2)  Il  nous  paraît  aussi  difficile  qu'à  M.  Vernier  (Voltaire 
grammairien,  p.  S/J,  n.  3)  de  ne  pas  admettre,  contre  l'avis  de 
M.  Bengesco  (Bibliographie,  II,  p.  5i  et  IV,  p.  336),  que  Voltaire 
est  le  père  de  cet  ouvrage.  Ce  sont  ses  idées  ;  c'est  son  style  ; 
c'est  jusqu'à  son  orthographe.  S'il  ne  l'a  pas  écrit,  il  l'a  dicté  ;  s'il 
ne  l'a  pas  dicté,  il  l'a  inspiré  :  en  tout  cas  le  livre  lui  a  passé  sous 
les  yeux  avant  d'arriver  chez  l'imprimeur  et  il  y  a  mis  son 
empreinte.  Quelle  que  soit  celle  de  ces  solutions  qu'on  adopte, 
on  aboutit  toujours  à  Voltaire. 


INTRODUCTION 


L  ACADEMIE    FRANÇAISE 
"TRIBUNAL   DE   LA   GRAMMAIRE   DU    DIX-HUITIEME    SIECLE. 


Les  grammairiens  du  dix-septième  siècle  s'étaient  donné 
pour  tâche  d'organiser  et  —  dans  la  mesure  du  possible  —  de 
fixer  la  langue  française.  A  ce  premier  travail  un  autre  vint 
s'ajouter  plus  tard.  Sur  les  traces  des  savants  de  Port- 
Royal,  ils  se  mirent  à  creuser,  comme  ils  disaient,  les  fonde- 
ments de  la  grammaire  et  à  dégager  de  la  masse  de  ses 
principes  particuliers  les  principes  communs  à  toutes  les 
langues.  Cette  entreprise,  connue  sous  le  nom  de  grammaire 
philosophique  ou  générale,  a  eu  la  brillante  fortune  que  l'on 
sait.  Mais  elle  ne  fit  pas  abandonner  la  première.  Les  gram- 
mairiens continuèrent  à  les  mener  de  front  l'une  et  l'autre, 
d'abord  au  dix-septième,  puis  au  dix-huitième  siècle.  Notre 
intention  est  précisément  d'examiner  la  destinée  de  l'œuvre 
du  purisme,  distinguée  de  celle  des  philosophes,  au  cours 
de  cette  seconde  période,  —  entreprise  téméraire,  si  l'on 
envisage  l'étendue  du  domaine  qu'il  nous  faut  ainsi  parcourir 
et  le  chaos  d'ouvrages  de  toute  espèce  qui  l'encombre. 
Comme  nous  ne  pouvons  songer  à  embrasser  d'un  coup 
d'œil  un  espace  de  temps  aussi  considérable,  notre  premier 
soin  doit  être  de  chercher  à  simplifier  les  termes  du  pro- 


F. 


2  INTRODUCTION 

blême  et  de  nous  procurer,  si  possible,  un  guide  sûr  et  une 
orientation  convenable  en  partant  pour  ce  grand  voyage 
d'exploration . 

Le  dix-septième  siècle  avait  produit  surtout  deux  sortes 
d'ouvrages  sur  la  langue  :des  dictionnaires  et  des  remarques 
détachées  sur  le  vocabulaire,  la  grammaire  et  le  style.  Au 
moment  où  nous  abordons  l'histoire  des  grammairiens  puris- 
tes, il  semble  que  leur  œuvre  de  lexicographes  soit  achevée. 
Il  ne  reste  plus  qu'à  l'enti'etenir  et  à  préserver  de  l'usure  du 
temps  les  importants  travaux  d'un  Furetière,  d'un  Richelet 
et  de  l'Académie.  C'est  ce  qui  fut  fait.  Au  contraire,  en  ce 
qui  concerne  la  grammaire  proprement  dite  et  en  particu- 
lier la  syntaxe,  l'œuvre  n'a  pas  revêtu  une  forme  complète 
et  quasi-définitive.  Le  système  des  remarques  détachées 
avait  pu  contenter  un  Vaugelas,  un  Ménage,  un  Bouhours, 
un  Andry  de  Boisregard.  Mais  à  mesure  que  ces  remarques 
se  multiplient,  à  mesure  que  les  grammairiens  sont  gagnés 
par  l'esprit  de  système,  le  besoin  se  fait  sentir  davantage 
d'un  livre  où  tous  ces  recueils,  envisagés  dès  lors  comme 
autant  d'études  préliminaires,  seraient  fondus  et  coordon- 
nés dans  un  ouvrage  d'ensemble. 

Aumomentoùil  commence,  le  dix-huitième  siècle  est  fort 
absorbé  par  la  préparation  de  cet  ouvrage,  soit  un  traité  de 
grammaire  française,  indispensable  complément  des  grands 
dictionnaires  publiés  à  la  fin  du  dix-septième.  Ce  travail  ne 
l'a  pas  retenu  jusqu'au  bout  ;  mais  il  n'en  constitue  pas  moins 
le  trait  d'union  nécessaire  entre  ces  deux  grandes  périodes 
de  l'histoire  du  purisme.  Au  début  de  la  seconde,  presque 
tout  l'effort  des  grammairiens  se  concentre  sur  lui.  La  ques- 
tion que  nous  nous  posion*  tout  à  l'heure  —  comment  les 
grammairiens  du  dix-huitième  siècle  ont-ils  complété  l'œuvre 
de  leurs  devanciers  ?  —  peut  donc  être  ramenée  à  celle- 
ci  :  Qu'est  il  résulté  au  dix-huitième  siècle  du  projet  de 
grammaire  française  qui  devait  couronner  l'entreprise   du 


INTRODUCTION  ô 

purisme?  Ainsi  posé,  semble-t-il,  le  problème  est  plus  facile 
à  résoudre.  De  plus  il  nous  met  d'emblée  en  possession  du 
pilote  dont  nous  avons  besoin  pour  nous  diriger  dans  notre 
travail. 

Entre  tous  ceux  que  ce  traité  de  grammaire  préoccupe  en 
effet,  l'Académie  française  est  au  premier  rang.  L'ouvrage 
est  prévu  par  ses  statuts  qui  lui  font  un  devoir  de  l'entrepren- 
dre ;  pour  tout  dire,  le  programme  dont  nous  venons  de 
retracer  les  grandes  lignes,  c'est  le  sien,  tel  qu'il  est  arrêté 
depuis  l'époque  de  sa  fondation.  Elle  en  a  exécuté  une  partie 
avec  son  Dictionnaire  ;  il  lui  reste  à  le  compléter  par  une 
grammaire  qu'elle  s'est  de  tout  temps  proposée  d'offrir  au 
public.  Nous  ne  pouvons  donc  choisir  un  meilleur  guide, 
surtout  si  nous  considérons  que  nous  nous  trouvons  en  pré- 
sence de  l'incarnation  officielle  du  purisme  dans  ce  qu'il  a 
de  durable  et  de  continu  à  travers  deux  siècles.  Comment  il 
faut  entendre  ce  rôle  que  nous  confions  à  l'Académie,  aussi 
bien  pour  la  commodité  de  notre  travail  que  pour  nous 
conformer  à  la  réalité  des  faits,  c'est  ce  que  nous  allons 
commencer  par  exposer  en  quelques  mots. 


Ni  ses  démêlés  avec  Furetière,qui  ne  mirent  pourtant  pas 
toujours  les  rieurs  du  côté  du  droit  strict,  ni  les  sarcasmes 
qui  saluèrent  l'apparition  du  Dictionnaire  de  1694,  n'avaient 
sérieusement  compromis  le  prestige  de  l'Académie.  Au  com- 
mencement du  dix-huitième  siècle,  son  existence  est  aussi 
peu  menacée  que  possible  et  son  autorité  va  grandissant 
ensuite  jusqu'au  jour  où  l'organisme  disparaît  dans  la  débâcle 
générale  des  institutions  de  l'ancienne  monarchie.  Cette  soli- 
dité à  toute  épreuve,  cette  force  de  résistance  d'un  pouvoir  si 
souvent  frondé,  jamais  renversé,  s'expliquent  par  de  bonnes 


4  INTRODUCTION 

raisons  qui  n'ont  point  échappé  aux  historiens  de  l'Académie. 
Bornons-nous  à  rappeler  brièvement  les  principales  :  le 
patronage  royal,  la  réputation  des  académiciens,  enfin  l'im- 
portance croissante  des  lettres  dans  une  société  qui  subit  de 
plus  en  plus  la  dictature  de  l'opinion. 

Du  moment  où  le  roi  revêt  la  charge  de  protecteur 
devenue  vacante  par  la  mort  du  chancelier  Séguier  (1672), 
l'Académie  est  définitivement  classée  parmi  les  grands  corps 
de  l'Etat  et  les  académiciens  peuvent  se  croire  l'une  des  frac- 
tions importantes  de  ce  monde  en  miniature  qu'est  la  cour 
de  Versailles.  L'espèce  de  culte  qu'ils  rendent  par  la  suite  au 
roi  Soleil  et  qu'on  a  taxé  d'exagération  faute  de  le  compren- 
dre, peut  passer  pour  un  juste  tribut  de  reconnaissance  payé 
à  la  mémoire  de  celui  qui,  au  propre  et  au  figuré,  remplaça 
par  des  fauteuils  les  banquettes  où  s'asseyaient  primitive- 
ment les  académiciens.  Après  Louis  XIV,  ses  successeurs 
continuent  à  garantir  les  privilèges  de  l'Académie  et  à  les 
accroître  au  besoin  ;  ils  l'associent  à  la  vie  de  cour,  lui  ren- 
dent visite  quelquefois,  comme  Louis  XV  dans  sa  jeunesse, 
et  ne  manquent  pas  de  se  faire  haranguer  par  elle  dès  qu'un 
événement  heureux  ou  malheureux  survient  dans  la  famille 
royale.  Sous  l'ancien  régime,  de  pareilles  attentions  ont  leur 
éloquence  sur  laquelle  il  est  inutile  d'insister. 

Officiellement  protégée  par  le  roi,  l'Académie  l'est  d'une 
autre  manière  par  ses  propres  membres.  Petit  à  petit  ses 
portes  se  sont  ouvertes  toutes  grandes  aux  meilleurs  écri- 
vains du  siècle  de  Louis  XIV.  Leur  gloire,  en  se  confondant 
avec  la  sienne,  a  rayonné  autour  d'elle.  La  tradition  se  main- 
tient au  dix-huitième  siècle  ;  l'Académie  y  puise  un  prestige 
que  l'entrée  en  scène  des  Encyclopédistes  porte  à  son  comble. 
Pour  quelques  absents  de  marque,  combien  d'illustres  partici- 
pants à  cette  assemblée  de  l'élite  intellectuelle  du  royaume  ! 
Un  corps  dont  la  réputation  se  fondait  ainsi  sur  celle  des 
premiers  écrivains  de  la  France,  semblait  tout  désigné  pour 


INTRODUCTION  5 

assumer  la  direction  de  la  république  des  lettres  à  l'aurore 
de  son  émancipation. 

Ce  changement  est  sensible,  comme  on  sait,  surtout  à 
partir  des  premières  années  du  dix-huitième  siècle.  Il  con- 
corde avec  l'établissement  dn  règne  de  l'opinion  ;  la  littéra- 
ture, porte-parole  naturel  du  nouveau  souverain,  passe  alors 
au  premier  rang  des  puissances  avec  lesquelles  il  faut  comp- 
ter. On  ne  lui  avait  longtemps  reconnu  d'autre  droit  que 
celui  de  plaire  ;  désormais,  elle  aura  ceux  d'instruire  et  de 
gouverner.  Sa  fonction  d'art  s'élargit  et  embrasse  la  direc- 
tion générale  des  idées.  Aux  yeux  du  public  français  comme 
des  étrangers,  l'Académie  personnifie  cette  activité  nouvelle 
qui  rehausse  sa  dignité  et  qui  lui  permettra  plus  tard  de 
revendiquer,  par  la  plume  de  l'abbé  Morellet,  sa  part  du 
rôle  joué  par  les  écrivains  dans  l'émancipation  du  peuple. 

Ainsi  se  justifie,  par  des  considérations  d'ordre  général,  le 
maintien  d'une  autorité  qu'on  rencontre  étalée  au  premier 
plan  dans  les  correspondances,  les  mémoires  et  les  journaux 
du  temps  et  à  laquelle  il  n'a  même  pas  manqué  le  tribut 
indispensable  payé  par  la  satire  à  toutes  les  puissances  éta- 
blies. Les  portes  de  l'Académie  sont  assiégées  sans  cesse 
par  une  foule  de  grands  seigneurs  et  de  gens  de  let- 
tres :  preuve  que  le  titre  d'académicien  sert  de  passe-port 
dans  le  monde  et  qu'il  consacre  les  réputations  littéraires. 
Mme  Dacier  guerroyant  contre  les  Modernes,  plus  tard  Vol- 
taire s'attaquant  à  l'ombre  de  Shakespeare,  et,  d'une  façon 
générale,  défenseurs  et  adversaires  de  l'Encyclopédie  s'effor- 
cent d'accaparer  le  patronage  de  la  compagnie  :  on  mesure 
ainsi  l'importance  du  secours  qu'elle  est  en  état  de  fournir 
à  ceux  qu'elle  protège.  Enfin  l'on  comprend  que  ce  prestige 
évoqué  dans  les  occasions  les  plus  diverses,  loin  de  nuire  à 
la  fonction  particulière  de  l'Académie,  la  surveillance  de  la 
langue,  l'a  au  contraire  grandement  facilitée. 

Aussi  bien,  à  cet  égard  non  plus,  rien  n*est-il  changé  au 


6  INTRODUCTION 

dix-huitième  siècle,  sinon  dans  un  sens  favorable  à  la  confir- 
mation de  l'autorité  grammaticale  de  l'Académie  française. 
On  n'aura  pas  trop  de  peine  à  en  fournir  la  preuve,  en  s' at- 
tachant d'abord  aux  raisons  particulières  de  cette  autorité 
pour  aborder  ensuite  les  divers  ordres  de  témoignages  qui 
nous  renseignent  sur  son  compte. 

En  premier  lieu,  il  apparaît  alors  évident  que  les  fonda- 
teurs de  l'Académie  n'ont  pas  perdu  leur  temps.  «  L'Acadé- 
mie française,  dit  Voltaire,  a  rendu  de  grands  services  à  la 
langue  (i).  ))  Cette  opinion  est  exprimée  non  seulement  par 
les  orateurs  académiques  intéressés  à  la  propager,  mais 
d'une  façon  générale  par  tous  ceux  que  la  destinée  de  la 
langue  française  préoccupe  (2).  La  reine,  recevant  un  jour 
les  compliments  du  directeur,  n'oublie  pas  de  lui  répondre 
que  «  les  ouvrages  de  l'Académie  ont  rendu  la  langue 
française  celle  de  toutes  les  cours  de  l'Europe  ))  (3).  Peu 
importe  que  ces  services  aient  été  rendus  par  les  académi- 
ciens en  corps  ou  séparément  :  le  mérite  des  individus 
i^ejaillit  sur  l'ensemble.  Il  suffît  qu'en  retraçant  l'histoire  des 
progrès  de  la  langue,  il  soit  pour  ainsi  dire  impossible  de 
passer  sous  silence  le  rôle  de  l'Académie  (4).  On  n'est  pas 

(i)  Dictionnaire  philosophique,  art.  Académie  (O.  XVII,  p.  52). 

(2)  «  Ce  sont  les  soins  et  les  travaux  de  cette  illustre  compa- 
gnie qui  ont  amené  notre  langue  au  degré  de  politesse  et  de  per- 
fection où  elle  est  maintenant  parvenue  ».  Grévier,  Rhétorique 
française,  1770,  II,  p.  26.  Féraud  également  reconnaît  «  les  services 
si  importants  qu'elle  (l'Académie)  a  rendus  et  qu'elle  rend  encore 
aux  lètres  et  à  la  langue  ».  {Dictionnaire  critique,  I,  p.  m.) 

(3)  Registres,  5  juin  1774- 

(4)  Voyez  le  Siècle  de  Louis  XIV  de  Voltaire,  chap.  XXXII 
(O.  XIV,  p.  541),  ou  son  Dictionnaire  philosophique,  art  Français 
(O.  XIX,  p.  184).  Voyez  encore  le  Discours  pj-ononcé  dans  V Aca- 
démie de  Soissons  sur  les  progrès  de  la  langue  française  et  envoyé 
en  lyio   à  V Académie  française  suivant   la  coutume,  dans    le 


INTRODUCTION  7 

loin  de  faire  coïncider  l'origine  de  ces  progrès  avec  sa  fon- 
dation. Des  propos  tels  que  celui-ci  ne  sont  pas  rares  et 
méritent  d'être  pris  en  considération  :  «  Nul  style,  nul  goût 
dans  la  plupart  des  auteurs  qui  sont  venus  avant  l'Aca- 
démie (i).  » 

Cette  croyance  en  l'efticacité  de  l'entreprise  académique 
n'est  pas  seulement  répandue  en  France  :  elle  a  des  adeptes 
au-delà  des  frontières.  Le  témoignage  de  Sprat,  l'historien 
de  la  Société  royale  de  Londres,  déjà  un  peu  ancien  (2),  est 
renouvelé  à  soixante-sept  ans  de  distance  par  le  traducteur 
anglais  Lockman  (3).  Voici  qui  parle  encore  plus  haut  :  il  se 

Recueil  de  plusieurs  pièces  d'éloquence...,  Paris,  J.-B.  Geignard, 
1711,  in-i2,  p.  i65  («  Cette  perfection  [de  notre  langue]  qui  fut 
l'objet  que  se  proposa  le  Cardinal  de  Richelieu  dans  l'établisse- 
ment de  l'Académie  françoise,  ne  fut  pas  longtemps  sans  être 
atteinte  par  les  grands  hommes  dont  cette  compagnie  illustre 
s'est  vue  successivement  composée  »),  et  le  Discours  prélimi- 
naire au  Monde  primitif  de  Court  de  Gébelin,  V,  p.  lxvii  : 
«  Cette  Académie,  l'élite  de  la  Cour  et  des  gens  de  lettres, 
ramena  tous  les  écrivains  à  un  centre  commun,  maintint  l'unité 
dans  le  langage,  conserva  le  bon  goût,  etc.  ». 

(i)  D'Olivet,  Discours  sur  Véloquence,  prononcé  à  l'Académie 
le  25  août  1735  (en  tête  de  la  traduction  des  Gatilinaires,  2™«  édit., 
i:36,  p.  16). 

(2)  The  History  qfthe  Royal-Society  of  London  for  the  impro- 
ving  of  natural  knowledge,  by  Tho.  Sprat,  London,  1667,  in-4% 
first  part,  sect.  XIX  (Modem  Académies  for  Language),  p.  39. 
Le  passage  est  reproduit  de  la  manière  suivante  d'après  la  tra- 
duction de  Genève,  1669,  à  la  suite  des  éditions  de  V Histoire  de 
V Académie  de  Pellisson  :  «  Mais  celle  qui  a  excellé  par  dessus 
toutes  les  autres  et  s'est  le  plus  longtemps  conservée  impoUuë 
des  corruptions  du  language,  c'est  l'Académie  françoise  de 
Paris,  etc.  ». 

(3)  Parlant  de  la  réception  de  La  Fontaine  à  l'Académie,  dans 
la  Vie  du  poète  qui  précède  sa  traduction  d'Amour  et  Psyché,' 


8  INTRODUCTION 

trouve  un  Swift  (i)  et  un  Frédéric  le  Grand  (2)  pour  regretter 
qu'il  n'existe  pas  dans  leurs  langues  un  régulateur  analogue, 
sinon  tout  à  fait  identique. 

Mais  plus  que  par  ses  services  passés,  l'Académie 
s'impose  par  ceux  qu'elle  parait  en  état  de  rendre  à  l'avenir. 
Son  institution  répond  en  effet  à  un  véritable  besoin  qui  a  sa 
source  dans  l'idée  qu'on  se  fait  communément  alors  de  ce 
qui  est  avantageux  pour  une  langue.  Que  rien  n'y  soit  laissé 
au  hasard,  mais  au  contraire  que  tout  y  soit  réglé,  pour  le 

Londres,  Chapelle,  1734,  Locknian  dit  entre  autres  choses  «  qu'on 
ne  peut  disconvenir  que  cet  établissement  [l'Académie]  n'ait 
apporté  de  grands  avantages  à  toute  l'Europe  sçavante,  qu'elle 
n'ait  été  amusée  ou  instruite  par  les  excellens  ouvrages  que  les 
académiciens  françois  ont  composés  ou  traduits  en  leur  langue 
et  que,  s'ils  ont  quelquefois  été  l'objet  de  la  satyre  de  certains 
écrivains,  on  peut  avec  justice  leur  appliquer  le  proverbe  anglois 
qui  dit  qne  ceux  qui  sont  dehors  se  moquent  de  ceux  qui  sont 
dedans  ».  (Journal  des  savants,  174^,  p-  16). 

(i)  A  Proposai  for  correcting,  improving  and  ascertaining 
the  Englich  Tongue. . .,  by  Jonathan  Swift,  D.D.,  London,  1712, 
in-8»  (reproduit  au  t.  IX  des  œuvres  de  Swift,  édit.  W.  Scott, 
1824,  pp.  187  159).  On  y  lit  entre  autres  choses  (p.  i5i),  à  propos 
de  l'assemblée  que  Swift  veut  charger  de  réformer  la  langue 
anglaise  :  «  The  persons  who  are  to  undertake  this  work, 
will  hâve  the  example  of  Ihe  French  before  them,  to  imitate 
where  thèse  hâve  proceeded  right,  and  to  avoid  their  mislakes  ». 
Cf.  sur  ce  projet  les  Lettres  philosophiques  de  Voltaire,  XXIV, 
(O.  XXII,  p.  i83)  et  les  Mélanges  de  Morellet,  1818,  I,  p.  207. 

(2)  «  11  y  a  cependant  une  difficulté  qui  empêchera  toujours 
que  nous  ayons  de  bons  livres  en  notre  langue  :  elle  consiste 
en  ce  qu'on  n'a  pas  fixé  l'usage  des  mots;  et,  comme  l'Allemagne 
est  partagée  entre  une  infinité  de  souverains^  il  n'y  aura  jamais 
moyen  de  les  faire  consentir  à  se  soumettre  aux  décisions  d'une 
académie  ».  Lettre  du  prince  royal  de  Prusse  à  Voltaire,  6  juil- 
let 1787,  dans  les  Œuvres  de  Voltaire,  XXXIV,  p.  291. 


INTRODUCTION  9 

plus  grand  bien  de  ceux  qui  s'en  servent,  d'après  un  usage 
général,  définitif,  auquel  nul  n'a  le  droit  de  substituer  sa 
propre  fantaisie.  Evidemment  pareil  résultat  ne  peut  être 
atteint  qu'à  une  condition,  c'est  qu'un  pouvoir  souverain 
fixe  cet  usage,  ou,  si  l'on  préfère,  sanctionne  ses  arrêts. 
L'universalité  du  français,  cette  langue  soumise  j)ar  les 
puristes  de  la  génération  précédente  à  une  réglementation 
aussi  étroite  que  possible,  n'est  pas  pour  porter  la  moindre 
atteinte  à  une  semblable  conception,  au  contraire.  N'est-ce 
pas  depuis  que  l'autoritç  grammaticale  veille  sur  elle,  qu'elle 
s'impose  à  l'Europe  entière  comme  un  instrument  d'une 
perfection  et  d'une  commodité  sans  égales  ?  A  plus  forte 
raison,  la  môme  autorité  doit-elle  veiller  pour  l'empêcher  de 
retourner  à  son  état  primitif  caractérisé  par  le  désordre  et 
l'arbitraire.  «  Puisse  ce  corps  illustre,  s'écrie  Court  de  Gébe- 
lin  parlant  de  la  situation  privilégiée  de  l'Académie,  se  main- 
tenir avec  la  même  gloire  et  avec  le  même  succès  :  ce  sera 
une  digue  contre  les  vices  qui  feraient  déchoir  insensible- 
ment la  langue  française  »  (i).  N'est-il  pas  naturel  que  le 
principe  d'autorité  sur  quoi  se  fonde  toute  la  grammaire  à 
cette  époque,  profite  en  premier  lieu  à  l'Académie  et  que 
celle-ci  retire  le  principal  bénéfice  d'un  état  de  choses  qu'elle 
a  contribué  plus  que  personne  à  établir  ?  De  là  les  appels 
fréquents  qui  lui  sont  adressés  par  tous  ceux,  professionnels 
ou  amateurs,  qui  travaillent  dans  le  champ  de  la  grammaire. 
On  ne  saurait  trop  regretter  que  la  disparition  des 
archives  de  l'ancienne  Académie  nous  ait  privés  du  témoi- 
gnage précieux  de  sa  correspondance  grammaticale.  Ce 
qu'on  en  peut  recueillir  ici  et  là  suffit  toutefois  à  prouver 
que  depuis  le  temps  où  Naudé  et  le  P.  Bouhours  consultaient 
la  compagnie  sur  leurs  doutes,  l'usage  de  lui  soumettre  ses 

(i)  Monde  primitif,  V,  p.  lxvii. 


10  INTRODUCTION 

scrupules  grammaticaux  ne  s'est  jamais  perdu  (i).  En  dehors 
de  ces  consultations,  on  relève  assez  fréquemment  dans  les 
ouvrages  spéciaux  des  marques  non  équivoques  de  la  con- 
fiance qu'elle  inspire.  Tantôt  il  s'agit  d'une  réforme  de 
l'orthographe  qu'on  la  croit  seule  capable  de  faire  aboutir  (2)  ; 
tantôt  on  souhaite  qu'elle  fixe  définitivement  soit  la  pronon- 
ciation (3),  soit  la  valeur  prosodique  des  syllabes  (4).  La 
publication  d'auteurs  classiques  accompagnés  de  notes  ne 
paraît  pas  pouvoir  se  passer  de  son  concours  (5).  Celui-ci 

(i)  Les  Registres  ne  nous  fournissent  qu'un  seul  rensei- 
gnement à  ce  sujet  (10  janvier  1729).  11  s'agit  d'une  question 
posée  par  le  duc  de  Richelieu  au  nom  du  roi  qui  demande  à 
l'Académie  si  le  mot  quidam  a  un  féminin.  C'est  à  cette  lettre 
et  à  une  lettre  de  Hardion  mentionnée  par  les  Registres  (2  jan- 
vier 1738)  que  Duclos  fait  probablement  allusion  dans  son 
Histoire  de  V Académie  (O.  VIII,  p.  38i)  lorsqu'il  dit  :  «  Il  y  a 
même  des  exemples  de  l'honneur  que  le  roi  a  fait  à  l'Académie 
de  la  consulter  et  où  il  a  daigné  concourir  à  la  décision  ».  Le 
même  Duclos  examine  dans  ses  Remarques  sur  la  Grammaire 
de  Port-Royal  (O.VIII,  p.  98)  une  question  (touchant  l'emploi  du 
pronom  personnel)  «  sur  laquelle  l'Académie  a  souvent  été  con- 
sultée ».  Cf.  encore  les  lettres  reproduites  à  l'Appendice  I,  qui 
appartiennent  toutes  à  une  époque  relativement  récente. 

(2)  Abbé  de  Saint-Pierre,  Second  Discours  sur  les  travaux 
de  l'Académie,  édit.  de  17 17,  p  69. 

(3)  Abbé  Bouchot,  Traité  des  deux  imperfections  de  la  langue 
française  (d'après  le  compte-rendu  de  l'Année  littéraire,  1759, 
IV,,  p.  71). 

(4)  Domergue,  Journal  de  la  langue  française,  i5  mai  1785, 
p.  63i,  et  Féraud,  Dictionnaire  critique,  H.  p.  vu. 

(5)  Voltaire,  Lettres  philosophiques,  XXIV  (O.  XXII,  p.  i86). 
—  jy \(^divq,Observations  sur  Boileau,  p.  212. —  Court  de  Gébelin, 
Monde  primitif,  V,  p.  Lxvii.  —  Observations  sur  la  littérature 
à  Monsieur***  (Sabalier  de  Castre),  Amsterdam  et  Paris,  1774» 
in-S",  p.  244. 


INTRODUCTION  II 

lui  demande  un  traité  élémentaire  du  style  (i)  ;  celui-là 
attend  d'elle  une  solution  radicale  du  grave  problème  de 
l'accord  des  participes  (2)  ;  cet  autre  la  prie  d'enrichir  la 
langue  française  des  «  titres  restrictifs  »  qui  lui  manquent  (3). 
Fénelon  ne  voulait-il  pas  lui  confier  la  mission  de  fabriquer 
des  mots  nouveaux  (4)  ?  Toutes  les  idées  nouvelles,  toutes 
les  imaginations  saugrenues  des  soi-disant  législateurs  du 
langage  confluent  vers  elle  comme  les  ruisseaux  vers  la 
mer.  11  arrive  même  qu'au  lieu  de  s'adresser  au  corps 
tout  entier,  on  se  réfère  à  quelqu'un  de  ses  membres,  comme 
s'il  s'agissait  d'une  autorité  transmissible.  Le  Pour  et  Contre 
nous  a  laissé  le  récit  d'un  pari  considérable  engagé  à  pro- 
pos de  l'éternel  problème  de  l'accord  du  participe  et  dans 
lequel  un  académicien  fut  choisi  comme  arbitre  (5). 

La  même  autorité  rejaillit  encore  sur  les  œuvres  de  l' Aca* 

(i)  Principes  de  style  ou  observations  sur  Vart  d'écrire 
recueillies  des  meilleurs  auteurs,  Paris,  1779,  in-12,  p,  7. 

(2)  Abbé  Séguy,  Dissertation  philosophique  sur  une  difficulté 
de  la  langue  française,  Paris,  1769,  3o  pp.  in-12. 

(3)  Malherbe,  La  langue  française  expliquée  dans  un  ordre 
nouveau,  Paris,  1725,  in-S»,  pp.  24 1-242. L'auteur  de  cette  singulière 
proposition  trouve  en  effet  que  les  Français  abusent  du  titre  de 
Madame  «  qui  devroit  être  consacré  aux  personnes  du  sexe  les 
plus  qualifiées,  au  lieu  qu'on  le  voit  tous  les  jours  dégénérer, 
en  le  taisant  passer  à  de  simples  bourgeoises  et  même  à  des 
femmes  bien  moindres  que  celles-là  ».  En  conséquence,  il  exprime 
le  désir  que  les  «  véritables  juges  »  de  la  langue  française,  les 
académiciens,  inventent  des  termes  propres  à  distinguer  les  diffé- 
rentes conditions. 

(4)  Lettre  à  V Académie,  édit.  Cahen,  Paris,  Hachette,  1902, 
p,  19,— M™«  du  Deffant  qui  refuse  à  l'Académie  le  droit  d'imposer 
des  sujets  pour  ses  prix,  lui  reconnaît  au  moins  celui  de  «  traiter 
de  la  grammaire  «et  d'«  enseigner  les  règles  ».  (Lettre  du  20  sep- 
tembre 1769  à  Voltaire,  dans  les  Œuvres  de  celui-ci,  XLVI,  p.  458). 

(5)  Pour  et  contre,  X,  pp.  116-117. 


12  INTRODUCTION 

demie,  notamment  sur  son  Dictionnaire  auquel,  malgré  ses 
imperfections,  tout  le  monde  reconnaît  un  droit  de  priorité 
parmi  les  ouvrages  similaires.  C'est  le  cas  du  P.  Buffier 
convenant  que  «  le  Dictionnaire  de  l'Académie  française  a 
une  grande  prérogative  sur  les  autres  quand  on  le  regarde 
comme  appuyé  du  suffrage  de  quarante  académiciens  distin- 
gués par  leur  mérite  et  par  leur  littérature  )).(i)-  A  l'autre 
bout  du  siècle,  c'est  également  le  cas  du  grammairien 
Domergue.  «  Recourez  à  l'usage,  conseille-t-il  ;  ouvrez  les 
bons  dictionnaires  dépositaires  de  ses  lois.  Celui  de  l'Acadé- 
mie française  doit  être  le  meilleur  de  tous  par  les  lumières 
réunies  de  nos  grands  hommes  et  l'est  réellement  par  l'en- 
tente de  l'exécution  »  (2).  En  quelques  mots  Restant  carac- 
térise heureusement  les  services  qu'on  en  attend  ainsi  que 
de  l'assemblée  dont  il  émane  :  «  C'est,  dit-il,  un  guide  sûr 
que  l'on  ne  peut  abandonner  sans  risque  de  s'égarer,  et  il 
n'appartient  à  aucun  particulier  de  vouloir  opposer  son 
autorité  à  celle  d'une  illustre  compagnie  uniquement  préoc- 
cupée de  perfectionner  la  langue  française,  d'en  écarter 
tout  ce  qui  pourrait  en  corrompre  ou  en  altérer  la  pureté  et 
de  la  soutenir  dans  cette  supériorité  qu'elle  s'est  acquise  au- 
dessus  de  toutes  les  langues  de  l'Europe  (3).  »  Veut-on  sur 
le  même  sujet  connaître  l'avis  d'un  homme  qu'on  n'a  jamais 
pu  confondre  avec  les  flatteurs  de  l'Académie  ?  L'abbé  Des- 
fontaines compare  le  Dictionnaire  au  premier  méridien  des 
géographes  et  des  navigateurs  :  «  Il  sert  à  nous  fixer,  dit-il, 
soit  pour  Torthographe,  soit  pour  la  grammaire,  parce  qu'il 
est  à  propos  de  convenir  de  quelque  chose  et  qu'il  est  néces- 
saire d'être  uniforme  par  rapport  à  ces  deux  objets,  sans 
néanmoins  aucune  servitude  (4).    »  On  le  voit,  même  chez 

(i)  Grammaire,  1709,  p.  24. 

(2)  Grammaire,  1778,  p.  61. 

("3)  Grammaire,  1760,  p.  xxin. 

(4)  Obs.  écr.  mod.,  XXX,  p.  254  (27  octobre  1742). 


INTRODUCTION  l3 

les  critiques  indépendants,  l'argument  autoritaire  l'emporte 
sur  toute  autre  considération.  Duelos  n'exagère  donc  pas 
lorsqu'il  écrit  dans  sa  petite  Histoire  de  V Académie  :  «  Le 
Dictionnaire  de  l'Académie  a  toujours  fait  loi  dans  les  ques- 
tions qui  s'élèvent  sur  la  propriété  d'un  mot,  d'un  terme  ou 
d'une  expression  (i).  »  Il  aurait  pu  ajouter  «  et  sur  l'ortho- 
graphe )),  car  s'il  est  un  domaine  où  l'autorité  de  l'Académie 
se  fasse  sentir  au  dix-huitième  siècle,  c'est  à  coup  sûr  celui- 
là.  Sans  parler  de  Restant  qui,  rééditant  le  traité  du  prote 
Le  Roy,  reste  fidèle  à  ses  principes  de  soumission  aux  règles 
posées  par  l'Académie  (2),  Louis  Racine,  par  exemple, 
qu'il  est  difficile  de  ranger  parmi  les  théoriciens  exaltés  du 
despotime  grammatical,  trouve  qu'a  il  est  naturel  d'avoir 
recours  au  tribunal  établi  pour  la  langue  et  de  se  conformer 
à  l'orthographe  du  Dictionnaire  de  V  Académie  française  », 
car,  dit-ilç  «  dans  le  doute  il  vaut  mieux  suivre  le  sentiment 
d'un  corps  que  celui  d'un  particulier  »  (3). 

Ainsi,  quelle  que  soit  la  nature  de  ces  divers  témoignages, 
ils  traduisent  tous  le  besoin  d'une  règle  uniforme  dont 
l'Académie  se  trouve  être  finalement  la  dépositaire  légitime  : 
«  En  perdant  l'Académie,  dira  plus  tard  Rivarol,  nous  avons 

(1)  Œuvres,  Vlll,  p.  398. 

(2)  «  Peu  frappé  de  l'orthographe  des  auteurs  particuliers,  il 
s'est  fait  une  loi  de  se  conformer  à  celle  de  rAcadémie  à  laquelle 
tout  esprit  raisonnable  doit  déférer  avec  d'autant  plus  de  confiance 
que  cette  savante  et  illuslre  compagnie  étant  uniquement  occupée 
par  état  de  la  perfection  et  de  la  pureté  de  la  langue  françoise, 
on  ne  doit  pas  douter  que  ses  décisions  et  les  règles  qu'elle 
adopte,  ne  soient  fondées  sur  l'usage  autant  que  sur  la  raison  ». 
Avertissement  du  libraire  en  tête  de  la  quatrième  édition  du 
Traité  de  Vorthographe  françoise  par  Ch.  Le  Roy,  Poitiers,  ijSa, 
in-8*. 

(3)  Discours  préliminaire  en  tête  des  Remarques  sur  les 
tragédies  de  J.  Racine  {O.  V,  p.  274)- 


l4  INTRODUCTION 

perdu  un  grand  tribunal  :  les  lois  ont  leurs  perplexités  quand 
on  en  vient  à  l'application,  et  l'autorité  qui  termine  les  dis- 
putes est  un  grand  bien;  car  en  tout,  il  faut  de  la  fixité  (i).  » 
Il  est  naturel  après  cela  que  les  grammairiens  attachent 
beaucoup  de  prix  à  l'approbation  de  l'Académie.  Pas  un  qui 
n'ait  soin  d'en  informer  ses  lecteurs,  lorsqu'il  l'a  obtenue  (2)  ; 
pas  un  qui  néglige  de  leur  faire  savoir  qu'il  a  pris  conseil 
d'une  autoi'ité  aussi  compétente,  lorsqu'il  a  pu  le  faire  (3)  ; 
pas  un  qui  ne  se  retranche  derrière  ses  avis,  lorsqu'il  en  a 
l'occasion  (4).  Leurs  ouvi'ages  déposés  sur  le  bureau  de  la 

(i)  Prospectus  du  Jiouveau  Dictionnaire  (en  lête  du  Discours 
préliminaire  du  nouveau  dictionnaire  de  la  langue  française, 
Taris,  179;?,  in^"),  P-  xxiv. 

(2)  «  Je  dois  ajouter  en  faveur  de  ceux  qui  voudront  la 
prendre  pour  guide  dans  les  principes  de  notre  langue,  écrit 
Buffîer  dans  la  préface  de  sa  Grammaire  (édit.  de  1714,  p.  vu), 
qu'elle  a  été  honorée  d'une  aprobalion  singulière  par  un  grand 
nombre  de  Messieurs  de  l'Académie  françoise,  et  en  particulier 
de  ceux  d'un  corps  si  illustre  qui  ont  le  plus  aprofondi  ces  ma- 
tières, conformément  aux  lois  de  leur  institution  et  aux  fonctions 
de  leur  état  d'académicien  ».  Cf.  de  Wailly,  Principes  généraux 
et  particuliers,  y""^  édit.,  1^73,  p.  21  :  «  La  première  édition  de 
cet  ouvrage  ne  contenait  pas  quatre  cents  pages  ;  néanmoins 
plusieurs  académiciens  célèbres  l'honorèrent  de  leurs  éloges...  » 

(3)  Voyez  les  Principes  généraux  de  Restant,  3'n«  édit., 
p.  22,  l'épître  dédicatoire  de  la  Grammaire  d'Anlonini,  i7o3, 
etc.,  etc. 

(4)  Voyez  à'OWxel,  Remarques  sur  la  langue  françoise,  1767, 
p.  233  :  «  Les  peines  que  m'a  donné  cette  affaire.]  Tous  nos 
grammairiens  sont  d'accord  sur  cette  phrase;  ils  l'approuvent,  et 
cependant  j'oserai  n'être  pas  de  leur  avis.  Ou  plustôl,  étant, 
comme  je  le  suis,  persuadé  que  le  mien  n'est  d'aucun  poids,  je 
me  bornerai  à  dire  que  l'Académie,  depuis  si  longtemps  que  je 
suis  à  portée  d'entendre  ses  leçons,  m'a  paru,  toutes  les  fois  que 
cette  question  a  été  agitée,  se  décider  pour  le  parti  que  j'em- 
brasse ». 


INTRODUCTION  l5 

compagnie  sont  un  hommage  rendu  à  sa  haute  compétence. 
Il  en  est  de  même  de  leurs  dédicaces,  des  plans  d'entreprises 
grammaticales  ou  encore  des  manuscrits  qu'on  lui  soumet 
dans  l'espoir  qu'elle  passera  quelques  heures  à  les  criti- 
quer (i).  «  Mon  grand  objet,  mon  premier  objet,  répète 
constamment  Voltaire  au  moment  où  il  prépare  son  commen- 
taire sur  Corneille,  est  que  l'Académie  veuille  bien  lire  toutes 
mes  observations,  comme  elle  a  lu  celles  des  Horaces  ; 
cela  seul  peut  donner  à  l'ouvrage  une  autorité  qui  en  fera  un 
ouvrage  classique  (2).  »  Combien  l'Académie  a  eu  de  peine 
à  se  défendre  contre  l'importune  soumission  du  grand  écri- 
vain, c'est  ce  que  nous  aurons  l'occasion  de  montrer  plus 
tard.  Assurément  l'abbé  d'Olivet  ne  flatte  que  très  peu  ses 
collègues  lorsque,  dans  sa  préface  aux  Remarques  sur  la 
langue  françoise  (1767),  il  leur  dit  :  «  Que  me  reste-t-il, 
Messieurs,  qu'à  vous  représenter  que  ce  qui  s'écrit  sur  notre 

(i)  Pour  les  ouvrages  dédiés  ou  offerts  à  l'Académie  se 
reporter  à  V Appendice  II.  Le  plan  du  Grand  vocabulaire  français 
«  a  été  présenté  à  l'Académie  françoise  et  plusieurs  de  ses  mem- 
bres ont  encouragé  les  auteurs  à  l'exécuter  »  nous  dit-on  dans  la 
préface  (p.  8).  En  1783,  le  tribut  de  T Académie  de  Soissons  fut 
un  projet  de  vocabulaire  français  dont  l'auteur  était  l'abbé  de 
Montmignon  (et  non  Montmigeron  comme  les  Registres  l'ont 
imprimé  par  erreur)  (Registres, 23  août  1783).  En  fait  de  manus- 
crits soumis  à  l'Académie,  outre  le  Commentaire  sur  Corneille 
dont  les  Registres  ne  parlent  pas,  on  peut  mentionner  celui  d'un 
Alphabet  naturel  et  méthodique  par  le  sieur  d'Arlis,qui  ne  paraît 
pas  avoir  jamais  été  publié  (8  novembre  1723),  celui  d'un  Essai 
sur  les  mots  figurés  par  Fauleau  (29  novembre  1784)  et  celui  de 
la  Grammaire  françoise  de  S.  Cherrier  (2  août  1773). 

(2)  Lettre  du  3i  août  1761  à  d'Argenlal  (O.  XLI,  p.  426).  Cf. 
les  lettres  du  16  août  à  d'Olivet,  18  août  à  Mme  du  Deffant, 
24  août  à  Sénac  de  Meilhan,  3i  août  à  Duclos  et  à  d'Alembert, 
7  septembre  à  la  duchesse  de  Saxc-Golha,  etc. 


l6  INTRODUCTION 

langue,  ne  peut  mériter  la  confiance  du  public  à  moins  que 
votre  tribunal  ne  l'ait  confirmé  ?  » 


II 


Ce  pouvoir  souverain  que  l'Académie  possède  dans  le 
royaume  de  la  grammaire,  quel  usage  en  a-t-elle  fait  ? 

11  est  bien  rare  qu'on  lui  reproche  d'en  abuser.  On  lui 
fait  plutôt  un  grief  de  tomber  dans  l'excès  contraire.  «  Le 
seul  souverain  qu'on  ait  encore  vu  avare  de  ses  lois  )),a  dit 
plus  tard  de  l'Académie  Rivarol  parlant  au  nom  d'un  public 
«  qui  comptait  sur  elle  et  qui  ne  portait  le  joug  de  son 
autorité  que  dans  l'espoir  de  ses  décisions  »  (i).  Nicolas 
Boindin  prend  un  ton  de  bon  apôtre  pour  expliquer  que  s'il 
n'a  pas  publié  ses  opuscules  de  grammaire,  ce  fut  pour  ne 
pas  «  paraître  reprocher  à  cette  illustre  compagnie  de 
négliger  des  choses  dont  elle  devrait  faire  son  principal 
objet  »  (2),  manière  adroite  d'insinuer  qu'elle  ne  s'en  occupe 
guère.  Dans  un  passage  d'une  ironie  aussi  savante,  Féraud 
présume  que  la  dignité  et  la  prudence  de  l'Académie  s'oppo- 
sent sans  doute  à  ce  qu'elle  entre  dans  un  examen  appro- 
fondi  des  matières  contenues    dans  son  Dictionnaire  (3). 

(i)  Rivarol,  Propectus  du  nouveau  Dictionnaire,  p.  vu. 

(2)  Œuvres,  i^S'i,  in-12,  I,  p.  xvtii. 

(3)  Dictionnaire  critique,  I,  p.  m.  Cf.  Ibid.,  III,  p.  ix:  «  Nous 
croyons  très  fermement,  répond  Féraud  à  ceux  qui  lui  annoncent 
que  l'Académie  va,  elle  aussi,  donner  un  dictionnaire  critique, 
que  M"  de  l'Académie  Française  feront  un  ouvrage  excellent  et 
supérieur,  s'ils  veulent  s'en  doner  la  peine  et  en  embrasser  dans 
l'exécution,  toute  l'étendue,  ouvrage  nécessaire  aujourd'hui  plus 
que  jamais.  Ce  qui  seul  peut  paraître  incertain,  c'est  de  prévoir 
jusqu'à  quel  point  ils  le  voudront  ». 


INTRODUCTION  IJ 

Selon  l'abbé  Gedoyn,  un  des  Quarante  pourtant, cette  assem- 
blée aurait  pleinement  atteint  son  but  qui  était  de  perfection- 
ner et  de  fixer  la  langue  française  autant  que  possible,  «  si 
an  lieu  de  donner  la  loi,  elle  ne  l'eût  pas  reçue,  je  veux  dire, 
si  elle  n'avait  pas  quelquefois  confondu  l'abus  avec  l'usage  et 
qu'elle  se  fût  montrée  moins  accessible  à  la  nouveauté  »  (i). 

Un  ou  deux  griefs  principaux  émergent  de  ces  divers 
témoignages  qu'il  serait  facile  de  multiplier  au  besoin.  Exa- 
minons-les pour  en  faire  justice  le  cas  échéant,  tout  au 
moins  pour  mieux  connaître  l'esprit  qui  a  présidé  aux  tra- 
vaux de  l'Académie. 

Sa  paresse  tout  d'abord,  cause  de  sa  stérilité  relative  :  ce 
reproche  est  de  ceux  qu'on  lui  adresse  aussi  bien  du  dedans 
que  du  dehors.  L'abbé  d'Olivet  s'efforce  de  l'en  disculper 
dans  son  Histoire  de  V Académie,  mais  il  ne  se  gêne  pas 
pour  le  reprendre  à  son  compte  dans  l'intimité  de  la  corres- 
pondance (2).  La  malveillance  de  Rivarol  attribue  cette 
paresse  au  fait  que  les  Immortels  furent  de  tout  temps  plus 
préoccupés  de  leur  gloire  personnelle  que  de  celle  de  la 
compagnie.  Quoi  qu'on  pense  de  cette  explication,  injuste  si 
l'on  songe  au  zèle  déployé  par  certains  académiciens,  mais 
qui  atteint  certainement  un  grand  nombre  de  leurs  collègues, 
nous  croyons  qu'il  faut  amender  le  jugement  porté  sur  l'Aca- 
démie par  ceux  qui  l'ont  accusée  d'inertie. 

(i)  Œuvres  diverses,  i745>  in-12,  p.  36. 

(2)  «  Rien  ne  ressemble  à  la  léthargie  du  docte  Corps  »,  écrit-il 
au  P'  Bouhier  le  28  août  1736  (Histoire  de  V Académie,  II,  p.  435); 
et  cinq  ans  plus  tard,  le  27  août  i'jt\\  :  «  Si  je  ne  vous  dis  rien 
des  travaux  du  docte  Corps,  ce  n'est  pas  que  je  vous  cache 
quelque  vérité  ;  mais  lorsqu'il  n'y  a  rien  à  dire,  il  faut  ne  rien 
dire  »  {Ibid.,\\,  p.  444)- Cf. encore  la  lettre  du  24  juin  1737  (Ibid.,U, 
p.  4^8).  C'est  à  la  fin  de  son  article  sur  les  Travaux  de  l'Acadé- 
mie qu'il  répond  à  ceux  qui  «  se  plaisent  à  dire  que  l'Académie 
française  ne  fait  rien  »  (Ibid.,  II,  p.  57). 

p_ 2. 


l8  INTRODUCTION 

Par  exemple,  il  est  évident  qu'à  toutes  les  époques  une 
minorité  seulement  d'académiciens  prend  part  aux  séances  ; 
encore  n'y  apportent-ils  pas  tous  le  même  entrain.  Mais  la 
besogne  ne  leur  manque  jamais  ;  le  travail  du  Dictionnaire, 
la  lecture  d'ouvrages  manuscrits  ou  imprimés  soumis  à  leur 
appréciation,  le  talent,  la  vertu  qu'il  faut  récompenser,  les 
élections  et  les  réceptions  des  nouveaux  membres,  leur 
créent  une  occupation  régulière  dont  le  profit  ne  correspond 
malheureusement  pas  toujours  à  la  somme  d'efforts  qu'elle 
nécessite.  Joignez  à  cela  les  nombreuses  cérémonies  aux- 
quelles l'Académie  est  obligée  d'assister  en  y  prenant  une 
part  active,  et  vous  arriverez  assez  facilement  à  vous  repré- 
senter comment  elle  pouvait  remplir  pendant  toute  l'année 
—  elle  n'a  commencé  à  prendre  des  vacances  qu'à  partir  de 
l'j'jb  —  les  trois  séances  qu'elle  tenait  par  semaine  (i).  Le 
malheur  est,  comme  nous  venons  de  le  dire,  que  cette  acti- 
vité se  dépense  la  plupart  du  temps  en  pure  perte  et  que  les 
travaux  de  quelque  conséquence  n'en  absorbent  qu'une  fai- 
ble partie.  Encore  ici  toutefois,  ne  faut-il  pas  juger  l'Aca- 
démie sur  les  apparences.  Nous  aurons  l'occasion  de  le 
montrer  :  le  nombre  des  occupations  proprement  gramma- 
ticales auxquelles  elle  s'est  livrée,  est  sensiblement  plus 
élevé  qu'on  ne  se  l'imagine  en  général.  Seulement,  ou  bien 
ces  travaux  ne  lui  profitent  pas  directement,  comme  lors- 
qu'elle corrige  la  traduction  en  vers  du  quatrième  livre  de 
VEnéide  par  le  président  Bouhier  (2)  et  les  remarques  de 
Voltaire  sur  le  théâtre  de  Corneille  ;  ou  bien  elle  les  garde 

(i)  Au  total  i53  par  an,  s'il  faut  en  croire  l'auteur  anonyme 
du  Mémoire  sur  le  Dictionnaire  inséré  dans  le  Bull,  de  la  Soc. 
de  VHist.  de  France,  février  i853,  p.  29.  Ces  séances  avaient  lieu 
de  3  à  5  en  hiver  et  de  4  à  6  du  1°'  avril  au  i"  septembre. 

(2)  Voyez  la  lettre  de  l'abbé  d'Olivet  au  P'  Bouhier,  12  mai 
1730  {Histoire  de  V Académie,  II,  p.  425). 


INTRODUCTION  l9 

pour  elle,  cachés  au  fond  de  ses  cartons  sans  oser  les 
publier.  L'une  des  principales  causes  de  l'apparente  stérilité 
de  l'Académie,  c'est  sa  timidité. 

Pour  bizarre  que  cela  semble,  ce  mot  appliqué  à  la  célèbre 
compagnie  rend  parfaitement  compte  de  son  état  d'âme. 
Elle  sait  tout  ce  qu'on  attend  d'elle  et  craint  de  se  montrer 
au-dessous  de  sa  tâche,  «  Calmer  l'impatience  du  public  », 
«  payer  ses  dettes  au  public  »,  «  l'utilité  du  public  »,  telle 
est  sa  préoccupation  constante,  longtemps  après  la  publi- 
cation du  premier  Dictionnaire.  Elle  se  reflète  dans  ses 
procès-verbaux  (i)  comme  dans  les  écrits  des  académiciens 
les  plus  attentifs  à  veiller  sur  ses  intérêts.  Mais  à  cette 
inquiétude  s'oppose  la  peur  de  ne  pas  produire  des  ouvra- 
ges dignes  d'elle  ou  de  discréditer  son  pouvoir  par  un 
mauvais  emploi.  Telle  est  l'origine  de  ce  sentiment  que 
d'Alembert,  pour  l'avoir  observé  de  près,  analyse  avec  tant 
de  précision  dans  son  Histoire  des  membres  de  V Académie, 
de  cette  «  timidité  des  compagnies,  qui,  toujours  en  garde 
pour  ne  point  se  compromettre,  n'osent  prononcer  affirmati- 
vement sur  des  questions  qu'un  particulier  déciderait  sans 
hésiter.  Elles  craignent  que  le  plus  léger  changement  dans 
leurs  principes,  leurs  opinions,  leurs  usages,  n'entraînent 
des  inconvénients  ;  elles  laissent  subsister  les  erreurs  et  les 
abus  »  (2).  Après  l'accueil  fait  au  Dictionnaire  de  1694, 
l'Académie  ne  pouvait  douter  que  la  foule  des  critiques  ne  la 
guettât  pour  la  surprendre  en  faute  et  lui  faire  payer  la 
considération  dont  elle  était  l'objet  de  la  part  des  pouvoirs 
publics  et  de  l'opinion.  De  là  vient  qu'à  plusieurs  reprises, 
ayant  achevé  des  ouvrages  destinés  à  être  publiés,  elle  recule 
au  dernier  moment  de  crainte  qu'ils  ne  soient  pas  suffisam- 
ment au  point. 

(i)  Voir  notamment  les  séances  du  11  mai  et  du  i3  juillet  1719. 
(2)    Histoire    des    membres    de    VAcadémie  française,    II, 
pp.  292-293. 


20  INTRODUCTION 

Si  maintenant,  laissant  de  côté  ses  travaux  inédits,  on  ne 
songe  qu'à  ceux  dont  l'exécution  l'a  toujours  fait  recu- 
ler, nous  réduirons  encore  sa  paresse  à  l'esprit  de  rou- 
tine, inévitable  inconvénient  d'une  institution  préposée 
comme  elle  à  la  garde  d'une  tradition.  On  sait  à  quel  long 
stage  sont  soumises  les  nouveautés  avant  d'être  sanction- 
nées par  l'Académie  ;  la  moindre  réforme  est  enregistrée  par 
ses  historiens  officiels  comme  s'il  s'agissait  d'un  événement 
capital.  A  plus  forte  raison,  lorsqu'elle  entreprit  d'exécuter 
un  autre  ouvrage  que  le  Dictionnaire,  un  Traité  de  la 
grammaire  française  par  exemple,  ce  projet  s'est-il  heurté 
à  des  difficultés  insurmontables.  Un  pareil  travail  boule- 
versait ses  habitudes,  et  d'ailleurs,  le  caractère  particulier 
des  assemblées  académiques  ne  s'y  prêtait  pas.  Cette  occu- 
pation n'entrait  pas  dans  les  aptitudes  d'une  association  de 
beaux  esprits  qui  n'eut  jamais  ni  le  goût,  ni  le  génie  des 
grandes  constructions.  Se  souvient-on  que  sans  l'énergique 
intervention  de  Yaugelas,  le  plan  du  Dictionnaire  n'eût 
peut-être  jamais  été  arrêté  (i)  ?  Pour  l'excuse  de  l'Acadé- 
mie, il  convient  d'observer  que  la  passion  des  travaux  sur 
la  langue  avait  pris  naissance  dans  les  salons  et  qu'elle- 
même  n'était  après  tout  qu'un  salon.  De  là  le  caractère  un 
peu  frivole  qu'avaient  tout  d'abord  présenté  les  recherches 
grammaticales.  On  envisageait  l'étude  de  ces  «  bagatelles  » 
—  le   mot   se    trouve  à  la  fois  dans   Chapelain  (2),  dans 

(i)  Le  16'  janvier  1786,  à  propos  de  l'orlhographe  du  Diction- 
naire, d'OJivet  écrit  au  P'  Bouhier  :  «  Nos  délibérations  depuis  six 
mois  n'ont  servi  qu'à  faire  voir  qu'il  était  impossible  que  rien  de 
systématique  partît  d'une  compagnie  »  (Histoire  de  l'Académie, 
II,  p.  43o). 

(2)  «  Mais  c'est  trop  de  bagatelles  grammaticales.  »  Lettre 
du  i'3  juin  1669  à  M.  de  3rieux  (Correspondance,  édit.  Taïuizey 
de  Larroque,  II,  p.  4^)' 


INTRODUCTION  21 

Saint-Simon  (i)  et  dans  Bonheurs  (2)  —  beaucoup  plus 
comme  une  distraction  que  comme  une  occupation  sérieuse. 
L'Académie,  quoique  tenue  de  mettre  un  peu  de  gravité 
dans  tout  ce  qu'elle  faisait,  ne  laissait  pas  de  prendre 
à  ce  travail  un  certain  plaisir  dont  la  préparation  du 
Dictionnaire  avait  fini  par  lui  donner  le  goût.  L'examen 
d'un  mot  servait  de  prétexte  pour  discuter  entre  gens  d'es- 
prit sur  les  matières  les  plus  diverses  (3).  Le  sujet  de  la 
causerie  était  introduit  d'une  manière  fort  simple  :  tout, 
dit  l'abbé  de  Saint-Pierre,  se  réduisait  «  à  une  question  de 
fait  :  ce  terme  est-il  du  bon  usage,  nen  est-ilpas  ?  a-t-il  telle 
signification  ?  a-t-il  une  signification  aussi  étendue,  ne 
V a-t-il  pas  ?  »  (4)  Les  académiciens  trouvaient  fort  agréable 

(i)  «  Les  bagatelles  de  l'orthographe  et  de  ce  qu'on  entend 
par  la  matière  des  rudiments  et  du  Despotère  furent  roccupation 
et  le  travail  sérieux  de  toute  sa  vie.  »  (Il  s'agit  de  l'abbé  de 
Dangeau),  S*^-Simon,  Mémoires,  édit.  Hachette,  i873,XVILp.  i44- 

(2)  «  Quand  on  sçait  souffrir  constamment  et  raesrae  gaye- 
ment  les  plus  atroces  calomnies,  on  reçoit  sans  peine  des  avis 
sur  des  bagatelles  de  grammaire.  »  Bouhours,  Avertissement  en 
tête  de  la  Suite  des  Remarques  nouvelles  (1692). 

(3)  Cf.  d'Olivet,  Histoire  de  V Académie,  II,  pp.  35-36,  et  aussi 
le  Mémoire  anonyme  retrouvé  dans  les  papiers  de  l'abbé  Bignon 
et  daté  du  24  janvier  1727,  qui, dans  un  tout  autre  esprit,  raconte 
également  comment  se  fait  le  travail  du  Dictionnaire  :  «  On 
s'assemble  dix  ou  douze  sans  savoir  de  quoy  il  s'agit, on  y  propose 
au  hazard,  selon  l'ordre  de  l'alphabet, deux  ou  trois  mots,  à  quoy 
personne  n'a  pensé  ;  il  faut  faire  la  définition  de  ces  mots,  faire 
entendre  leurs  significations  et  leur  étendue,  et  donner  des  exem- 
ples ou  des  phrases  qui  fassent  voir  les  diverses  manières  dont 
ils  peuvent  être  employés. Ces  définitions  se  font  à  la  haste  et  sur 
le  champ....  »  (Bull,  de  la  Soc.  de  VHist.  de  France,  février 
i853,  p.  27.) 

(4)  Premier  discours  sur  les  travaux  de  l'Académie  françoise, 
édit.  de  1717,  p.  9. 


32  INTRODUCTION 

de  résoudre  ces  devinettes.  Les  doutes  proposés  par  «  un 
gentilhomme  de  province  »  devinrent  à  leur  tour  le  thème 
d'un  excellent  jeu  de  société.  Le  spirituel  Journal  acadé- 
mique de  l'abbé  de  Choisy  reproduit  assez  bien  le  ton  de  ces 
causeries  sur  les  confins  du  dix-septième  et  du  dix-huitième 
siècles.  Il  y  avait  même  si  bien  réussi,  au  gré  de  ses  col- 
lègues, que  ceux-ci,  pour  ne  pas  être  trahis,  n'autorisèrent 
pas  l'impression  de  ces  singuliers  procès-verbaux  (i). 

Evidemment  la  préparation  d'une  grammaire  ne  promet- 
tait pas  à  l'Académie  le  genre  de  satisfaction  auquel  son 
Dictionnaire  et  les  doutes  l'avaient  habituée.  Il  y  fallait 
apporter  le  souci  d'une  réflexion  méthodique  et  une  attention 
capable  de  se  soutenir  à  travers  plusieurs  séances.  Aux 
charmes  de  la  conversation  à  bâtons  rompus  devait  succéder 
l'effort  d'un  travail  de  longue  haleine.  C'était  briser  avec  de 
vieilles  habitudes  au  milieu  desquelles  on  avait  fini  par  se 
plaire  et  en  prendre  de  nouvelles  pour  lesquelles  on  ne  se 
sentait  aucune  préparation.    En  1718,   quelques  membres 

(i)  En  voici  un  échantillon.  La  discussion  est  engagée  à  pro- 
pos de  la  phrase  si  fêtais  que  de  vous,  je  ferais  telle  chose.  «  Il 
faut,  Messieurs,  a  dit  M.  le  Président  Rose,  que  je  vous  fasse  à  ce 
propos  une  petite  histtfriette.  Au  voyage  de  la  paix  des  Pyrénées, 
un  jour  le  maréchal  de  Clérambault,  le  duc  de  Gréqny,  et 
M.  de  Lionne  causoient,  moi  présent,  dans  la  chambre  du  cardi- 
nal Mazarin.Lc  duc  de  Gréquy,en  parlant  au  maréchal  de  Cléram- 
bault, lui  dit  dans  la  chaleur  de  la  conversation  :  «  Monsieur  le 
«  Maréchal,  si  j'étois  que  de  voiis,  je  m'irois  pendre  tout  à 
«  l'heure.  »  —  «  Hé  bien, répliqua  le  Maréchal,  soyez  que  de  moi.  » 
Le  petit  conte  fut  applaudi  ;  et  puis  on  décida  que  dans  le 
discours  familier  on  peut  dire  si  f  étais  que  de  vous.  Quelqu'un 
dit  qu'il  aimeroit  encore  mieux  si  J'étois  de  vous.  Un  autre  ajouta 
que  cette  phrase  étoit  d'un  familier  très  et  trop  familier.  »  Opus- 
cules sur  la  langue  française  par  divers  académiciens,  1754, 
in- 12,  pp.  256-267. 


INTRODUCTION  23 

ayant  proposé  de  travailler  alternativement  à  la  grammaire 
et  aux  observations  critiques  sur  les  bons  auteurs,  on  leur 
fait  la  réponse  suivante  qui  lève  brutalement  le  voile 
sur  les  dispositions  de  l'Académie  :  la  seconde  occupation, 
c'est-à-dire  les  observations  critiques,  «  étant  plus  agréable 
attirerait  la  plus  grande  attention  des  académiciens  et  les 
éloignerait  des  études  et  de  l'application  que  la  grammaire 
demande  »  (i). 

Telles  sont  les  raisons  psychologiques,  pour  ainsi  dire, 
par  lesquelles  on  peut  expliquer  l'échec  prolongé  du  projet 
de  traité  de  la  grammaire  française  à  l'Académie.  Elles  ne 
sont  probablement  pas  les  seules  et  nous  aurons  l'occasion 
d'insister  plus  tard  sur  les  difficultés  inhérentes  à  l'entre- 
prise. Mais  il  en  faut  tenir  compte,  —  à  moins  qu'on  ne  se 
contente  du  prétexte  invoqué  par  Régnier  Desmarais  dans 
la  préface  de  sa  Grammaire  et  souvent  réédité  depuis  lors  : 
((  Il  n'est  pas  moins  difficile  que  des  gens  de  lettres  tra- 
vaillent de  cette  sorte  sur  un  sujet  de  cette  nature,  qu'il  le 
serait  que  plusieurs  architectes  fissent  et  exécutassent  en 
commun  le  plan  de  quelque  grand  édifice  ;  car,  dans  l'exé- 
cution de  toutes  les  choses  dont  on  peut  faire  divers  pro- 
jets réguliers  et  qui  peuvent  recevoir  diverses  formes,  on 
ne  peut  travailler  que  sur  un  dessein  ;  et  il  faut  que  ce  des- 
sein soit  conçu  et  conduit  par  un  seul  et  môme  esprit  (2)  ». 
Mais  alors  comment  se  fait-il  que  l'Académie  espagnole  soit 

(i)  Registres,  17  janvier  1718. 

(2)  La  même  raison  est  déjà  exposée  en  termes  à  peu  près 
identiques  dans  la  lettre  que  Régnier-Desmarais  écrivit  en  1700 
au  chancelier  Pontchartrain  pour  lui  apprendre  qu'il  s'était 
chargé  du  soin  de  composer  la  grammaire  académique  {Registres, 
23  décembre  1700).  Cf.  encore  le  Premier  discours  de  l'abbé 
de  Saint-Pierre  sur  les  travaux  de  l'Académie,  édit  de  1717,  p.  i4> 
V Histoire  de  V Académie  de  l'abbé  d'Olivet,  II,  p.  55,  etc. 


a4  INTRODUCTION 

arrivée  à  publier  coup  sur  coup  un  dictionnaire,  comme 
celui  de  l'Académie  française,  une  grammaire  et  un  traité 
d'orthographe  ? 

Le  second  reproche  que  les  grammairiens  font  à  l'Aca- 
démie, c'est  d'être  trop  réservée  dans  ses  jugements  et  de  ne 
pas  se  tenir  assez  ferme  sur  les  principes. 

Rendons  justice  à  cette  assemblée  :  elle  n"a  jamais  été 
tentée  de  transformer  son  autorité  sur  la  langue  en  une 
tyrannie  capricieuse.  Ses  membres  ne  perdent  aucune 
occasion  de  proclamer  bien  haut  leur  sentiment  à  ce  sujet. 
((  L'Académie  ne  tend  à  l'uniformité  que  par  voie  d'éclair- 
cissement et  non  par  voie  de  contrainte  »,  déclare  La  Motte  à 
Mme  Dacier  en  lui  rappelant  un  principe  qui  a  son  appli- 
cation dans  tous  les  domaines  où  s'exerce  le  contrôle  de 
la  compagnie  (i).  Que  penser,  après  cette  profession  de 
foi,  du  noir  dessein  que  d'Olivet  prête  à  La  Motte  d'avoir 
voulu  faire  admettre  par  ses  collègues  «  qu'il  est  indigne  de 
l'Académie  de  rendre  compte  des  raisons  qu'elle  a  de 
blâmer  ceci  ou  cela  »  ?  Ce  propos  parait  invraisemblable  et 
nous  ne  retiendrons  de  l'anecdote  que  la  propre  déclaration 
de  l'abbé  d'Olivet  exposant  à  son  tour  la  doctrine  officielle  : 
((  Nous  sommes  faits  pour  instruire, et  les  décisions  de  l'Aca- 
démie n'auront  de  force  qu'autant  qu'elles  seront  bien 
motivées  (2).  »  Pareillement,  l'abbé  de  Saint-Pierre  con- 
seille aux  académiciens  de  fournir  les  raisons  de  leurs 
observations  grammaticales,  parce  qu'il  lui  semble  «  qu'il 
n'y  a  que  la  raison  qui  doive  décider  dans  ces  matières 
et  que  l'on  ne  doit  jamais  prétendre  d'autorité  sur  les  lec- 
teurs, qu'à  mesure  qu'on  leur  découvre  la  raison  »  (3).    Par 

(i)  Réflexions  sur  la  critique,  Paris,  1716,  in-12,  première 
partie,  p.  ^5. 

(2)  Lettre  du  16  mai  1788  au  P'  Bouhier  (Histoire  de  l'Aca- 
démie, II,  p.  440- 

(3)  Premier  discours. . .,  édit.  de  1717,  p.  aS. 


INTRODUCTION 


25 


La  Motte,  l'abbé  d'Olivet  et  Tabbé  de  Saint-Pierre,  nous 
connaissons  la  façon  de  penser  de  la  fraction  laborieuse  de 
l'Académie. 

Voilà  pour  ce  qui  concerne  l'application  de  la  doctrine. 
Examinons  maintenant  la  doctrine  elle-même. 

Le  purisme  de  l'Académie  n'est  pas,  comme  on  pour- 
rait le  supposer,  l'expression  la  plus  absolue  du  purisme 
traditionnel.  Non  seulement  il  n'a  rien  d'autoritaire,  mais 
encore  il  ne  se  fonde  pas  sur  des  principes  d'une  rigueur 
invariable.  Pareil  résultat  n'aurait  pu  être  atteint  que 
dans  un  corps  dont  tous  les  membres  auraient  été  obligés 
de  professer  les  mêmes  opinions  en  matière  de  langage  et 
par  conséquent  n'auraient  été  admis  qu'après  un  examen  de 
conscience  sur  ce  point  spécial.  L'Académie,  d'une  compo- 
sition essentiellement  hétérogène  et  flottante,  ne  remplit  en 
aucune  manière  cette  condition.  Considérez  plutôt  cette 
assemblée  de  gens  qui  n'ont  entre  eux  que  le  lien  d'une 
certaine  renommée  :  voici  d'abord  les  grands  seigneurs  et  à 
leur  tète  ceux  qui  ont  du  sang  royal  dans  les  veines,  puis  les 
dignitaires  de  l'Église  et  de  l'armée,  les  ministres  et  les 
principaux  fonctionnaires  de  l'Etat,  puis  le  groupe  considé- 
rable de  leurs  créatures  parmi  lesquelles  les  précepteurs 
princiers  tiennent  une  place  importante,  les  pédagogues,  les 
érudits  qui  ont  passé  par  l'antichambre  de  l'Académie  des 
Inscriptions,  les  traducteurs,  enfin  les  écrivains  et  les  pen- 
seurs originaux.  Les  titres  les  plus  divers  donnent  droit  à 
un  siège  dans  ce  parlement  de  la  grammaire  et  parmi  eux  les 
moins  prisés  sont  précisément  ceux  qui  témoignent  d'une 
activité  purement  grammaticale.  Au  dix-huitième  siècle, 
Beauzée  et  l'abbé  Girard  sont  peut-être  les  seuls  grammai- 
riens enrôlés  comme    tels  par  l'Académie  (i)  ;  les  autres, 

(i)  Encore  l'auteur  des  Synonymes  français  dut-il  attendre 
longtemps  son  tour  à  la  porte  de  l'Académie  et,  s'il  faut  eu  croire 


26  INTRODUCTION 

d'Olivet,  Duclos,  Voltaire,  Gondillac,  Marmontel,  tous 
grammairiens  d'occasion,  ne  le  sont  franchement  devenus 
qu'après  leur  réception. 

A  la  faveur  de  cet  éclectisme,  les  idées  les  plus  diverses 
en  matière  de  langage  circulent  parmi  les  Quarante,  parfois 
même  s'affirment  hautement  dans  leurs  réunions.  Écoutez, 
sur  les  questions  qui  divisent  les  lexicographes,  retentir 
successivement  dans  la  môme  enceinte  les  voix  indépen- 
dantes d'un  Fénelon,  d'un  Paradis  de  Moncrif  ou  d'un 
Marmontel,  et  les  récriminations  puristes  de  l'abbé  d'Olivet, 
de  Voltaire  ou  de  Gresset  !  De  là  ces  hésitations,  ces  flotte- 
ments, ces  variations  dans  la  doctrine  qui,  à  plusieurs  repri- 
ses, ont  attiré  sur  l'Académie  les  foudres  des  grammairiens 
orthodoxes.  Elle  a  paru  «  recevoir  la  loi  plutôt  que  la  don- 
ner )) ,  selon  l'expression  de  l'abbé  Gedoyn,  citée  plus  haut,  qui 
fait  vraisemblablement  allusion  aux  tendances  néologistes 
de  certains  académiciens  en  vue  pendant  le  premier  tiers  du 
dix-huitième  siècle. 

Toutefois,  de  ce  que  l'Académie  s'est  montrée  influen- 
çable au  point  de  vue  de  la  doctrine,  il  ne  faudrait  pas  con- 
clure qu'elle  s'en  est  passée  totalement.  Sa  fonction  lui  en 
imposait  une,  minimum  de  doctrine  assurément,  mais  à 
laquelle  elle  reste  toujours  fidèle  en  dépit  des  opinions  con- 
tradictoires qui  se  font  jour  dans  son  sein.  L'Académie  fran- 
çaise est  le  scribe  de  l'usage  ;  sur  ce  point,  il  lui  est  impos- 
sible de  varier  et  elle  ne  varie  pas.  La  formule  de  cet  usage 
peut  se  modifier,  s'élargir  ou  se  rétrécir  au  gré  des  tendances 

la  Correspondance  littéraire  de  Grimm  (i5  juillet  1772,  X,  p.  20), 
Beauzée  n'y  serait  peut-être  jamais  entré  «  sans  la  nécessité  où 
les  Chapeaux  se  sont  trouvés  de  faire  un  choix  qui  ne  pût  déplaire 
à  la  Cour  dans  cette  circonstance  délicate,  ni  passer  pour  l'ou- 
vrage des  Bonnets  w.Le  plus  illustre  des  grammairiens  du  temps, 
Dumarsais   n'a  pas  fait  partie  de  l'Académie. 


INTRODUCTION  ay 

actuelles,  dépendre  d'une  évolution  plus  ou  moins  spontanée 
de  la  langue  ;  il  n'importe  :  c'est  toujours  lui  que  l'Académie 
prétend  servir.  Son  premier  manifeste,  la  préface  du  Dic- 
tionnaire de  1694,  lui  a  déjà  fourni  l'occasion  de  s'expliquer 
sur  ce  point.  A  ceux  qui  l'ont  soupçonnée  de  vouloir  intro- 
duire des  mots  nouveaux  dans  la  langue,  elle  a  répondu  que 
«  tout  le  pouvoir  qu'elle  s'est  attribuée  ne  va  qu'à  expliquer 
la  signification  des  mots  et  à  en  déclarer  le  bon  et  le  mau- 
vais usage  ».  Aux  termes  près,  c'est  la  formule  immuable  de 
sa  fonction,  telle  qu'elle  est  à  chaque  instant  reproduite  par 
ses  membres  et  par  tous  ceux  qui  se  flattent  de  la  connaître. 
((  Les  Académiciens,  écrit  l'abbé  de  Saint-Pierre,  loin  de  se 
regarder  comme  juges  de  l'usage,  ne  s'en  regardent  que  com- 
me simples  témoins  (1).  »  De  même ,  dans  son  histoire  de 
V Académie,  l'abbé  d'Olivet  pose  en  principe  :  a  A  l'égard  de 
l'orthographe  comme  en  tout  ce  qui  concerne  la  langue,  jamais 
l'Académie  ne  prétendit  rien  innover,  rien  aflecter  (2).  » 
Un  passage  du  Plaidoyer  pour  V  Académie  des  Inscriptions 
et  Belles-Lettres  du  P.  Brumoy  (3)  fournit  encore  au  Journal 
des  Savants  l'occasion  de  préciser  la  nature  du  travail  de 

(i)  Premier  discours. . .,  édit.  de  1717,  p.  10. 

(2)  Histoire  de  l'Académie,  II,  p.  5i. 

(3)  «  L'Académie  françoise  travaille  infatigablement  à  polir 
et  à  fixer  l'usage  par  rapport  à  la  langue  ;  mais  ce  même  usage 
réclame  ses  droits  contre  la  raison  même.  Fier  de  sa  liberté,  il  ne 
reconnoît  point  le  joug  qu'on  veut  lui  imposer.  Vainement  pré- 
tend-on déguiser  l'esclavage  ;  dès  qu'il  s'apperçoit  qu'on  veut 
l'asservir,  il  s'échappe  et  renverse  en  un  moment  les  travaux  de 
plusieurs  années.  Plus  indépendant  et  plus  fort  que  Protée,  il 
brise  ses  chaînes  et  ne  suit  que  la  bizarrerie  de  ses  caprices  dans 
les  différentes  formes  qu'il  donne  au  langage.  Ne  sera-ce  point 
là  (oserai-je  le  dire)  la  destinée  des  soins  infinis  que  se  donne 
l'Académie  françoise  ?  »  Recueil  de  divers  ouvrages  en  prose  et 
en  vers,  Paris,  ij4ï>  in-12,  II,  p.  241. 


28  INTRODUCTION 

l'Académie  dans  la  confection  de  son  Dictionnaire.  Son  rôle 
((  n'est  point,  explique-t-il,  de  fixer  ni  d'asservir  l'usage  par 
rapport  à  la  langue  ;  elle  rend  compte  seulement  de  l'usage 
actuel  selon  le  degré  où  il  est  accrédité,  donnant  à  chaque 
mot  la  qualification  qui  caractérise  le  mieux  le  sens  que  ce 
même  usage  lui  donne.  Elle  n'est  et  ne  veut  être  que  témoin 
de  certains  changements  que  la  langue  éprouve  et  qui  peu- 
vent jeter  dans  le  doute  les  écrivains  qui  ne  se  croyent  pas 
sufïisamment  instruits  par  l'usage  »  (i). 

Mais  encore  y  a-t-il  manière  et  manière  d'enregistrer  les 
décisions  de  l'usage.  Celle  de  l'Académie  est  pleine  de  pru- 
dence et  de  réserve.  On  peut  même  dire  que  sur  ce  point  les 
Quarante  dépassent  leur  maître  Vaugelas.  Celui-ci  ose  par- 
fois devancer  l'usage  en  lui  prêtant  des  intentions  qui  ne 
sont  pas  encore  généralement  confirmées.  L'Académie,  elle, 
ne  le  suit  qu'à  une  respectable  distance,  tant  elle  a  peur  de 
mal  interpréter  ses  décisions.  «  L'on  ne  doit  point,  pense-t- 
elle,  en  matière  de  langue,  prévenir  le  public,  mais  il  con- 
vient de  le  suivre  en  se  soumettant  non  pas  à  l'usage  qui 
commence,  mais  à  l'usage  généralement  reçu  (2).  »  De 
pareils  scrupules  sont  peut-être  excessifs  ;  retarder  l'enregis- 
trement des  arrêts  de  l'usage,  lorsqu'on  est  l'Académie,  ce 
n'est  pas  lui  témoigner  de  la  soumission,  mais  lui  faire 
échec. 

Quoiqu'il  en  soit,  cette  assemblée,  confiante  dans  l'excel- 
lence de  ses  principes,  non  seulement  s'interdit  de  légiférer 
à  tort  et  à  travers,  mais  encore  n'ouvre  la  porte  aux  nou- 
veautés que  lorsque  celles-ci  ont  cessé  de  l'être  depuis  long- 
temps. La  décision  du  3  juin  1679  portant  suppression  de 
l'accord  des  participes  actifs  est  unique  dans  ses  annales. 

(i)  Journal  des  Savants,  1^42,  p-  27. 

(2)  Préfaces  des  Dictionnaires  de  1740  et  1762. 


INTRODUCTION  29 

Jamais  depuis  lors  elle  n'a  pris  d'initiative  semblable  (i). 
Envisagé  dans  son  ensemble,  le  rôle  de  ce  tribunal  supé- 
rieur de  la  grammaire  consiste  beaucoup  moins  à  rendre 
qu'à  sanctionner  des  arrêts.  Il  a  pratiqué  l'art  difficile  de 
ménager  le  pouvoir  que  les  circonstances  et  les  gens  lui 
octroyaient  généreusement. 

Il  semblerait,  d'après  les  lignes  qui  précèdent,  que  les 
Quarante  se  soient  condamnés  à  jouer  un  rôle  effacé  dans 
l'histoire  de  la  langue.  Tel  est-il  en  effet  si  on  le  compare  à 
ce  que  les  grammairiens  rêvaient  qu'il  fût.  Mais  nous  qui  le 
jugeons  à  distance,  nous  sommes  portés  à  lui  attribuer,  mal- 
gré tout,  une  certaine  importance.  Ce  n'est  pas,  si  l'on  veut, 
une  action  énergique  et  directe  que  l'Académie  exerce  dans 
ce  domaine  ;  fait  non  moins  considérable,  c'est  une  action 
continue  et  quasi-souterraine,  celle  dont  parle  l'abbé  d'Oli- 
vet  lorsqu'il  fait  observer  d'une  façon  générale  que  «  le 
véritable  fruit  des  assemblées  de  l'Académie  ne  consiste 
point  dans  les  travaux  qui  s'y  font  en  commun.  Il  consiste 
bien  plutôt  dans  les  lumières  que  les  écrivains  qui  sont  du 
Corps,  se  trouvent  à  portée  d'y  puiser  mutuellement  »  (2). 
p]n  d'autres  termes,  l'Académie  crée  une  atmosphère  propice 
à  l'éclosion  des  œuvres  et  à  l'éveil  des  vocations.  Pour  ce 
qui  est  de  la  grammaire,  les  vocations  sont  celles  d'un  abbé 
de  Saint-Pierre,  d'un  abbé  d'Olivet,  d'un  Duclos,  d'un  Vol- 
taire, d'un  d'Alembert,  d'un  Marmonlel.  Les  œuvres  s'appel- 
lent le  Traité  de  Régnier  Desmarais,  les  opuscules  de  l'abbé 
de  Dangeau,  la  Prosodie,  les  Remarques  sur  Racine  et  les 
Essais  de  grammaire  de  l'abbé  d'Olivet,  ou  encore  la  lettre 
T  du  Dictionnaire  philosophique  et  le  commentaire  de  Vol- 
taire sur  Corneille.  Au  centre  de  ces   hommes  et  de  ces 

(i)  Encore,  dans  ce  cas  unique,  pouvait  elle   se  réclamer  de 
l'enseignement  de  la  Grammaire  de  Port-Royal. 
(2)  Histoire  de  V Académie,  II,  p.  58. 


30  INTRODUCTION 

œuvres,  au  croisement  des  routes  qui  sillonnent  à  cette 
époque  l'histoire  de  la  grammaire,  armée  d'une  autorité  dont 
elle  use  très  peu,  mais  vers  laquelle  tous  les  regards  sont 
tournés,  l'Académie  apparaît,  sinon  comme  un  atelier 
grammatical  très  actif,  du  moins  comme  un  excellent  poste 
d'observation  d'où  l'on  peut  contempler  fort  loin  la  région 
environnante. 


CHAPITRE  PREMIER 


LA   DISCUSSION   DU    PROGRAMME    DU    PURISME  : 
LE   DÉBAT   SUR   LES   OCCUPATIONS   DE   l'ACADÉMIE. 


Observations  sur  les  bons  auteurs  ou  traité  de  grammaire?  —  Pro- 
jets de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  Valincour,  l'abbé  Genest,  Fénelon.— 
Les  opuscules  de  l'abbé  de  Dangeau.  —  Premiers  commentaires 
grammaticaux  d'auteurs  classiques: remarques  sur  le  Quinte-Ciirce 
de  Vaugelas  et  l'Athaliede  Racine.  —  Le  programme  en  dehors  de 
l'Académie. 

On  ne  voit  pas  que  l'Académie  française  se  soit  occupée 
de  la  grammaire  prévue  par  ses  statuts  (i),  avant  la  publi- 

(i)  Il  n'est  pas  inutile  de  rappeler  ici  en  quels  termes  était 
prévu  le  travail  de  l'Académie  : 

Art.  24.  —  La  principale  fonction  de  l'Académie  sera  de 
travailler  avec  tout  le  soin  et  toute  la  diligence  possible  à  donner 
des  règles  certaines  à  noire  langue  et  à  la  rendre  pure,  éloquente 
et  capable  de  traiter  les  arts  et  les  sciences. 

Art.  25.  —  Les  meilleurs  auteurs  de  la  langue  françoise  seront 
distribués  aux  académiciens  pour  observer  tant  les  dictions  que 
les  phrases  qui  peuvent  servir  de  règles  générales,  et  en  faire  rap- 
port à  la  Compagnie  qui  jugera  de  leur  travail  et  s'en  servira 
aux  occasions. 

Art.  26.  —  Il  sera  composé  un  Dictionnaire,  une  Grammaire, 
une  Rhétorique  et  une  Poétique  sur  les  observations  de  l'Aca- 
démie. 


32  LA    DISCUSSION   DU   PROGRAMME 

cation  de  son  premier  Dictionnaire  (1694).  Encore,  à  partir 
de  ce  moment,  s'écoule-t-il  un  espace  de  cinq  années  avant 
qu'elle  y  songe  sérieusement.  Ce  temps  fut  employé  à 
revoir  le  Dictionnaire  et  à  discuter  les  doutes  sur  la  langue 
qui  lui  étaient  proposés  de  divers  côtés.  Déjà  l'Académie  ne 
se  montrait  que  médiocrement  pressée  d'entreprendre  son 
nouveau  travail.  En  1700  néanmoins,  la  première  révision 
du  Dictionnaire  étant  à  peu  près  achevée,  elle  sentit  que  le 
moment  était  venu  de  tenir  sa  parole.  Mais  presqu'aussitôt, 
elle  trouva  moyen  de  se  décharger  sur  autrui  d'un  labeur 
qui  ne  la  tentait  guère.  Son  secrétaire  perpétuel,  Régnier 
Desmarais,  accepta  de  composer  à  lui  seul  la  grammaire 
académique.  Toutefois,  il  était  convenu  qu'il  soumettrait  à 
la  sanction  de  ses  collègues  les  divers  fragments  de  l'œuvre 
au  fur  et  à  mesure  de  leur  préparation.  Pendant  ce  temps, 
l'Académie  examinerait,  conformément  à  l'article  aS  de  ses 
statuts,  la  langue  et  le  style  de  quelques-uns  des  meilleurs 
écrivains  français. 

Par  malheur,  quel  que  fût  le  dévouement  de  Régnier-Des- 
marais  à  la  chose  académique,  il  n'allait  pas  jusqu'à  pouvoir 
lui  sacrifier  entièrement  le  fruit  d'un  pareil  labeur.  On  aurait 
dû  prévoir,  connaissant  l'obstination  de  l'abbé  Pertinax, 
qu'il  serait  très  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  de  lui 
faire  prendre  en  considération  les  critiques  de  ses  collègues. 
Aussi  qu'arriva-t-il  ?  Dès  que  l'Académie  fit  mine  de  vouloir 
exercer  son  droit  de  surveillance,  Régnier-Desmarais  lui 
opposa  un  refus  catégorique  qui  remit  tout  en  question,  et 
la  nécessité  de  composer  une  grammaire  académique,  et 
l'obligation  pour  l'Académie  de  s'y  employer  elle-même 
(novembre  1700).  Les  choses  allèrent  ainsi  quelque  temps, 
Régnier-Desmarais  s'occupant  seul  de  sa  grammaire,  l'Aca- 
démie s'efîorçant,  mais  en  vain,  d'établir  le  plan  de  la  sienne. 
Cette  épreuve  dont  l'abbé  Tallemant  fit  en  grande  partie 
les  frais,  fut  décisive  et  convainquit  les  Quarante  de  la 


LE  DÉBAT  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  l' ACADÉMIE      33 

vanité  de  leur  tentative.  De  guerre  lasse,  ils  décidèrent 
d'abandonner  à  leur  têtu  secrétaire  l'entière  responsabilité 
de  l'entreprise  et  d'en  passer  par  où  il  voudrait.  Ces  trac- 
tations avaient  fait  assez  de  bruit  pour  qu'il  fût  néces- 
saire d'informer  le  roi  de  la  solution  qu'on  leur  avait 
donnée.  Le  protecteur  de  l'Académie  approuva  d'ailleurs 
l'arrangement  conclu  par  elle  (décembre  1700). 

De  part  et  d'autre  on  se  remit  à  l'ouvrage.  Tandis  que 
Régnier-Desmarais  continuait  sa  grammaire  qui  vit  le  jour 
en  1706  munie  d'une  dédicace  aux  Quarante,  l'Académie 
poursuivait  l'examen  des  bons  auteurs  français.  Elle  en  avait 
de  la  sorte  abordé  plusieurs,  Malherbe,  Racan,  Ralzac,  les 
traducteurs  Vaugelas  et  Perrot  d'Ablancourt,  sans  jamais 
achever  la  critique  d'une  œuvre  un  peu  considérable,  lors- 
qu'elle entreprit  de  rajeunir  les  Remarques  de  Vaugelas. 
Cette  fois,  grâce  à  la  persévérance  de  Thomas  Corneille,  le 
travail  fut  poussé  jusqu'au  bout.  Cela  permit  à  l'Académie 
de  publier  en  1704  un  ouvrage  qui  témoignait  de  son  zèle, 
sinon  pour  rédiger  un  traité  de  grammaire  en  forme,  du 
moins  pour  rendre  compte  de  l'usage  présent,  «  règle  plus 
forte,  disait-elle  dans  son  Avertissement,  que  tous  les  rai- 
sonnements de  la  grammaire  ». 

Tels  étaient  en  1706  les  résultats  acquis  de  ce  qu'on 
peut  appeler  le  débat  sur  les  occupations  de  l'Académie, 
débat  qui,  à  partir  de  1694,  se  circonscrit  autour  de  la  ques- 
tion de  savoir  si  l'Académie  donnera  ou  ne  donnera  pas  son 
Traité  de  la  grammaire  française.  Les  discussions  qui  rem- 
plirent alors  les  séances  de  cette  assemblée,  nous  ne  les 
connaissons  pas,  si  ce  n'est  par  les  notes  succinctes  des 
Registres  et  par  les  ouvrages  conservés  ou  disparus  qui  en 
sont  résultés.  Mais  la  quantité  même  de  ces  ouvrages  (Déci- 
sions de  Tallemant,  Journal  de  l'abbé  de  Choisy,  notes  sur 
VAristippe  de  Balzac,  sur  le  Quinte-Curce  de  Vaugelas  et 
sur  diverses  traductions  de  Perrot  d'Ablancourt.examen  des 

F.  -  3. 


34  LA   DISCUSSION    DU    PROGRAMME 

observations  de  l'abbé  Tallemant  sur  les  plus  belles  pièces 
de  Malherbe  et  de  Racan,  observations  sur  les  Remarques 
de  Vaugelas,  Traité  de  Régnier-Desmarais)  semble  indiquer 
que  cette  période  fut  plutôt  une  période  d'action  que  de 
délibération  (i).  Ce  qu'on  en  peut  retenir  déjà  pour  l'intelli- 
gence de  ce  qui  va  suivre,  c'est  la  rivalité  naissante  des  deux 
genres  d'occupations,  la  critique  des  bons  auteurs  et  la 
préparation  d'une  grammaire,  entre  lesquelles  l'Académie 
oscillera  de  longues  années. 


La  période  suivante  du  débat,  qui  s'ouvre  en  1712,  — 
entre  i^oS  et  cette  date  en  effet  les  renseignements  font 
défaut  —  présente  un  intérêt  beaucoup  plus  grand  grâce  aux 
documents  que  nous  possédons  sur  elle.  Ils  nous  font  péné- 
trer au  sein  même  des  délibérations  de  l'Académie  et  nous 
y  observons  les  débuts  d'une  entreprise  qui,  bien  plus  que 
la  Grammaire  française,  absorbera  l'attention  des  puristes 
au  dix-huitième  siècle. 

Gomme  on  était  à  la  veille  de  livrer  à  l'impression  la 
seconde  édition  du  Dictionnaire  (2),  il  était  temps  de  songer 
à  ce  qu'on  ferait  ensuite.  L'abbé  de  Saint-Pierre,  l'auteur  de 
tant  de  projets  inspirés  par  l'utilité  de  l'Etat,  n'attendit  pas 
d'y  être  invité  pour  attacher  le  grelot  de  la  discussion.  En 

(i)  On  sait  pourtant  qu'un  Discours  sur  le  sujet  des  confé- 
rences futures  de  V Académie  françoise  fut  prononcé  par  F. Char- 
pentier. Il  est  cité  par  Barbier  d'après  un  catalogue  manuscrit  de 
l'abbé  Goujet.  Mais,  pas  plus  que  M.  Kerviler  {Bibliographie, 
n°  228),  nous  n'en  avons  pu  prendre  connaissance. 

(2)  Les  Registres  signalent,  à  la  date  du  11  juillet  1712, 
l'examen  du  mot  venir  et,  à  la  date  du  3  septembre,  celui  du  mot 
vice-amiraj.. 


LE   DÉBAT   SLR   LES   OCCUPATIONS    DE   l'aCADÉMIE  35 

octobre  171 2,  il  communique  à  ses  collègues  un  premier 
Discours  sur  les  travaux  de  V  Académie  franc  oise  {i). 

Après  avoir  exposé  que  l'Académie  ne  peut  pas  toujours 
se  borner  à  revoir  son  Dictionnaire  pour  le  perfectionner, et 
que  le  public  attend  autre  chose  de  son  zèle,  il  écarte  le 
projet  d'une  Grammaire  française.  Les  raisons  qu'il  invoque 
sont  les  raisons  ordinaires  :  l'impossibilité  de  composer  à 
plusieurs  un  ouvrage  de  ce  genre,  l'interminable  durée  de 
son  exécution,  les  dimensions  du  travail  qu'on  ne  résistera 
pas  à  la  tentation  de  rendre  aussi  complet  que  possible, 
finalement  le  peu  de  profit  que  le  grand  public  en  retire- 
rait. Les  Académiciens  ont  à  leur  portée  une  occupation 
plus  utile  et  mieux  proportionnée  à  leurs  moyens.  Le 
modèle  existe  sous  la  l'orme  d'un  ouvrage  célèbre  de  leurs 
devanciers,  les  Observations  critiques  de  la  fameuse  tra- 
gédie du  Cid,  un  chef-d'œuvre,  s'il  faut  en  croire  l'abbé  de 
Saint-Pierre.  A  considérer  les  services  rendus  par  ce  pre- 
mier petit  essai  d'observations,  on  peut  se  faire  une  idée  de 
l'utilité  que  ne  manqueraient  pas  d'avoir  d'autres  travaux  du 
même  genre  «  soit  pour  bien  penser,  soit  pour  bien  écrire  ce 
que  l'on  a  bien  pensé  ». 

On  ne  se  bornerait  pas  en  effet  à  la  critique  grammati- 
cale des  textes.  Le  but  de  l'Académie  serait  en  même  temps 
de  ((  perfectionner  l'esprit  et  le  goût  ».  On  découvrirait  ainsi 
aux  regards  du  public  le  mécanisme  complet  d'un  ouvrage 
de  littérature,  de  telle  sorte  qu'il  pût  servir  d'enseignement 

(i)  Premier  discours  de  M.  l'abbé  de  Saint-Pierre  sur  les 
travaux  de  l'Académie  française,  in -4°,  sans  imprimeur  ni  date 
(Bibl.  Nat.  X,  3819).  L'édition  originale,  tirée  à  quarante  exem- 
plaires à  la  fln  de  1 713,  n'existe  plus  nulle  part,  que  nous  sachions. 
Nous  nous  servons  de  la  réimpression  de  1717,  en  tête  do 
l'Histoire  de  l'Académie  française,  Amsterdam,  Fréd.  Bernard, 
in-12,  en  tous  points  contorme  à  l'exemplaire  in- 4"  de  la  Bibliolhè- 
que  Nationale. 


36  LA   DISCUSSION   DU   PROGRAMME 

à  ceux  qui  se  consacrent  à  la  carrière  des  lettres.  ((  Quand 
je  songe  que  les  conférences  académiques  pouvaient  pro- 
duire au  moins  chaque  année,  depuis  soixante  et  quinze  ans, 
un  recueil  d'observations  de  la  valeur  de  la  Critique  du  Cid, 
quand  je  songe  combien  ces  recueils  auraient  perfectionné 
la  langue,  le  goût  et  l'esprit,  que  je  pense  que  ces  soixante  et 
quinze  recueils  auraient  servi  eux-mêmes  de  grammaire,  de 
poétique  et  de  rhétorique,  peu  s'en  faut  que  je  ne  regrette  le 
temps  employé  au  Dictionnaire.  » 

Ayant  introduit  son  idée  de  la  sorte,  l'abbé  de  Saint- 
Pierre  divise  son  discours  en  quatorze  articles  dont  les  huit 
premiers  exposent  le  fonctionnement  du  projet  qu'il  soumet 
à  ses  collègues.  «  Je  voudrais,  dit-il,  de  simples  Ohserça- 
tions  critiques  de  grammaire,  de  poétique,  de  rhétorique 
faites  par  différents  académiciens,  toutes  mêlées  les  unes 
avec  les  autres  et  faites  à  l'occasion  des  plus  beaux  endroits 
des  plus  belles  pièces  de  nos  meilleurs  auteurs  en  chaque 
genre  parmi  ceux  qui  sont  morts  ».  Surtout,  pas  d'ouvrage 
systématique,  mais  des  remarques  au  jour  le  jour  dont 
l'ensemble  formera  une  sorte  de  Journal  de  V Académie  fr an- 
çoise  analogue  aux  Mémoires  de  V Académie  des  Sciences. 
Les  académiciens,  par  groupes  successifs,  prépareront  la 
besogne  des  conférences  plénières.  Comme  d'ailleurs  celles- 
ci  ne  réunissent  jamais  qu'un  petit  nombre  de  membres,  on 
aura  soin  de  les  désigner  par  leur  nom  en  tête  du  procès- 
verbal  des  décisions  prises  dans  chaque  séance  :  cela  afin 
d'éviter  qu'on  ne  confonde  l'autorité  de  l'Académie  avec 
celle  de  ses  représentants.  Sur  un  sujet  aussi  grave,  il 
importe  de  prévenir  toute  équivoque.  Aussi  inscrira-t-on  de 
même,  à  la  suite  de  chaque  remarque,  le  détail  du  scrutin 
auquel  elle  aura  donné  lieu.  Au  public  de  savoir  ensuite 
à  quoi  il  doit  se  fier,  si  c'est  à  la  majorité  ou  à  l'autorité 
personnelle  de  ceux  qui  ont  pris  part  au  vote.  Bien  loin  que 
les  arrêts  de  l'Académie  lui  soient  imposés,  il  est  invité  à 


LE   DÉBAT   SUR    LES   OCCUPATIONS   DE   l'ACADÉMIE  87 

les  discuter  en  se  servant  des  lumières  des  académiciens. 

Deux  volumes  in-12  par  an,  à  raison  d'un  numéro  par 
semaine,  tel  serait  le  fruit  d'une  occupation  dont  la  matière  se 
renouvellerait  sans  cesse  et  pourrait  durer  aussi  longtemps 
que  l'Académie.  En  ce  qui  concerne  les  œuvres  à  examiner, 
on  choisira  de  préférence  celles  des  académiciens  morts,  de 
manière  à  éviter  qu'on  ne  suspecte  les  intentions  de  l'Aca- 
démie et  qu'on  n'attribue  ses  critiques  à  des  jalousies  de 
métier;  et  on  nommera  les  auteurs  critiqués  parce  que  «  les 
lecteurs  ont  de  l'attention  ou  aux  modèles  qu'on  leur  présente, 
ou.aux  fautes  dont  on  les  avertit,  à  proportion  de  la  réputa- 
tion de  l'auteur  qu'on  leur  cite  )).D'ailleurs,on  ne  s'appliquera 
pas  seulement  à  relever  les  défauts  des  ouvrages  examinés, 
mais  on  signalera  en  même  temps  leurs  qualités,  critique  à 
la  fois  négative  et  positive  qui  rendra  justice  aux  mérites  de 
l'auteur,  tout  en  éclairant  le  public  sur  ses  taches.  Enfin  on 
fera  beaucoup  moins  attention  au  fond  qu'à  la  forme  des 
ouvrages,  abandonnant  aux  philosophes,  aux  théologiens, 
aux  historiens,  le  soin  de  ((  désabuser  le  public  des  erreurs 
qui  regardent  leur  profession  ».  L'expression  seule  relève 
du  tribunal  académique  ;  la  chose  exprimée  n'est  de  son 
ressort  qu'autant  qu'elle  le  renseigne  sur  les  intentions  de 
l'écrivain.  «  L'Académie  se  renfermera  uniquement  dans  ce 
qui  regarde  non  les  sciences,  mais  dans  ce  qui  regarde  l'art 
de  persuader  et  de  persuader  la  vérité  et  la  vertu  ;  telle  est 
la  critique  qui  doit  être,  ce  me  semble,  le  sujet  des  confé- 
rences de  l'Académie  )). 

A  cet  exposé  détaillé  du  fonctionnement  de  l'entreprise 
projetée,  l'abbé  de  Saint-Pierre  joignait  quelques  proposi- 
tions destinées  à  compléter  le  programme  de  l'activité  aca- 
démique :  enregistrement  méthodique  des  mots  et  des  locu- 
tions en  train  de  vieillir  ou  qui  font  leur  apparition  dans  la 
langue,  —  introduction  des  termes  d'art  et  de  science  dans 
le  Dictionnaire,  —  composition,  de  préférence  au  diction- 


38  LA   DISCUSSION   DU    PROGRAMME 

naire  polyglotte  conseillé  par  Régnier-Desmarais,  d'un  dic- 
tionnaire étymologique  qui  permettrait  de  débarrasser 
l'orthographe  française  de  toutes  ses  lettres  superflues, utiles 
seulement  pour  rappeler  l'origine  des  mots.  L'abbé  de*Saint- 
Pierre  convenait  d'ailleurs  que  ce  dernier  projet  concernait 
plutôt  l'Académie  des  Inscriptions.  Il  demandait  enfin  qu'un 
académicien  fût  désigné  pour  continuer  l'histoire  de  la  com- 
pagnie commencée  par  Pellisson  et  faisait  appel  à  la  bonne 
volonté  de  ses  confrères  pour  varier  le  programme  des 
séances  par  la  lecture  de  quelques  mémoires  sur  des  points 
particuliers  de  grammaire,  de  rhétorique  ou  de  poétique. 

Tout  ce  premier  discours  de  l'abbé  de  Saint-Pierre, 
un  peu  embarrassé  et  un  peu  diffus  dans  la  forme,  était 
rempli  de  vues  ingénieuses  et  propres  à  faire  réfléchir 
les  académiciens.  Quelques-unes  ont  reçu  par  la  suite 
l'approbation  de  l'Académie,  par  exemple  l'introduction 
de  termes  d'art  et  de  science  dans  le  Dictionnaire  (édi- 
tion de  1762)  et  la  continuation  de  V Histoire  de  Pellisson 
(par  l'abbé  d'Olivet  en  1729),  sans  parler  de  la  suppres- 
sion des  lettres  étymologiques  longtemps  réclamée  par  les 
réformateurs  de  l'orthographe  (en  1740)-  L'idée  d'un  Jour- 
nal d'observations  même  qui  n'a  jamais  été  mise  en  prati- 
que, a  été  reprise  par  le  législateur  de  i8o3  (i),  et  Sainte- 

(i)  [La  seconde  classe  de  l'Institut]  «  est  particulièrement 
chargée  de  la  confection  du  Dictionnaire  de  la  langue  française  ; 
elle  fera,  sous  le  rapport  de  la  langue,  l'examen  des  ouvrages 
importants  de  littérature,  d'histoire  et  de  sciences.  Le  recueil  de 
ses  observations  critiques  sera  publié  au  moins  quatre  fois  l'an.» 
Arrêté  contenant  une  nouvelle  organisation  de  l'Institut  national, 
3  pluviôse,  an  11  (23  janvier  i8o3)  (Coll.  Duvergier,  XIV,  p.  92, 
col.  i).  Cf.  sur  la  destinée  de  ce  projet  le  Rapport  lu  à  la  classe 
de  la  langue  et  de  la  littérature  françaises,  dans  la  séance  publi- 
que du  i5  ventôse,  an  XIII  (6  mars  i8o5)  par  M.  Arnault,  organe 
d'une    commission    spéciale    (liecueil  des    Discours...,     Paris, 


LE  DÉBAT  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  l' ACADÉMIE      89 

Beuve  regrettait  encore  qu'elle  n'eût  pas  été  réalisée  (i). 

En  terminant  son  discours,  l'abbé  de  Saint-Pierre  insistait 
sur  l'alternative  à  laquelle,  selon  lui,  l'Académie  se  trouvait 
réduite.  Se  déciderait-elle  en  faveur  du  traité  de  grammaire 
ou  des  observations  sur  la  langue  ?  La  question  ne  s'était 
pas  différemment  posée,  nous  l'avons  vu,  dans  les  années  qui 
suivirent  immédiatement  la  publication  du  premier  Diction- 
naire. Il  semblait  qu'elle  dût  être  ainsi  plus  commode  à 
débattre. 

La  discussion  ne  s'égare  pas  en  effet,  mais  elle  traîne. 
Convoqués  en  janvier  i^iS  «  pour  délibérer  sur  le  travail 
commun  »  (2),  les  Académiciens  en  prennent  à  leur  aise 
et  répondent  à  cet  appel  avec  si  peu  d'empressement  que 
neuf  mois  plus  tard,  il  devient  nécessaire  d'employer  la 
contrainte.  L'Académie  ordonne  que  «  chacun  de  Messieurs 
envoie  son  projet  :  les  présents  là,  pour  le  premier  de  janvier 
1714,  et  les  absents  pour  le  premier  d'avril  »  (3).  Quelques 
membres  se  décident  alors  à  donner  leur  opinion.  C'est  le 
cas  notamment  de  Trousset  de  Valincour,  l'ancien  élève  du 
P.  Bouhours,  dont  VAvis  mérite  de  notre  part  une  attention 
toute  spéciale  (4). 

F.  Didot,  1847,  in-4'*,  PP-879  et  sq.).Une  note  ajoutée  à  ce  rapport 
dans  les  Œuvres  d'Arnault,  volume  des  Mélanges,  Paris  et 
Leipzig,  1827,  in-8*,  p.  18,  laisse  entendre  que  ce  projet,  voté 
pourtant  par  l'Académie,  ne  fut  pas  exécuté  grâce  à  l'inerlic 
calculée  du  secrétaire  perpétuel  (Suard). 
(i)  Nouveaux  lundis,  XII,  p.  427. 

(2)  Registres,  12  janvier  171 3. 

(3)  Registres,  23  novembre  1713. 

(4)  Avis  sur  les  occupations  de  l' Académie  imprimé  par  ordre 
de  la  Compagnie,  Paris,  J.-B.  Coignard,  8  pp.  ia-4°  (Bibl.  Maza- 
rine,  Rés.  A,  16260).  Ce  mémoire  a  été  longtemps  attribué  à 
Fénelon  sur  la  foi  de  Querbœuf,  éditeur  de  ses  Œuvres  (1787,  in- 
4°,  III,  pp.  449  et  sq.).Ce  n'est  que  tout  récemment  que  M.  l'abbé 


4o  LA   DISCUSSION    DU    PROGRAMME 

Divisant  son  mémoire  en  deux  parties,  l'une  consacrée 
aux  «  occupations  de  l'Académie  pendant  qu'elle  travaille 
an  Dictionnaire  »,  l'autre  aux  «  occupations  de  l'Académie 
après  que  le  Dictionnaire  sera  achevé  »,  il  proposait  dans  la 

Urbain,  dont  l'attention  fut  éveillée  par  sa  découverte  des  brouil- 
lons de  la  lettre  à  Dacier,  s'avisa  de  contredire  cette  opinion  (Cf. 
Les  premières  rédactions  de  la  Lettre  à  l'Académie  dans  la  Rev. 
d'hist.  litt.  de  la  France,  VI,  pp.  36^  et  sq.).  On  s'étonne  que  les 
différences  profondes,  parfois  même  les  contradictions  entre  r.4pis 
et  la.  Lettre,  n'aient  pas  plus  tôt  sauté  aux  yeux  des  historiens  de 
notre  littérature  et  qu'ils  n'aient  pas  été  ainsi  amenés  à  se  poser 
la  même  question  que  l'abbé  Urbain.  Les  arguments  de  celui-ci 
sont  de  valeur  inégale,  mais,  dans  leur  ensemble,  ils  résistent  à 
une  critique  méticuleuse,  comme  celle  de  M.  Albert  Gahen  dans 
son  édition  de  la  Lettre  à  l'Académie  (Paris,  1902,  in-i6,  p.  x, 
n*  i).  L'objection  la  plus  sérieuse  qu'on  puisse  faire  au  système 
de  l'abbé  Urbain,  est  toujours  l'autorité  deQuerbœuf.  Mais  il  faut 
supposer  que  Querbœuf  a  trop  facilement  conclu  de  l'identité  des 
sujets  traités  dans  les  deux  mémoires  à  celle  des  auteurs.  Au 
moins  faudrait-il  savoir  comment  l'Avis  lui  est  tombé  entre  les 
mains  :  est-ce  à  l'état  de  manuscrit  ou  bien  imprimé  avec  une 
addition  manuscrite  ?  est-ce  au  milieu  des  papiers  de  Fénelon 
ou  d'une  autre  manière  ?  Ce  doute  autorise  bien  des  explications 
de  son  erreur.  Ce  qui  est  certain  en  tout  cas,  c'est  que  VAvis  et 
la  Lettre  ne  sont  pas  de  la  même  plume.  Il  est  non  moins 
impossible  de  ne  pas  reconnaître  dans  l'Avis  le  projet  de  Valin- 
cour  imprimé  sur  l'ordre  de  l'Académie  (Registres,  22  février 
1714).  En  guise  de  complément  aux  preuves  de  l'abbé  Urbain 
(témoignage  des  Registres,  témoignage  de  l'abbé  de  Saint-Pierre 
au  commencement  de  son  Second  discours,  rôle  actif  joué  par 
Valincour  dans  les  assemblées  académiques  opposé  à  l'éloigne- 
ment  de  Fénelon)  nous  ferons  observer  que  c'est  sous  le  directo- 
rat  de  Valincour  et  à  la  suite  d'une  intervention  énergique  de  sa 
part,  que  l'Académie  se  rallie  plus  tard  à  un  projet  qui  présente 
l'analogie  la  plus  frappante  avec  celui  de  l'Avis  (éditions  annotées 
des  meilleurs  écrivains).  Cf.  Registres,  i3  juillet  1719. 


LE   DÉBAT   SUR   LES   OCCUPATIONS   DE   LACADÉMIE  ^l 

première  de  grouper,  sous  le  titre  d'un  périodique  officiel,  des 
observations  et  des  remarques  dont  on  pourrait  par  la  suite 
((  former  le  plan  d'une  nouvelle  grammaire  française  ».  Tout 
académicien  serait  tenu  d'en  fournir  un  certain  nombre  dont 
la  lecture  des  bons  livres  lui  procurerait  aisément  la  matière. 
A  entendre  Valincour,  une  publication  de  ce  genre  serait 
particulièrement  bien  vue  des  étrangers  avides  de  se  rendre 
maître  des  finesses  de  la  langue  française.  L'anglais  Prior 
notamment,  au  temps  de  son  ambassade  à  Paris,  lui  avait 
((  parlé  cent  fois  »  de  la  nécessité  d'une  pareille  publication. 

Cette  première  partie,  comme  on  le  voit,  essayait  de 
concilier  les  diverses  opinions  qui  se  partageaient  l'Acadé- 
mie, savoir  :  de  ceux  qui  ne  voulaient  pas  perdre  de  vue  le 
Dictionnaire,  de  ceux  qui  tenaient  à  la  grammaire,  enfin  de 
ceux  qui,  comme  l'abbé  de  Saint-Pierre,  réclamaient  un  jour- 
nal d'observations.  La  seconde  développait  une  proposition 
plus  hardie  et  plus  originale. 

Jusqu'à  présent  les  bons  auteurs  n'ont  été  que  l'occa- 
sion du  travail  des  académiciens.  On  y  cherche  des  doutes, 
c'est-à-dire  la  matière  de  remarques  et  d'observations  qu'on 
ne  trouve  plus  ailleurs,  dans  l'usage  courant  de  l'écriture  et 
de  la  conversation.  Ces  remarques  et  ces  observations  ont 
leur  intérêt  indépendant  des  passages  qui  les  ont  fait  naître. 
Avec  la  seconde  partie  du  mémoire  de  Valincour,  l'attitude 
des  grammairiens  change  :  les  bons  auteurs  ne  sont  plus 
seulement  le  prétexte,  mais  la  raison  même  de  l'examen 
auquel  ils  sont  soumis  ;  le  texte  critiqué  passant  au  pre- 
mier plan,  la  critique  n'existe  désormais  que  par  rapport  à 
lui.  Il  y  a  dans  cette  nuance  une  petite  révolution  dont  on 
sentira  mieux  l'importance  par  la  suite. 

Quelques  années  auparavant,  Boileau  avait  eu  l'occasion 
d'exprimer  un  avis  tout  à  fait  analogue  à  propos  des  occupa- 
tions de  l'Académie.  Parlant  un  jour  avec  Tourreil  des  tra- 
ductions   françaises   d'auteurs    anciens,   genre  auquel  cet 


42  LA    DISCUSSION    DU    PROGRAMME 

académicien  devait  sa  réputation,  il  s'était  plaint  que  la 
France  n'eût  pas,  comme  l'Italie,  sa  collection  d'auteurs  clas- 
siques. Rien  n'aurait  été,  selon  lui,  plus  digne  d'occuper 
l'Académie  que  la  publication  d'un  certain  nombre  d'ou- 
vrages ((  exempts  de  fautes  quant  au  style  ».  Grâce  à  l'auto- 
rité dont  elle  était  revêtue,  elle  était  en  mesure  de  se  pro- 
noncer sur  ((  tout  ce  qu'elle  y  trouverait  d'équivoque,  de 
hasardé,  de  négligé  ».  L'ensemble  de  ces  corrections  devait 
former  au  bas  des  pages  une  sorte  de  «  commentaire  qui  ne 
fût  que  grammatical  ».  Touchant  les  livres  appelés  à  figurer 
dans  cette  collection,  Boileau  manifestait  une  préférence  qui 
semble  bizarre  à  première  vue,  en  conseillant  de  commencer 
par  ((  le  peu  que  nous  avons  de  bonnes  traductions  ».  Ce 
projet  pieusement  recueilli  par  l'abbé  d'Olivet  (i)  fit  vrai- 
semblablement le  tour  des  amis  de  Boileau.  Valincour,  un 
des  intimes  du  maître,  en  eut-il  connaissance  ?  C'est  possible. 
En  tout  cas,  il  eut  le  temps  d'y  apporter  de  sérieuses  modifi- 
cations.S'est-il  inspiré  d'autre  part  des  éditions  de  Malherbe 
annotées  par  Ménage  ?  Elles  étaient  fort  recherchées  et 
quelques  années  plus  tard,  en  1722  et  1728,  les  libraires  en 
donnèrent  deux  nouvelles  coup  sur  coup.  Enfin  eut-il 
connaissance  des  intentions  de  Brossette,  un  autre  intime 
de  Boileau,  qui  préparait  à  cette  époque  une  édition  clas- 
sique annotée  des  œuvres  de  leur  ami  commun?  Autant 
d'hypothèses  vraisemblables, mais  qu'il  est  également  difficile 
de  contrôler  (2).  Quoi  qu'il  en  soit,  le  projet  de  Valincour 

(i)  Histoire  de  V Académie,  II,  pp.  108-109.  Cf.  les  Remarques 
sur  Racine,  1788,  pp.  3  et  sq. 

(2)  Comme  Valincour,  Ménage  invoque  l'exemple  des  commen- 
tateurs anciens  qu'il  énumère  dans  son  Épître  dédicatoire.  A 
part  ce  détail,  son  point  de  vue,  plus  voisin  de  celui  de  Brossette, 
diffère  sensiblement  de  celui  de  Valincour.  Ménage  et  Brossette 
sont  avant  tout  des  érudits  :  ils  «  expliquent  »  leur  auteur. 
Valincour,  au  contraire,  ne  parle  que  de  «  critique  »  dans  sou 
projet.  Nous  reviendrons  sur  ce  point  dans  un  autre  chapitre. 


LE   DÉBAT   SUR    LES   OCCUPATIONS   DE   l'aCADÉMIE  4^ 

s'écarte  résolument  de  celui  de  Boileau  sur  deux  points 
essentiels  :  les  différentes  espèces  de  notes  du  commentaire, 
purement  grammatical  chez  Boileau,  et  le  choix  des  auteurs 
classiques,  traducteurs  chez  l'un,  originaux  chez  l'autre  : 

«  Mon  avis  est  que  l'Académie  entreprenne  d'examiner 
les  ouvrages  de  tous  les  bons  auteurs  qui  ont  écrit  en  notre 
langue,  et  qu'elle  en  donne  au  public  une  édition  accom- 
pagnée de  trois  sortes  de  notes  : 

1°  Sur  le  style  et  le  langage  ; 

2°  Sur  les  pensées  et  les  sentiments  ; 

3°  Sur  le  fond  et  sur  les  règles  de  l'art  de  chacun  de 
ces  ouvrages  ». 

Ainsi  s'exprime  Valincour  dans  la  seconde  partie  de  ÏAçis, 
où  cette  proposition  se  trouve  développée.  Les  i^emarques  de 
l'Académie  sur  le  Cid  —  toujours  elles  !  —  et  ses  observa- 
tions sur  quelques  odes  de  Malherbe  serviront  de  modèles  à 
ce  triple  commentaire  dont  l'utilité  est  amplement  démon- 
trée par  les  travaux  analogues  des  philosophes  et  des  gram- 
mairiens anciens,  Aristote,  Denys  d'Halicarnasse,  Démétrius 
de  Phalère,  Hermogène,  Quintilien,  Longin,  etc.  On  sera  ainsi 
tout  naturellement  amené  à  donner  au  public  ce  qu'on  lui 
promet  depuis  si  longtemps,  une  Rhétorique  et  une  Poétique 
fondées  sur  l'examen  des  chefs-d'œuvre  de  la  littérature 
française.  Seule  une  pareille  méthode,  d'ailleurs  renouvelée 
des  anciens  eux-mêmes,  est  capable  de  rajeunir  une  matière 
où  l'on  s'est  contenté  jusqu'ici  de  reproduire  fidèlement 
leurs  travaux.  «  Ce  n'est  en  effet  que  par  la  lecture  de  nos 
bons  auteurs  et  par  un  examen  sérieux  de  leurs  ouvrages 
que  nous  pouvons  connaître  nous-mêmes  et  faire  ensuite 
sentir  aux  autres  ce  que  peut  notre  langue  et  ce  qu'elle  ne 
peut  pas, et  comment  elle  veut  être  maniée  pour  produire  les 
miracles  qui  sont  les  effets  ordinaires  de  l'éloquence  et  de  la 
poésie  ».  Les  chefs-d'œuvre  ne  manqueront  pas.  Sans  en 
faire  l'énumération  complète,   voici  Bourdaloue  qui,  dans 


44  LA   DISCUSSION   DU   PROGRAMME 

l'éloquence  de  la  chaire,  «  est  peut-être  arrivé  à  la  perfection 
dont  notre  langue  est  capable  dans  ce  genre  »,  et  voici,  pour 
le  style  épistolaire,  Balzac  et  Voiture  chez  qui  l'on  découvre 
encore  «  de  véritables  beautés  »  en  dépit  des  infidélités  de 
la  mode. 

Valtncour  bornait  pour  le  moment  à  ces  indications  som- 
maires l'exposé  de  son  projet,  annonçant  qu'il  y  reviendrait 
avec  plus  de  détails  au  cas  où  l'Académie  l'approuverait.  Il 
se  rendait  compte  en  effet  que^  pas  plus  que  d'autres,  une 
pareille  entreprise  ne  pouvait  aboutir  si  les  Quarante  per- 
sistaient .dans  leurs  habitudes  de  travail  décousu.  En  consé- 
quence, il  réclamait  des  mesures  énergiques  propres  à  réta- 
blir parmi  eux  une  exacte  discipline.  Remplacer  les  anciens 
statuts  par  de  nouveaux,  tel  devait  être,  selon  lui,  leur  pre- 
mier souci,  après  quoi  seulement  ils  seraient  en  mesure  de 
faire  une  besogne  utile  (i). 

L'Académie  reconnut  lïntérêt  des  propositions  de  Valin- 
cour  en  ordonnant  qu'elles  fussent  imprimées  et  en  décré- 
tant la  refonte  de  ses  statuts  (22  février  171 4).  Mais  elle  ne 
crut  pas  devoir  se  prononcer  plus  nettement  en  faveur  du 
projet  d'éditions  annotées.  Elle  était  obligée  de  compter 
avec  les  partisans  du  traité  de  grammaire  dont  l'abbé 
Genest  se  faisait  presqu'en  même  temps  le  porte-parole.  Son 
mémoire  ne  nous  est  pas  parvenu,  mais  vraisemblablement 
il  ne  laissa  pas  l'Académie  indifférente, car,  le  26  mai,  l'abbé 
de  Saint-Pierre  reparaît  en  scène  avec  un  second  Discours  (2) 

(i)  Ce  paragraphe  sur  la  révision  des  statuts  académiques, 
auquel  correspond  si  évidemment  la  décision  prise  par  l'Aca- 
démie dans  la  même  séance  où  elle  vole  l'impression  du  projet 
Valincour  (preuve  importante  à  l'appui  de  la  thèse  de  l'abbé 
Urbain),  ne  se  trouve  que  dans  la  rédaction  de  l'Avis  publiée 
par  Querbœuf. 

(2)  Second  discours  de  M.  l'abbé  de  Saint-Pierre,  donné  le 
•16  mai  iyi4i  sm^  les  travaux  de  V Académie,  réum  au  précédent 


LE   DÉBAT   SUR   LES  OCCUPATIONS    DE   l'AGADÉMIE  4^ 

dans  lequel  il  abandonne  son  attitude  intransigeante  à  l'égard 
de  la  Grammaire  et  lui  réserve  une  place  dans  les  occupa- 
tions futures  de  l'assemblée. 

Cette  alternative  entre  la  Grammaire  et  les  Observations 
qu'il  imposait  à  l'Académie  à  la  fin  de  son  premier  discours, 
pourquoi  ne  la  résoudrait-on  pas  en  consacrant  un  certain 
nombre  de  séances  à  chacune  de  ses  occupations  ?  Les 
observations,  dont  on  publierait  toutes  les  années  un  petit 
recueil,  serviraient  à  calmer  l'impatience  du  public  et  à  le 
tenir  au  courant  de  ce  qui  se  fait  à  l'Académie  ;  pendant  ce 
temps,  le  traité  de  grammaire  s'achèverait  à  la  longue  et 
sans  qu'il  fût  nécessaire  d'en  précipiter  la  publication. 

Restaient,  il  est  vrai,  les  objections  formulées  contre  cet 
ouvrage  par  l'abbé  de  Saint-Pierre  lui-même  dans  son  pre- 
mier Discours, ssiYoir  son  utilité  contestable  et  l'impossibilité 
d'en  venir  à  bout  pour  les  académiciens  travaillant  en  corps. 
L'orateur  les  écarte  «  heureux,  dit- il,  d'avoir  assez  de  doci- 
lité pour  se  corriger  souvent  soi-même  ».  Ainsi  que  le  Dic- 
tionnaire, la  Grammaire  doit  être  envisagée  non  comme  un 
livre  à  lire  d'affilée,  mais  comme  un  ouvrage  consultatif. 
Elle  servira  à  distinguer  ce  qui  dans  la  langue  est  arbitraire 
ou  régulier,  l'arbitraire  s'expliquant  à  son  tour  par  des  rai- 
sons supérieures  aux  règles.  Elle  contribuera  à  ralentir  la 
fuite  rapide  du  langage  qui  porte  un  si  grand  préjudice  aux 
chefs-d'œuvre  atteints  par  l'usure  des  mots.  Elle  est  indis- 
pensable au  perfectionnement  d'une  langue  appelée  à  de 
hautes  fonctions  depuis  qu'on  la  parle  dans  l'Europe  entière; 
et,  pour  ne  considérer  qu'une  de  ses  parties,  celle  qui  a  trait 

dans  l'exemplaire  unique  de  la  Bibliothèque  Nationale.  Ensemble 
98  pp.  in-4°,  sans  imprimeur  ni  date, mais  postérieur  à  la  mort  de 
Fénelon  (feu  M.  l'archevêque  de  Cambrai,  p.  97),  c'est-à-dire  au 
7  janvier  1715.  Réimprimé  sans  changement  en  tête  de  l'édition 
de  1717  de  VHistoire  de  Pellissou  (avec  le  précédent  76  pp.  in-12). 


46  LA    DISCUSSION   DU    PROGRAMME 

à  l'orthographe,  ceux  qui  réclament  une  simplification  du 
système  en  usage, ne  savent -ils  pas  que  l'autorité  d'une  gram- 
maire académique  est  seule  capable  d'accomplir  ce  miracle  ? 

Touchant  l'exécution  du  projet,  l'abbé  de  Saint-Pierre  la 
croit  maintenant  possible.  Pour  parer  à  l'inconvénient  des 
contradictions  inévitables  dans  un  travail  où  tout  dépendrait 
d'une  majorité  nécessairement  flottante,  on  pourrait  s'enten- 
dre sur  le  programme  suivant  :  prendre  pour  point  de  départ 
le  Traité  de  Régnier-Desmarais  qu'on  ne  modifiera  que  sur 
les  points  déclarés  suffisamment  importants  pour  faire  l'objet 
d'un  vote  de  l'Académie.  On  procédera  comme  lorsqu'il 
s'est  agi  de  changer  le  plan  du  Dictionnaire  et  qu'on  a 
décidé  soit  de  ne  plus  grouper  les  mots  par  racines,  soit  de 
conserver  l'orthographe  traditionnelle. 

Entré  dans  cette  voie  conciliatrice,  l'abbé  de  Saint-Pierre 
espérait  gagner  à  son  projet  de  journal  académique  les  par- 
tisans du  traité  de  grammaire.  Mais  il  avait  affaire  à  des 
gens  dont  il  était  particulièrement  difficile  d'obtenir  une 
décision  ferme.  Dans  la  même  séance  où  ce  nouveau  «  dis- 
cours ))  fut  déposé,  les  avis  de  tous  les  académiciens,  à  la 
suite  d'un  nouveau  délai  qui  leur  avait  été  imparti  le  5  mai 
précédent,  se  trouvèrent  enfin  réunis.  Ils  étaient,  au  témoi- 
gnage des  Registres  (26  mai  1714)»  «  pvesqu'uniformes  sur  la 
nécessité  de  tenir  les  engagements  que  nos  fondateurs  ont 
pris  )).  Entendez  par  là  qu'ils  se  ralliaient  tous  plus  ou  moins 
au  projet  de  Grammaire,  impression  d'ensemble  à  laquelle 
le  second  mémoire  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  contribuait 
pour  sa  part  et  qui  rejetait  forcément  dans  l'ombre  son  pro- 
jet de  journal.  Dans  le  nombre  de  ces  «  avis  »,  l'attention 
des  académiciens  fut  d'ailleurs  plus  particulièrement  solli- 
citée par  l'un  d'eux  «  plus  détaillé  que  les  autres  ))  et  signé 
d  un  nom  illustre,  Fénelon. 

Dans  son  mémoire,  l'archevêque  de  Cambrai  s'inspirait 
visiblement  des  dispositions   statutaires  qu'il  développait 


LE   DÉBAT   SUR    LES   OCCUPATIONS   DE   l'aCADÉMIE  4^ 

l'une  après  l'autre  en  les  prenant  pour  points  de  départ 
d'ingénieuses  dissertations  (i).  Il  rendait  hommage  à  l'uti- 
lité du  Dictionnawe  qui,  selon  lui,  méritait  d'être  achevé  ; 
il  se  déclarait  partisan  de  la  Grammaire,  à  condition  qu'elle 
se  réduisît  à  «  une  méthode  simple  et  facile  »  ;  puis,  payant 
d'audace,  il  chargeait  l'Académie  «  d'enrichir  notre  langue 
d'un  grand  nombre  de  mots  et  de  phrases  qui  lui  man- 
quent ».  De  là,  il  passait  aux  projets  de  Rhétorique  et  de 
Poétique  et  s'y  attardait  avec  complaisance,  ayant  nombre 
de  vues  originales  à  communiquer  dans  chacun  de  ces 
domaines.  Il  appuyait  également  d'observations  très  per- 
sonnelles l'idée  qu'il  suggérait  à  ses  collègues  «  de  tra- 
vailler pour  perfectionner  les  poèmes  dramatiques  ))  ;  il 
abordait  de  la  même  façon  l'histoire,  genre  qui  lui  paraissait 
aussi  réclamer  des  règles.  En  ce  qui  concerne  la  manière  de 
les  exécuter,  ces  divers  travaux  pourraient  être  répartis 
entre  plusieurs  académiciens,  chaque  auteur  étant  laissé 
libre  de  composer  son  ouvrage  à  sa  guise,  mais  ayant  soin 
de  consulter  l'Académie  sur  toutes  les  questions  propres  à 
fournir  la  matière  d'une  délibération.  L'ensemble  de  ces 
consultations  avec  les  «  disputes  ))  auxquelles  elles  donne- 

(i)  Nous  suivons  dans  celte  analyse  la  première  et  la  plus 
complète  des  deux  versions  manuscrites  de  la  Lettre  à  V Aca- 
démie retrouvées  par  l'abbé  Urbain  dans  les  archives  de  Saint- 
Sulpice  et  publiées  par  lui  dans  la  Rev.  d'hist.  litt.  de  la  France, 
VI,  pp.  374*397.  C'est  une  copie  de  deux  mains  différentes  et 
portant  la  trace  de  corrections  laites  par  l'auteur.  N'est-il  pas 
probable  que  nous  avons  là  le  texte  même  de  1'  «  avis  »  présenté 
par  Fénelon  dans  la  séance  académique  du  29  mai  1714»  sur 
lequel  il  aura  ensuite  exécuté  ses  retouches  ?  En  tout  cas,  c'en 
est  une  (orme  très  voisine.  La  seconde  version,  d'ailleurs  incom- 
plète, représente  manifestement  une  étape  du  travail  de  Fénelon 
plus  rapprochée  de  la  Lettre  à  l'Académie.  Cf.  l'article  de  l'abbé 
Urbain,  p.  374. 


48  LA    DISCUSSION   DU   PROGHAMME 

raient  lieu,  formerait  une  «  espèce  de  journal  »  rédigé  par 
le  secrétaire  perpétuel  et  qui,  ayant  pour  but  d'améliorer  la 
critique  et  le  goût,  serait  accueilli  favorablement  par  les 
lettrés  de  toute  l'Europe.  Le  mémoire  s'achevait  par  l'expo- 
sition des  idées  de  l'auteur  sur  la  «  guerre  civile  »  qui 
mettait  alors  aux  prises, dans  le  sein  de  l'Académie, partisans 
et  adversaires  des  Anciens. 

Cet  ((  avis  »  de  l'archevêque  de  Cambray  eut  une  destinée 
singulière.  Conformément  à  une  délibération  prise  le  5  mai 
et  qui  visait  d'une  façon  générale  tous  les  projets  présen- 
tés par  ses  membres,  l'Académie  pria  l'auteur  d'en  auto- 
riser l'impression.  Fénelon,  qui  ne  s'attendait  pas  à  cet 
honneur  compromettant,  demanda  du  temps  pour  revoir  son 
ouvrage  (i4  juin),  ne  le  renvoya  que  l'automne  suivant 
(aS  octobre)  et  finalement  mourut  avant  sa  publication 
retardée  jusqu'en  1716  par  la  faute  du  libraire  Coignard. 
Celui-ci,  craignant  de  ne  pas  faire  ses  frais  en  ne  tirant  du 
mémoire  que  quarante  exemplaires,  avait  sollicité  de  l'Aca- 
démie, au  commencement  de  1716,  l'autorisation  de  l'imprimer 
pour  le  grand  public  (i).  Elle  lui  fut  accordée  ;  ainsi  vint  au 
jour,  sous  sa  forme  définitive,  dont  on  avait  retranché 
notamment  les  appels  trop  directs  à  l'intervention  de  l'Aca- 
démie (2),  l'ouvrage  célèbre  connu  sous  le  nom  de  Lettre  à 
V Académie  (3). 

Au  point  de  vue  où  nous  nous  plaçons  qui  est  celui  des 

(1)  Registres,  5  janvier  lyiS. 

(2)  Cf.  l'article  de  l'abbé  Urbain,  p.  3;74.  Encore  une  preuve 
de  la  réserve  instinctive  ou  calculée  de  l'Académie. 

(3)  Titre  primitif  :  Réflexions  sur  la  grammaire,  la  rhéto- 
rique, la  poétique  et  f  histoire,  ou  Mémoire  sur  les  travaux  de 
l'Académie  françoise,  à  M.  Dacier,  secrétaire  perpétuel  et  garde 
des  livres  du  cabinet  du  roi,  par  feu  M.  de  Fénelon,  archevêque- 
duc  de  Cambrai,  l'un  des  quarante  de  V Académie^  Paris,  J.-B. 
Geignard,  1716,  in-12. 


LE   DÉBAT    SUR    LKS   OCCUPATIONS   DE   l'aCADÉMIE  49 

puristes,  on  est  obligé  de  convenir  qu'il  était  moins  fait 
pour  plaire  que  pour  scandaliser.  Sans  doute,  sur  quelques 
points  il  flattait  les  préjugés  en  cours,  par  exemple  en  attri- 
buant une  valeur  absolue  aux  qualités  de  précision  et  de 
clarté  que  la  langue  française  s'efforçait  alors  d'acquérir  ;  ou 
encore  en  reconnaissant  la  nécessité  de  la  «  perfectionner  » 
sans  cesse  et  en  exagérant  l'importance  du  rôle  dévolu  aux 
grammairiens  dans  cette  oeuvre.  Mais  qu'était-ce  que  ces 
vagues  concessions  auprès  de  toutes  les  idées  subversives 
répandues  dans  la  Lettre  :  les  avantages  du  grec  et  du  latin 
sur  le  français  rais  en  lumière  avec  intention,  la  «  richesse  » 
de  la  langue  maternelle  méconnue,  l'emprunt  aux  langues 
étrangères  déclaré  légitime,  les  procédés  de  composition 
chers  à  Ronsard  restaurés  dans  le  lexique,  l'ordre  naturel 
dans  la  construction  représenté  comme  une  cause  d'infério- 
rité pour  une  langue,  la  contrainte  imposée  au  langage  par 
les  règles  de  la  versification  quantitative  et  notamment  la 
rime,  condamnée  au  nom  de  la  poésie,  etc.,  etc.  Il  y  avait  là 
matière  à  de  nombreuses  contestations  dont  quelques-unes 
ont  eu  en  effet  un  prolongement  dans  le  dix-huitième  siècle  ; 
preuve  en  soit  celles  qui  ont  trait  à  la  versification  (i). 

Quant  à  l'objet  propre  du  débat  dans  lequel  Fénelon 
était  censé  intervenir,  c'est-à-dire  les  occupations  de  l'Aca- 
démie, il  est  évident  que  l'auteur  de  la  Lettre,  retiré  dans 
son  évêché  de  Cambrai  d'où  il  ne  sortait  plus,  était  par- 
ticulièrement mal  placé  pour  donner  son  opinion.  Il  l'avait 
bien  senti  lui-même  :  «  Je  ne  connais,  disait-il  en  com- 
mençant sa  lettre,  ni  les  dispositions  de  MM.  les  académi- 

(i)  Parmi  les  contradicteurs  immédiats  de  Fénelon,  on  peut 
citer  le  P.  Du  Cerceau  et  l'abbé  de  Pons.  Le  premier  lui  reprocha 
d'avoir  médit  de  la  rime  et  de  la  cadence  du  vers  (Nouveau 
Mercure,  février  17 17,  p-  18)  ;  le  second  entreprit  de  défendre 
contre  lui  l'ordre  naturel  dans  la  construction  fibid.,  mars  17 17, 

pp.  22-25). 

F.  —  4. 


5o  LA   DISCUSSION    DU    PROGRAMME 

ciens,  ni  leurs  engagements.  Ainsi  je  vais  parler  de  loin,  au 
hasard  ».  Avec  son  cadre  élargi,  l'aavis»  de  Fénelon  semblait 
perdre  de  vue  sa  destination  primitive.  Gomme  ne  manqua 
pas  de  le  faire  observer  l'abbé  de  Saint-Pierre,  l'auteur  four- 
nissait des  renseignements  circonstanciés  sur  les  nioxens 
d'exécuter  une  foule  de  projets,  mais  ne  décidait  nullement 
la  question  principale,  savoir  par  lequel  il  fallait  commen- 
cer, car  de  les  mener  tous  de  front  il  ne  pouvait  être  ques- 
tion. «  Pour  peu  que  feu  M.  de  Cambrai  eût  été  dans  le  train 
et  dans  l'usage  de  nos  assemblées,  il  eût  vu  comme  nous  que 
tous  ces  ouvrages  ne  peuvent  s'exécuter  en  même  temps  ;  il 
eût  vu  de  même  que  si  l'on  se  détermine  à  en  faire  un  des 
trois  [grammaire,  poétique,  rhétorique],  il  faut  nécessaire- 
ment commencer  par  la  grammaire  :  ainsi  ce  beau  discours 
que  j'ai  entendu  avec  tant  de  plaisir,  ne  me  fait  rien  changer 
à  mon  dernier  avis.  » 

On  avait  donc  beaucoup  discuté  sans  aboutir  à  aucun 
résultat  pratique.  Ce  n'était  pas  faute  de  lumières  ni  d'élo- 
quence ;  mais  nos  orateurs  se  heurtaient  aux  obstacles  invi- 
sibles que  nous  avons  eu  déjà  plusieurs  fois  l'occasion  de 
signaler.  Quelqu'un  cependant  donnait  alors  à  l'Académie 
autre  chose  que  des  conseils  et  s'eiïorçait  pour  sa  part  de 
remplacer  les  paroles  par  des  actes. 

Dès  son  entrée  dans  la  compagnie,  l'abbé  de  Dangeau 
s'était  révélé  comme  un  zélé  pourvoyeur  des  séances  acadé- 
miques. Il  avait  débuté  vers  1694  par  y  donner  lecture  de 
ses  deux  Discours  sur  les  voyelles  et  les  consonnes  aux- 
quels il  ajouta  longtemps  après  un  supplément  réclamé  par 
ses  confrères.  En  1700,  on  le  voit  parmi  les  plus  empressés 
à  fournir  des  doutes  sur  la  langue  (i).  Il  propose  notam- 
ment des  «  remarques  sur  les  noms  et.  sur  les   corapara- 

(1)  Cf.  les  Registres,  i4  août,  6,  18,  23,  25,  27,  3o  septembre 
et  i3  novembre  1700. 


LE   DÉBAT   SUR    LES   OCCUPATIONS   DE   l'aCADÉMIE  5I 

tifs  ))  (3o  août)  et  parle  pendant  deux  séances  (i3  et  i6  sep- 
tembre) sur  ((  les  pronoms  moi  et  je,  tu  et  toi,  il  et  se  ». 
De  la  sorle,  il  habituait  peu  à  peu  ses  collègues  à  compter 
sur  lui  pour  traiter  des  questions  de  grammaire  dans  leurs 
assemblées.  Dans  son  premier  Discours  (i),  l'abbé  de  Saint- 
Pierre  fait  un  appel  direct  à  sa  bonne  volonté  en  le  signalant 
comme  un  des  académiciens  «  qui  ont  déjà  fait  ou  qui 
peuvent  faire  plusieurs  excellents  discours  séparés  sur  cer- 
tains points  de  grammaire,  de  poétique  et  de  rhétorique  ». 
Il  était  donc  tout  désigné  pour  collaborer  d'une  manière 
prépondérante  à  la  Grammaire  académique  du  jour  où  l'on  se 
déciderait  à  l'entreprendre  ;  et  en  effet,  ses  Opuscules,  sur- 
tout ceux  qui  sont  réunis  dans  le  recueil  de  1717,  peuvent 
être  envisagés  comme  autant  d'études  préliminaires  de  ce 
grand  travail  (2). 

(1)  Edit.  de  1717,  pp.  5i-52. 

(2)  Rien  n'est  plus  difficile  que  de  fixer  exactement  la  chro- 
nologie de  ces  opuscules.  L'auteur  les  faisait  imprimer  séparé- 
ment à  mesure  qu'il  les  avait  rédigés  et  il  les  réunissait  en  volume 
dès  qu'il  en  avait  un  certain  nombre.  Nous  connaissons,  pour 
notre  part,  quatre  de  ces  recueils  formés  de  son  vivant  : 

1"  Essais  de  granmaire  contenus  en  trois  discours.  A  Paris, 
chez  Jcan-Baptisle  Coignard  imprimeur,  etc.,  MDGG,  avec  privi- 
lège de  Sa  Majesté,  i  vol.  in-12.  L'exemplaire  incomplet  que  nous 
avons  pu  voir  chez  M.  F.  Brunot,  ne  contient  que  le  Premier 
discours,  qui  traite  des  voyèles.  Les  deux  autres  sont  probable- 
ment le  Second  discours  qui  traite  des  consones  et  la  Lètre  sur 
l'ortog-rafe  écrite  en  1  6g4- 

2"  Essais  de  granmaire  qui  contiennent  :  I  Un  discours  sur 
les  voyèles,  Il  Un  discours  sur  les  consones,  III  Une  lètre  sur 
Cortografe,  1 V  Suptémant  à  la  Lètre  sur  l'ortografe.  A  Paris, 
elles  Grégoire  Dupuis,  rue  Saint-Jâques,  à  la  Fontaine  d'Or. 
Avec  aprobation  et  privilège  du  Roi,  1711.  i  vol,  in-8°  (Bibl.  Nat. 

X,  9844). 

3»    Réflexions  sur  la  granmaire  fransoise.   A   Paris,    chez 


52  LA  DISCUSSION  DU   PROGRAMME 

Gomme  ses  collègues  lui  réclament  «  une  comparaison 
entre  notre  langue  et  la  plupart  de  celles  que  nous  connais- 
sons )),  il  leur  répond  :  «  Gela  demande  une  connaissance  assez 
exacte  du  génie  et  des  diverses  parties  de  chaque  langue. 
Tout  cela  est  au-dessus  de  mes  forces.  Gependant,  puisque 
vous  le  voulez,  je  vas  (sic)  écrire  quelque  chose  sur  cette 
matière  ;  un  autre  fera  sans  doute  mieux  ».  Et  il  indique  en 
quelques  mots  la  marche  à  suivre  :  ((  Je  crois  qu'il  faut 
prendre  ce  dessein  par  parties,  examiner  d'abord  les  langues 
par  rapport  à  la  grammaire,  ensuite  par  rapport  au  dic- 
tionnaire, et  pousser  la  recherche  jusqu'à  la  rhétorique  et 
à  la  poétique  ;  dans  la  grammaire  examiner  les  diverses 
parties  l'une  après  l'autre,  les  verbes,  les  noms,  les  autres 
parties  du  discours  qu'on  appelle  les  parties  d'oraison,  et 
la  construction  des  mots  qu'on  nomme  syntaxe  ;  dans  le 
dictionnaire,  examiner  les  mots  qui  sont  racines,  ceux 
qui  sont  dérivés,  ceux  qui  sont  composés,  dans  la  rhéto- 
rique et  dans  la  poétique,  la  nature  et  le  style  des  divers 

Jean-Baptiste  Geignard,  imprimeur  ordinaire  du  Roy,  MDGG 
XVII.  Avec  privilège  de  Sa  Majesté,  i  vol.  in-8'  (Bibl.  Nat.  Rés. 
X,  1931). 

4°  Idées  nouvèles  sur  diférantes  matières  de  granmaire,  par 
fauteur  de  la  Géografie  historique.  A  Paris,  chez  Jean  Desaint 
et  Gabriel-François  Quillau,  etc.,  M.DGG.XXII.  i  vol.  in-8»  (Bibl. 
Nat.  Rés.  X,  1931,  reUé  avec  le  précédent).  Ne  contient,  de  plus 
que  le  second  recueil,  que  l'opuscule  intitulé  Sur  Vortografe 
fransoise. 

Ges  quatre  recueils,  surtout  les  trois  premiers,  permettent  de 
fixer  approximativement  l'époque  où  chaque  opuscule  fut  rédigé. 
En  faisant  le  calcul  le  plus  large,  on  peut  ainsi  supposer  que  les 
Réflexions  sur  la  granmaire  fransoise  ont  vu  le  jour  entre  1711 
et  1717.  Pour  plus  de  détails,  voyez  l'édition  de  B.  Jullien  que 
nous  suivons  dans  notre  exposé. 


LE   DÉBAT   SUR   LES    OCCUPATIONS   DE   L'aCADÉMIE  53 

discours  ou  autres  ouvrages  de  prose  ou  de  vers  (i).  » 
De  cet  important  programme,  l'abbé  de  Dangcau  n'a  lui- 
même  exécuté  qu'une  faible  partie,  se  bornant  à  pousser  sa 
comparaison  dans  le  domaine  du  verbe  (2).  Son  attention 
se  porte  ensuite  ailleurs  :  il  trace  les  grandes  lignes  d'un 
traité  de  grammaire.  Passant  en  revue  les  ((  principales  par- 
ties du  discours  »,  il  s'attarde  notamment  à  l'examen  des 
«  parties  du  verbe  »  et  jette  les  fondements  d'une  classifica- 
tion remarquable  sur  laquelle  nous  aurons  l'occasion  de 
revenir.  Il  ne  craint  pas  non  plus  d'aborder  le  détail  de 
certains  chapitres,  ceux  qui  doivent  traiter  des  «  préposi- 
tions ))  et  des  «  particules  )).  Des  notes  éparses,  c  Sur  le  mot 
quelque  »,  «  Sur  le  mot  quelqu'un  »,  «  Sur  la  préposition 
après  )),  complétaient  ce  matériel  dont  l'Académie,  rendant 
hommage  au  zèle  et  aux  capacités  de  Dangeau,  réclamait 
((  instamment  »  la  publication  dès  1716  «  afin  de  n'être  pas 
seule  à  profiter  de  ses  découvertes  »  (3).  Conformément  à 
ce  souhait,  deux  ans  plus  tard  —  Coignard  n'est  jamais 
pressé  —  paraissaient  les  Réflexions  sur  la  granmaire 
fransoise  ;  l'accueil  que  la  compagnie  leur  faisait,  prouve 
qu'elle  n'avait  pas  perdu  de  vue  la  portée  de  cet  ouvrage 
((  qui  pourra,  disait-elle,  être  d'une  grande  utilité  pour  la 
composition  d'une  grammaire  »  (4). 

(i)  Sur  la  comparaison  de  la  langue  fransoise  avec  les  autres 
langues. 

(2)  Considérations  sur  les  diverses  manières  de  conjuguer 
des  Grecs,  des  Latins,  des  Fransois,  des  Italiens,  des  Espagnols, 
des  Alemans,  etc. 

(3)  Registres,  3i  oclobre  1715. 

(4)  Registres,  16  décembre  17 17. 


54  LA   DISCUSSION   DU  PROGRAMME 


II 


Au  terme  de  cette  nouvelle  période  du  débat  sur  les 
occupations  de  l'Académie,  la  période  des  «  projets  »,  la 
publication  du  travail  de  l'abbé  Dangeau  semble  en  ouvrir 
une  autre,  celle  des  actes.  Le  'Dictionnaire  dont  on  avait 
revu  les  dernières  épreuves,  allait  paraître.  L'Académie 
déclarait  sa  résolution  de  «  prendre  des  mesures  pour  satis- 
faire à  ses  autres  obligations  et  pour  travailler  à  fixer  la 
langue  autant  que  cela  sera  possible  dans  l'état  de  perfec- 
tion où  elle  se  trouve  »  (i).  N'était-elle  pas  en  possession  de 
toutes  les  pièces  du  grand  procès  qu'elle  instruisait  depuis 
si  longtemps  contre  elle-même,  les  deux  Discours  de  l'abbé 
de  Saint-Pierre  (2),  Y  Avis  de  Valincour,  celui  de  l'abbé 
Genest,  la  Lettre  de  Fénelon,  etc.,  etc.  ?  11  n'en  fallait  pas 
davantage  pour  éclairer  sa  religion.  Aussi,  dès  la  première 
séance  où  elle  délibère  sur  le  travail  commun  (i^  janvier 
17 18),  l'unanimité  des  voix  est-elle  franchement  acquise 
au  projet  qui  avait  Rni  par  grouper  tous  les  suffrages  des 
académiciens  dans  la  séance  du  26  mai  17 14,  le  projet  de 
grammaire.  Les  statuts,  fait-on  remarquer  à  ce  propos.n'auto- 
risent  pas  la  moindre  hésitation.  C'est  à  peine  si  quelques 
membres  demandent  qu'on  joigne  à  ce  travail  «  sec,  épineux 
et  sans  aucun  agrément  »  une  occupation  «  plus  agréable  », 
par  exemple  la  critique  de  quelques  bons  auteurs  à  laquelle  on 

(i)  Registres,  29  décembre  1717. 

(2)  Après  son  exclusion,  l'abbé  de  Saint- Pierre  écrivit  encore 
un  troisième  mémoire  ou  Projet  pour  rendre  V  Académie  fran- 
çaise plus  utile  qu'elle  n'est  (inséré  au  t.  III  de  ses  Oeuvres  politi- 
ques, Rotterdam,  1733,  4  vol.  in-12).  Il  y  expose  le  plan  d'une 
réorganisation  complète  de  l'Académie  à  laquelle  il  veut  donner 
le  nom  d'Académie  des  bons  écrivains. 


LE   DÉBAT    SUR    LES    OCCUPATIONS   DE   l'aCADÉMIE  55 

pourrait  consacrer  une  séance  sur  deux.  Cette  proposition 
est  repoussée  comme  étant  de  nature  à  retarder  la  publica- 
tion de  la  grammaire  «  qui  doit  être  présentement  notre 
unique  objet  ».  Touchant  la  manière  de  travailler,  on  décide 
«  à  la  pluralité  des  voix  qu'on  lira  d'abord  la  grammaire 
raisonnée  de  Port-Royal,  qu'on  lira  ensuite  celle  de  Robert 
Estienne,  qu'on  prendra  celle  de  M.  l'abbé  Régnier,  qu'enfin 
on  lira  celle  du  P.  Bufïier,  et  que  de  toutes  les  observations 
qui  auront  été  faites  sur  ces  ouvrages,  on  composera  une 
nouvelle  grammaire,  en  conservant  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon 
et  de  vrai  dans  celle  de  M.  labbé  Régnier  et  dans  les  autres, 
et  en  réformant  tout  ce  qui  se  trouvera  contraire  aux  prin- 
cipes dont  on  sera  convenu  ». 

Un  peu  plus  d'une  année  se  passe  à  poursuivre  l'exé- 
cution de  ce  plan  par  lequel  on  espérait  donner  satisfaction 
aux  exigences  du  règlement.  Dans  la  préface  remaniée  de 
son  Dictionnaire,  l'Académie  venait  de  prendre  de  nouveau 
l'engagement  public  de  compléter  son  grand  ouvrage  par 
une  grammaire  (i).  Mais  il  y  avait  loin  de  la  coupe  aux 
lèvres.  Le  ii  mai  1719,  le  secrétaire  perpétuel  en  était  réduit 
à  constater  devant  ses  collègues  assemblés  que  «  depuis  sept 
ou  huit  mois  l'Académie  avait  travaillé  à  obéir  à  la  déli- 
bération qui  avait  été  prise  au  mois  de  janvier  de  l'année 
dernière,  qui  était  de  donner  une  grammaire  pour  acquitter 
la  dette  que  ses  fondateurs  lui  ont  laissée  ;  qu'on  avait  lu  les 
meilleurs  grammairiens  selon  le  règlement  qui  avait  été  fait, 
et  qu'on  y  avait  fait  plusieurs  remarques,  mais  que  quand 
on  avait  voulu  mettre  la  main  à  l'œuvre,  l'expérience  avait 
fait  voir  qu'il  était  très  dillicile  que  la  compagnie  fît  un 
ouvrage  de  système  qui  ne  peut  partir  que  de  la  tête  d'un 
seul  ». 

(i)  «  Dans  le  traité  de  la  Grammaire,  on  examinera  les 
raisons  des  grammairiens  modernes ...» 


56  LA    DISCUSSION    DU   PROGRAMME 

L'épreuve  de  1700  renouvelée  à  une  vingtaine  d'années 
de  distance,  donnait  les  mêmes  résultats.  Tout  était  remis 
en  question  et  dans  des  termes  à  peu  près  pareils  à  ceux 
dont  on  s'était  alors  servi.  Les  uns  demandent  que  toute 
l'attention  de  l'Académie  se  concentre  sur  le  Dictionnaire 
qui,  dans  un  cadre  élargi  où  figureront  des  exemples  des 
meilleurs  auteurs,  accueillera  «  les  règles  les  plus  néces- 
saires et  les  i)réceptes  les  plus  importants  »  de  la  grammaire, 
de  la  rhétorique  et  de  la  poétique.  On  leur  objecte  que  dans 
une  nation  ((  inconstante  et  avide  de  nouveautés  »,  pareille 
résolution  couvrirait  l'Académie  de  ridicule  en  laissant  croire 
qu'elle  n'est  pas  capable  de  confectionner  un  autre  ouvrage 
qu'un  dictionnaire.  Il  faut  à  tout  prix  servir  au  public  quel- 
que chose  de  neuf  qui  puisse  «  l'instruire  et  l'amuser  ».  En 
conséquence,  d'aucuns  persistent  à  réclamer  une  grammaire 
dont  la  préparation  serait  confiée  à  «  quelqu'un  de  MM.  les 
académiciens  »  qui  ferait  ensuite  sanctionner  son  travail  par 
l'assemblée  (on  avait  oublié  l'expérience  faite  avec  Régnier- 
Desmarais).  «  Cela  serait  d'autant  plus  aisé,  font-ils  observer, 
que  nous  avons  déjà  le  travail  de  M.  l'abbé  de  Dangeau  qui 
a  fort  médité  sur  cet  art,  qui  y  a  fait  des  réflexions  très  judi- 
cieuses qu'il  a  communiquées  à  la  Compagnie  et  qui,  si  ses 
autres  occupations  ne  lui  permettent  pas  de  se  charger  du 
travail  entier,  ne  refusera  pas  de  lui  faire  part  de  ce  qu'il  a 
encore  et  qu'il  n'a  pas  imprimé.  »  —  Enfin  l'examen  des  bons 
auteurs  semble  toujours  à  certains  académiciens  l'occupation 
la  plus  propre  à  concilier  les  diverses  exigences  du  règle- 
ment et  à  fournir  au  public  «  quelqu'ouvrage  qui  satisferait 
sa  curiosité  et  remplirait  son  attente  ». 

Partagée  de  nouveau  entre  ces  trois  conseils,  l'Académie 
se  trouvait  dans  cet  état  d'indécision  pénible  à  force  de  se 
prolonger  au  cours  duquel  la  moindre  parole  énergique 
entraîne  les  volontés  hésitantes.  Valincour,  depuis  peu 
nommé  directeur,  osa  prononcer  cette  parole.  Dans  la  séance 


LE   DÉBAT    SUR    LES    OCCUPATIONS    DE   l'aCADÉMIE  67 

du  i3  juillet  suivant,  il  s'exprime  «  avec  beaucoup  de  force  » 
sur  la  nécessité  de  ((  prendre  une  résolution  qui  pût  être 
exécutée,  afin  qu'une  compagnie  aussi  célèbre  que  l'Acadé- 
mie française  et  qui  a  reçu  de  Louis  le  Grand  des  distinc- 
tions si  glorieuses,  ne  devienne  pas  un  membre  inutile  dans 
l'État  ».  A  la  faveur  de  l'impression  produite  par  son  dis- 
cours et  après  un  long  débat  où  les  trois  avis  qui  se  parta- 
geaient l'assemblée,  furent  ((  repris  et  débattus  avec  beaucoup 
de  zèle  »,  Valincour  réussissait  à  faire  accepter  par  ses 
confrères  le  projet  qui  lui  tenait  particulièrement  à  cœur 
depuis  qu'il  en  avait  jadis  exposé  les  grandes  lignes  dans 
son  Açis.  L'Académie  se  décidait  enfin  à  «  entreprendre 
l'examen  des  auteurs  ».  Le  secrétaire  perpétuel,  auquel  les 
académiciens  auraient  à  communiquer  leurs  observations 
par  écrit,  devait  former  du  tout  ((  un  ouvrage  suivi  et  com- 
plet qui  puisse  être  donné  au  public  avec  les  textes  quand 
la  compagnie  le  jugera  à  propos  ».  Cette  occupation  ne 
devait  porter  préjudice  ni  au  Dictionnoire  qui  «  serait 
toujours  sur  le  bureau  comme  le  travail  ordinaire  »,  ni  aux 
doutes  que  les  particuliers  pourraient  soumettre  au  juge- 
ment de  l'Académie.  Deux  ouvrages  étaient  en  même  temps 
désignés  pour  inaugurer  ce  nouveau  programme  :  en  pre- 
mier lieu  la  traduction  de  Qninte-Curce  par  Vaugelas, 
((  parce  que  comme  cet  auteur  a  fort  bien  écrit  sur  la  lan- 
gue, il  a  encore  aujourd'hui  beaucoup  d'autorité,  quoique 
beaucoup  de  ses  expressions  et  de  ses  tours  de  phrases 
aient  vieilli,  et  qu'il  est  très  important  de  faire  connaître 
en  quoi  il  doit  ou  ne  doit  pas  être  suivi  »  ;  en  second  lieu 
XAthalie  de  Racine,  «  parce  que  c'est  une  des  plus  parfaites 
tragédies  que  nous  ayons  et  que  l'examen  de  cette  pièce 
peut  fournir  beaucoup  de  réflexions  curieuses  et  de  remar- 
ques très  utiles  pour  la  langue,  pour  la  rhétorique  et  pour 
la  poétique  ». 

La   tâche  accomplie  par  l'Académie  dans  ce  nouveau 


58  LA   DISCUSSION   DU   PROGRAMME 

champ  d'activité  n'a  pas  d'ailleurs  excédé  la  critique  de  ces 
deux  ouvrages.  Du  moins  furent-ils  examinés  complètement 
l'un  et  l'autre.  Le  commentaire  sur  le  Qainte-Gurce  peut 
être  considéré  comme  terminé  au  mois  de  septembre  1720, 
Celui  d'Athalie  paraît  avoir  pris  beaucoup  plus  de  temps. 
Aucun  n'a  été  publié  par  l'Académie  avec  ou  sans  le  texte 
annoté.  N'avons-nous  pas  dit  que  le  courage  de  cette  assem- 
blée n'était  pas  toujours  à  la  hauteur  de  son  zèle  ? 


III 


Ainsi  prenait  fin,  tout  à  l'avantage  du  second,  l'antago- 
nisme des  deux  grands  projets  qui  se  disputaient  depuis 
vingt  ans  la  faveur  de  l'Académie,  le  traité  de  grammaire  et 
la  critique  des  bons  auteurs.  Encore,  des  formes  diftérentes 
que  celle-ci  pouvait  revêtir,  journal  d'observations  ou  clas- 
siques annotés,  il  n'y  avait  réellement  que  la  seconde  qui 
restât  maîtresse  du  terrain.  Quel  fut  au  dix-huitième  siècle 
le  sort  du  programme  dont  nous  venons  de  suivre  la  dis- 
cussion au  sein  même  de  l'Académie  ?  La  question  n'est  pas 
indifl'érente  en  elle-même  ;  elle  acquiert  une  grande  impor- 
tance du  fait  qu'à  ce  programme  est  liée,  comme  nous  le 
verrons,  la  destinée  du  purisme  pendant  un  siècle.  Nous 
allons  donc  tâcher  d'y  répondre  ;  mais  auparavant,  une  obser- 
vation  s'impose. 

A  ne  tenir  compte  que  de  la  difl'usion  des  pièces  princi- 
pales du  débat  sur  les  occupations  de  l'Académie,  celui-ci  n'a 
certainement  pas  exercé  une  action  directe  appréciable  sur 
le  travail  des  grammairiens.  Seule  la  Lettre  de  Fénelon. 
à  nos  yeux  le  moins  significatif  de  ces  documents,  franchit 
les  limites  d'un  petit  cercle  d'initiés, et  cela  pour  des  raisons 
étrangères  à  notre  sujet  (notamment  la  querelle  des  Anciens 
et  des  Modernes).  C'est  à  peine  si  les  deux  «  discours  ))  de 


LE  DÉBAT  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L  ACADEMIE      00 

labbé  de  Saint-Pierre  insérés  en  tête  de  l'édition  de  i [717  de 
YHistoire  de  V Académie,  obtiennent  de  loin  en  loin  une 
mention  des  bibliographes  (i)  :  le  projet  d'un  journal 
d'observations  fut  enterré  pour  ainsi  dire  dès  sa  nais- 
sance (2).  Enfin  si  les  idées  de  Valincour  se  sont  révélées 
particulièrement  fécondes  au  dix-huitième  siècle,  il  n'y  est 
personnellement  pour  rien,  puisque  son  Apîs  reste  caché 
parmi  les  papiers  de  l'Académie  jusqu'à  l'époque  tardive  où 
Querbœuf  l'ayant  découvert  on  ne  sait  où,  le  fit  entrer  par 
erreur  dans  son  édition  des  œuvres  de  Fénelon. 

C'est  à  un  autre  titre  que  le  débat  sollicite  notre  intérêt, 
comme  une  sorte  de  miroir  où  se  reflètent  distinctement  les 
préoccupations  dominantes  de  la  grammaii'e  au  début  de  la 
période  que  nous  avons  entrepris  de  parcourir.  Les  divers 
projets  mentionnés  plus  haut  répondent  à  ces  préoccupations. 
L'Académie  les  centralise,  mais  entré  elle  et  l'extérieur,  ils 
circulent  à  l'état  de  formules  plus  ou  moins  précises  qui,  en 
se  propageant  plus  tard  dans  les  milieux  cultivés,  feront  des 
conquêtes  de  plus  en  plus  étendues.  En  ce  qui  concerne 
notamment  les  classiques  annotés,  nous  avons  déjà  men- 
tionné les  réimpressions  successives  àw.  Malherbe  de  Ménage. 
Il  faut  y  joindre  l'apparition,  en  1716,  des  premiers  La  Fon- 
taine accompagnés  de  petites  notes  et  la  publication,  en  1716, 
du  Boileau  de  Brossette.  Voici  en  outre,  à  titre  de  curiosité, 

(1)  Cf.  la  Bibliothèque  française  de  Goujet,  I,  p.  187,  ou 
encore  les  Obs.  écr.  mod.  de  l'abbé  Desfonlaines,  III,  p.  271. 
Dans  son  Eloge  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  note  XII,  d'Alembert 
ne  parait  connaître  que  le  Projet  pour  rendre  l'Académie  fran- 
çaise plus  utile  qu'elle  n'est. 

(2)  Nous  ne  parions  pas,  bien  entendu,  du  projet  de  journal 
mentionné  dans  les  règlements  de  Tlnstitut  national  et  dont  il  a 
été  question  plus  haut.  Il  a  été  conçu  indépendamment  de  l'autre 
et  n'a  pas  eu  d'ailleurs  plus  de  succès. 


6o  LA    DISCUSSION    DU    PROGRAMME 

quelques  unes  des  idées  qui  s'agitent  alors  confusément  dans 
le  cerveau  d'un  grammairien  de  second  ordre,  de  Vallange, 
auteur  d'un  Nouveau  système  ou  noui>eau  plan  d'une  gram- 
maire françoise  publié  en  1719.  Elles  se  justifient  de  la 
manière  suivante  : 

1°  Difficulté  de  n'offrir  à  la  jeunesse  que  des  livres  «écrits 
dans  la  dernière  exactitude  pour  le  langage,  aussi  bien  que 
pour  la  pureté  des  mœurs  ».  De  Vallange  annonce  qu'il  don- 
nera à  la  fin  de  sa  grammaire  la  liste  des  ouvrages  qu'il  est 
((  à  propos  de  lire  pour  acquérir  la  pureté  du  langage  »,  liste 
à  laquelle  il  ajoutera  «  quelques  observations  sur  le  style  de 
l'auteur  et  sur  quelques  termes  qui  paraissent  moins 
propres  »  (i). 

2°  Danger  de  l'archaïsme  dans  les  ouvrages  réputés  clas- 
siques. On  l'écarterait  «  si  l'on  avait  quelqu'un  assez  versé 
dans  la  langue  française  pour  avertir  le  lecteur  des  termes 
qui  ne  sont  plus  du  bel  usage  ».  Qui  sera  ce  quelqu'un?  De 
Vallange  ne  le  dit  pas  expressément.  «  Cela  ne  se  peut, 
observe-t-il,  qu'avec  beaucoup  de  peine  et  de  dépense,  puis- 
qu'il faudrait  faire  de  nouvelles  impressions  ;  mais  ce  qui 
pourrait  se  faire  plus  commodément,  ce  serait  de  marquer 
tous  les  termes  usés  de  ces  auteurs  excellents  »  ;  et  de  Vallange 
cite  comme  exemple  Vaugelas  dont  la  traduction  de  Quinte- 
Curce  «  peut  se  lire  sans  courir  le  risque  de  tomber  dans 
quelques  termes  usés,  quand  on  aura  averti  que  tels  et  tels 
termes  dont  il  s'est  servi  ne  sont  plus  du  bel  usage  »  (a). 

3°  Inévitable  obscurité  d'une  œuvre  pour  le  lecteur  peu 

(i)  Nouveau  système  au  nouveau  plan  d'une  grammaire 
françoise...,  Paris,  1719,  in  8%  pp.  398-401  (sous  la  rubrique  : 
Choix  des  livres  françois  propres  pour  la  lecture  de  ceux  qui 
désirent  acquérir  la  pureté  du  langage). 

(2)  Ibid.,  pp.  423-424  (sous  la  rubrique  :  Termes  usés  dans  les 
bons  auteurs  françois). 


LE   DÉBAT   SUR  LES   OCCUPATIONS   DE   l'aCADÉMIE  6î 

familiarisé  avec  l'époque  et  le  lieu  où  elle  a  vu  le  jour. 
«  Boileau,  par  exemple,  fait  une  satire  contre  le  tintamarre 
qui  se  fait  dans  les  rues  de  Paris.  Les  Parisiens  sont  au  fait 
de  ce  qu'il  dit  pendant  que  les  provinces  cherchent  ce  que 
veut  dire  cet  auteur  dans  mille  endroits  de  ses  ouvrages . 
Gomme  nous  sommes  à  Paris,  que  nous  sommes  ses  contem- 
porains et  que  nous  avons  connu  ses  habitudes,  nous  lisons 
ses  écrits  sans  aucune  difficulté.  Les  étrangers  et  les  per- 
sonnes de  province  n'ont  pas  le  même  plaisir  :  nos  neveux, 
dans  quelques  années  d'ici,  seront  dans  le  même  embarras 
que  les  étrangers.  Ce  que  je  dis  de  Boileau  peut  se  dire  de 
presque  tous  les  auteurs  ».  En  conséquence,  «  afin  que  l'on 
puisse  lire  tous  les  auteurs  français  avec  plus  de  plaisir  et 
que  l'on  entende  toutes  leurs  pensées  »,  de  Vallange  annonce 
qu'il  donnera  ((  un  (sic)  espèce  de  commentaire  sur  chaque 
auteur  »  dans  lequel  il  expliquera  ce  qui  est  obscur.  «  Je 
suivrai  l'ouvrage  de  page  en  page  en  faisant  les  remarques 
nécessaires  sur  chaque  endroit  diflicile  ;  j'appelle  ces  com- 
mentaires la  clef  des  auteurs  ».  Passant  au  détail  de  son 
projet,  de  Vallange  ajoute  :  «  Ces  éclaircissements  seront 
séparés  pour  chaque  auteur  et  seront  réunis  en  un  seul 
volume  pour  ceux  qui  voudront  les  avoir  de  cette  sorte. 
Par  le  moyen  de  ces  notes,  on  pourra  se  servir  des  ouvrages 
imprimés  tels  qu'ils  sont  ;  par  conséquent  moins  de  dépense. 
J'y  joindrai  les  mots  qui  ne  sont  plus  du  bel  usage  et  la  cri- 
tique de  chaque  ouvrage,  si  j'en  ai  le  loisir,  ou  je  prierai 
quelques-uns  de  mes  amis  de  le  faire  »  (i). 

De  Vallange  n'a  donné  suite  à  aucun  de  ces  projets  qu'il 
distingue  du  reste  assez  mal.  Le  dernier  s'inspire  probable- 
ment de  Brossette  et  de  son  grand  ouvrage  sur  Boileau  ;  les 
deux  autres  peuvent  être  rapprochés  des  projets  académiques. 

(i)  Ibid.,  pp.  485-487  (sous  la  rubrique  :  La  clé  des  auteurs 
français). 


62  LA   DISCUSSION    DU   PROGRAMME 

Seraient-ils  un  écho  du  débat?  (i)  Direct,  c'est  douteux; 
indirect,  c'est  très  possible,  en  admettant,  comme  nous  le 
disions  tout-à-lheure,  que  celui-ci  a  des  prolongements  hors 
de  l'enceinte  académique. 

(i)  Il  est  au  moins  remarquable  que  de  Vallange  désigne  la 
Quinte-Curce  de  Vaugelas  au  moment  même  où  l'Académie  se 
décide  à  commenter  cet  ouvrage.  A  plusieurs  reprises,  il  fait 
allusion  à  ses  relations  personnelles  avec  un  académicien. 


CHAPITRE  II 


L  EXECUTION      DU      PROGRAMME  : 
1°  LA  GRAMMAIRE  FRANÇAISE. 


Tentative  académique  de  1740.  —  Principes  généraux  et  principes 
particuliers  ;  dillicultés  dans  les  deux  sens.  —  Influence  de  la 
grammaire  latine  :  les  déclinaisons.  —  Excès  et  succès  des 
novatevirs.  — La  tradition  grammaticale.  —  Compilation  des  règles. 

—  Critique   constitutive  et  critique  préservative  :  leurs  principes. 

—  Sort  des  principes  particuliers  :  la  grammaire  dans  les  diction- 
naires. 

Une  dernière  fois,  l'Académie  tenta  de  réaliser  son  projet 
de  grammaire  française  après  l'achèvement  du  Dictionnaire 
de  174O'  Tout  se  borna  du  reste  à  examiner  pendant  quelque 
temps  Vaugelas,  Bouhours  et  Régnier-Desmarais.  La  com- 
pagnie, bientôt  lasse  de  ce  travail,  renonça  de  nouveau  à 
confectionner  elle-même  un  ouvrage  a  dont  il  ne  s'est  fait, 
écrivait  en  1744  1  abbé  d'Olivet  à  son  ami  le  président 
Bouhier,  ni  ne  se  fera  une  panse  d'à  »  (i).  Toutefois,  tandis 
qu'elle  passait  à  d'autres  occupations  (2),  elle  remettait  à 

(i)  Lettre  du  i3  février  17^4.  Bibl.  Nat.  Ms.,  /./r.,  24421,  f»  149. 
(Cette  lettre  n'a  pas  été  reproduite  par  Livet  dans  son  Histoire 
de  V Académie.) 

(2)  Notamment,  toujours  d'après  la  même  lettre,  la  composi- 
tion d'une  Rhétorique.  Elle  se  mit  à  lire  pour  cela  le  Quintilien 
traduit  par  l'abbé  Gcdoyn.  Mais  ce  fut  tout  :  elle  ne  poussa  pas 
plus  loin  dans  cette  voie. 


64  l'exécution  du  programme 

trois  de  ses  membres  «  que  l'on  supposait  avoir  le  plus  de 
loisir  ou  le  plus  de  bonne  volonté  »,  le  soin  d'élaborer  «  une 
espèce  de  code  grammatical  où  se  trouveraient  les  notions 
et  les  principes  qu'un  dictionnaire  ne  peut  débrouiller,  ni 
répéter  à  chaque  mot  »  (i).  L'abbé  de  Rothelin  devait  s'occu- 
per des  ((  particules  »  auxquelles  il  était  question  de  joindre 
des  recherches  sur  les  gallicismes,  l'abbé  Gédoyn  du  verbe, 
l'abbé  d'Olivet  à  la  fois  du  nom,  de  l'article  et  du  pronom. 
Cette  répartition  du  travail  correspondait  à  une  division 
générale  de  la  grammaire  imaginée  par  l'Académie  et  sui- 
vant laquelle  «  tout  le  jeu  de  notre  langue  se  renferme  dans 
trois  sortes  de  mots,  les  uns  qui  se  déclinent,  d'autres  qui  se 
conjuguent  et  d'autres  enfin  qui  ne  se  déclinent  ni  ne  se 
conjuguent  ».  Par  une  ironie  du  sort,  le  seul  fragment  de 
l'ouvrage  qui  ait  vu  le  jour,  celui  de  l'abbé  d'Olivet,  tendit 
précisément  à  éliminer  de  la  grammaire  française  cette 
notion  de  «  déclinaison  »  que  l'auteur  avait  pour  tâche  de 
mettre  en  lumière.  L'abbé  de  Rothelin  et  l'abbé  Gédoyn 
moururent  tous  deux  avant  d'avoir  pu  livrer  leur  tribut 
(1744)-  Ce  que  l'abbé  d'Olivet  avait  écrit  sur  les  «  deux  pre- 
mières parties  de  l'oraison  »  fut  tiré  à  quarante  exemplaires 
destinés  aux  académiciens  en  174^  (2).  Plus  tard,  l'ensemble 
de  son  travail  prit  place  dans  ses  Remarques  sur  la  langue 
française  sous  le  titre  d'Essais  de  grammaire  (3). 

(i)  D'Olivet,  Remarques  sur  la  langue  française,  1767,  pp.  5 
et  sq. 

(2)  Lettre  au  P'  Bouhier,  23  oclobre  1^43  (Histoire  de  l'Aca- 
mie,  II,  pp.  448-449)«  Dans  sa  lettre  du  6  août  1743  (Ibid.,  p.  447) 
d'Olivet  annonce  à  son  ami  qu'ayant  terminé  son  Ciceron  ad 
usum  delphini,  il  a  «  entamé  deux  autres  petits  ouvrages  sur 
notre  langue  ».  Leur  signalement  répond  à  celui  des  Essais  de 
grammaire. 

(3)  Quérard  mentionne  une  édition  des  Essais  de  grammaire 
datée  de  1^32  (Paris,  in-12).  Mais  cet  ouvrage  n'a  pas  pu  paraître 


LA    GRAMiMÂlRE    FRANÇAISE  65 

Cette  nouvelle  tentative  académique  est  intéressante 
parce  qu'on  y  retrouve  la  trace  des  mêmes  préoccupations 
auxquelles  nous  avons  vu  précédemment  la  compagnie  s'atta- 
cher :  soit  élaboration  d'un  plan  rationnel  de  la  grammaire 
et  inspection  des  matériaux  dont  on  dispose  pour  fixer  la 
langue.  Telles  étaient  en  effet  les  deux  termes  du  problème 
qu'elle  avait  à  résoudre  :  d'une  part,  il  s'agissait  pour  elle 
d'établir  l'appareil  complet  des  «  principes  généraux  »  de  la 
grammaire  française,  c'est-à-dire  ses  divisions,  ses  défini- 
tions et  sa  nomenclature  ;  de  l'autre,  elle  avait  à  rassembler 
et  à  critiquer  la  foule  de  ses  règles  de  détail  ou  de  ses 
((  principes  particuliers  ».  Soit  que,  selon  la  recommanda- 
tion de  Valincour,  elle  multiplie  les  remarques  afin  d'en 
«  former  le  plan  d'une  grammaire  française  »,  soit  qu'elle 
désigne  l'abbé  Régnier-Desmarais,  l'abbé  ïallemant  ou 
labbé  de  Dangeau  pour  confectionner  ce  plan,  soit  qu'elle 
examine  les  Remarques  de  Vaugelas  et  du  P.  Bouhours,  la 
Grammaire  de  Port-Royal,  les  traités  de  Robert  Estienne, 
de  Régnier-Desmarais  ou  du  P.  Buffier,  soit  enfin  qu'elle 
((  épluche  »  les  bons  auteurs,  c'est  toujours  ce  double 
objet  qu'elle  a  en  vue.  De  là  deux  directions  distinctes 
dans  son  activité.  11  n'y  avait  pas  moins  à  faire  dans  l'une 
que  dans  Tautre. 


L'eflbrt  accompli  par  les  logiciens  de  Port  Royal  pour 
établir    la    grammaire    sur    de    nouvelles    bases,    n'avait 

avant  les  circonstances  que  nous  retraçons  et  qui  lui  ont  donné 
naissance.  Nous  ne  croyons  pas  d'autre  part  qu'on  en  puisse 
relever  aucune  trace  entre  1742  et  1767,  sinon  dans  les  passages 
de  la  correspondance  de  l'abbé  d'Olivet  cités  plus  haut.  Seul  le 
traité  des  participes  a  été  publié  par  l'auteur  en  1754  dans  ses 
Opuscules  sur  la  langue  françoise. 

.  F.  —  5. 


66  l'exécution  du  programme 

abouti  qu'à  la  pose  des  premiers  jalons  de  l'entreprise,  et 
notamment,  le  bénéfice  qu'en  a  retiré  par  la  suite  la  gi'am- 
maire  française,  enfin  dégagée  des  entraves  de  la  grammaire 
latine,  est  encore  à  peine  appréciable  chez  eux.  Leur  petit 
traité  éclaire  la  notion  de  grammaire  générale  d'une  vive 
lumière,  mais  sans  que  la  notion  de  grammaire  particulière, 
son  juste  complément,  en  profite  d'une  manière  très  sensible, 
Sur  ce  point  en  effet,  les  progrès  ont  été  fort  lents.  Pendant 
la  plus  grande  partie  du  dix-huitième  siècle,  la  grammaire 
française  est  tiraillée,  si  l'on  peut  dire,  entre  deux  partis 
extrêmes,  l'un  cramponné  à  la  tradition,  l'autre  emporté  par 
son  zèle  réformateur.  Le  premier  recule,  mais  pas  à  pas  ;  le 
second  avance,  mais  non  sans  donner  dans  quelques  excès. 
Tout  «  philosophe  »  qu'il  se  proclame,  Régnier-Desmarais 
en  est  encore  à  professer  que, comme  la  langue  française  «  est 
presque  toute  formée  de  la  langue  latine,  elle  a  pris  de  la 
grammaire  latine  la  plupart  des  préceptes  qui  composent  sa 
grammaire  et  la  plupart  des  termes  qui  servent  à  les  expri- 
mer ))  (i).  Cette  explication  ne  satisfait  pas  le  P.  Buffier  : 
«  Est-ce  là,  répond-il  dans  son  Préservatif,  donner  une  idée 
assez  exacte  de  la  grammaire  française,  et  ne  serait-il  pas 
plus  vrai  de  dire  que  la  grammaire  française  s'éloigne  de  la 
plupart  des  règles  les  plus  essentielles  de  la  grammaire  latine? 
Celle-ci  décline  les  noms  et  leur  fait  changer  d'inflexion  en 
ses  divers  cas  ou  emplois  :  celle-là  ne  le  fait  point  ;  l'une 
n'emploie  point  d'articles  ;  le  latin  a  trois  genres  de  noms,  le 
français  n'en  a  que  deux  ;  le  latin  conjugue  presque  tous  ses 
verbes  par  la  seule  terminaison  des  mots  et  n'a  presque  point 
de  verbes  auxiliaires  dans  les  conjugaisons  :  le  français  con- 
jugue la  plupart  des  temps  de  ses  verbes  par  les  deux  verbes 
auxiliaires  je  suis  etfai,  le  second  desquels  n'a  nul  rapport 
à  la  conjugaison  des  Latins  ;  le  latin  met  presque  toujours  le 

(i)  Grammaire,  1706, 10-4",  p.  a. 


LA    GRAMMAIRE  FRANÇAISE  6^ 

verbe  à  la  fin  de  la  phrase  :  le  français  ne  le  met  presque 
jamais  »  (i).  Dans  les  premières  éditions  de  sa  grammaire,  le 
P.  Buffier  soutient  déjà  le  même  principe  et  critique  l'habi- 
tude qu'on  a  d'appliquer  ainsi  à  une  langue  la  grammaire 
d'une  autre  langue.  «  C'est  en  particulier,  dit-il,  un  défaut 
essentiel  dans  les  grammaires  françaises  qu'on  a  voulu  faire 
sur  le  plan  des  grammaires  latines  sous  prétexte  que  le  fran- 
çais venait  du  latin  »  (2).  Toutefois,  le  P.  Buflier  se  montre 
beaucoup  moins  hardi  dans  la  pratique  que  dans  la  théorie 
et  verse  encore,  plus  qu'il  n'en  aurait  le  droit,  dans  le  travers 
qu'il  reproche  à  Régnier-Desmarais  :  telle  est  alors  la  puis- 
sance des  liens  traditionnels  qui  tiennent  attachées  l'une  à 
l'autre  la  grammaire  française  et  la  grammaire  latine  ! 
Ce  n'est  que  beaucoup  plus  tard  qu'elles  se  séparent  com- 
plètement. 

Il  y  avait  déjà  de  longues  années  que  l'abbé  d'Olivet 
soutenait  «  en  pleine  Académie  que  les  grammaires  grecques 
et  latines  qui,  jusqu'à  présent,  ont  servi  de  base  et  de  modèle 
pour  nos  grammaires  françaises,  sont  totalement  opposées  au 
génie  de  notre  langue  »,  lorsqu'à  la  prière  de  ses  confrères,  il 
se  décida  à  développer  cette  idée  dans  ses  Essais  de  gram- 
maire (3).  Cet  ouvrage,  comme  nous  l'avons  dit,  n'ayant  été 
porté  primitivement  qu'à  la  connaissance  des  seuls  acadé- 
miciens, l'abbé  Girard  se  charge,  dans  un  bruyant  réquisi- 
toire, de  lever  aux  yeux  du  grand  public  ce  qu'il  appelle  «  le 
voile  de  la  latinité  »  derrière  lequel  les  vrais  principes  de  la 
langue  française  sont  longtemps  restés  cachés  (4).  Il  le  fait 

(1)  Préservatif  contre  Régnier- Desmurais  (Grammaire,  édit. 
de  1723,  p.  534). 

(2)  Grammaire,  édit.  de  1714.  P-  8. 

(3)  Lettre  au  P*  Bouhier,  aS  octobre  1743  (Histoire  de  l'Aca- 
démie, II,  p.  448). 

(4)  Vrais  principes  de  la  langue  françoise,  1747,  I?  P-  v. 


68  l'exécution  du  programme 

longuement,  trop  longuement  et  dans  un  langage  pompeux  et 
fleuri  qui  risque  fort  de  compromettre  le  succès  de  sa  cause. 
La  juste  réputation  qu'il  s'est  acquise  par  ses  Sj'norvymes 
français,  comme  aussi  l'entrée  en  ligne  des  principaux  gram- 
mairiens «  philosophes  )),ne  sont  pas  de  trop  pour  sauver  cette 
cause  du  ridicule  où  de  tels  excès  menacent  de  la  plonger.  A 
défaut  de  l'abbé  Girard,  la  voix  de  Dumarsais  se  fait  enten- 
dre :  ((  On  ne  doit  pas  régler  la  grammaire  d'une  langue  par 
les  formules  de  la  grammaire  d'une  autre  langue,  pose-t-il  en 
principe.  Les  règles  d'une  langue  ne  doivent  se  tirer  que  de 
cette  langue  même  ».  Il  croit  devoir  rappeler  cette  vérité  aux 
grammairiens  qui,  «  voulant  donner  à  nos  verbes  des  temps 
qui  répondissent  comme  en  un  seul  mot  aux  temps  simples 
des  Latins,  ont  inventé  le  mot  de  verhe  auxiliaire.  C'est  ainsi, 
continue-t-il,  qu'en  voulant  assujettir  les  langues  modernes 
à  la  méthode  latine,  ils  les  ont  embarrassées  d'un  grand 
nombre  de  préceptes  inutiles,  de  cas,  de  déclinaisons  et 
autres  termes  qui  ne  conviennent  point  à  ces  langues  et  qui 
n'y  auraient  jamais  été  reçus  si  les  grammairiens  n'avaient 
pas  commencé  par  l'étude  de  la  langue  latine  »  (i). 

C'est  en  effet  sur  le  terrain  des  déclinaisons  que  la  lutte 
est  la  plus  vive.  Lancelot  et  Arnauld  n'avaient  pas  été  sans 
remarquer  déjà  que  «  de  toutes  les  langues,  il  n'y  a  peut-être 
que  la  grecque  et  la  latine  qui  aient  à  proprement  parler  des 
cas  dans  les  noms  ))  (2).  Mais,  absorbés  par  l'analyse  des 
idées  plutôt  qu'attentif?  à  la  forme  des  mots,  ils  n'avaient  pas 
déduit  les  conséquences  nécessaires  de  ce  principe  et  s'étaient 
contentés  de  transporter  les  noms  des  cas,  des  flexions  aux 
rapports  exprimés  par  ces  flexions.  De  là  un  malentendu  à 
la  faveur  duquel  les  déclinaisons  se  maintinrent  longtemps 
après  dans  la  grammaire  française.  L'article  y  prenait  tout 

(1)  Principes  de  grammaire,  i^jGj),  p.  637. 

(2)  Grammaire  générale,  édit.  de  1676,  in-12,  p.  43. 


LA   GRAMMAIRE   FRANÇAISE  69 

simplement  le  rôle  de  la  flexion.  Régnier-Desmarais  décline 
et,  entraîné  par  son  système,  s'interroge  longuement  pour 
savoir  a  s'il  y  a  des  ablatifs  absolus  dans  la  langue  fran- 
<;aise  »  (i).  Le  P.  Buftier,  dûment  averti  pourtant  que  les  cas 
et  les  déclinaisons  «  n'ont  point  de  lieu  parmi  les  noms  fran- 
çais puisqu'ils  ne  reçoivent  presque  nulle  terminaison  diffé- 
rente »,  le  P.  Buffier  décline.  Il  lui  suffît  que  l'article  «  dis- 
tingue, divers  emplois  que  l'usage  fait  des  noms  ».  Par 
cet  endroit,  dit-il,  il  répond  et  supplée  «  à  ce  qui  s'appelle 
dans  la  grammaire  latine  les  cas  des  noms,  qui  sont  diver- 
ses inflexions  ou  terminaisons  d'un  même  nom  »  (2).  De 
Vallange,  auquel  un  «  très  habile  académicien  »  a  cherché  à 
prouver  «  qu'il  n'y  a  point  de  déclinaisons  dans  le  français  », 
lui  oppose  un  raisonnement  identique.  II  a  été  longtemps  du 
même  avis  que  son  contradicteur,  «  parce  que,  dit-il,  j'avais 
attaché  mon  idée  de  la  déclinaison  aux  variations  qui  se  font 
dans  les  terminaisons  des  noms...  Mais  faisant  réflexion  aux 
variations  des  articles,  que  nous  avons  appelés  prénoms, 
comme  le,  du,  au,  etc.,  la,  de  la,  à  la,  etc.,  je  suis  revenu  de 
mon  erreur.  Qu'importe  que  les  changements  des  cas  se 
fassent  dans  les  terminaisons  du  nom  ou  dans  les  prénoms  ; 
il  est  sûr  qu'il  y  a  du  changement  et  un  changement  analo- 
gique et  uniforme  selon  la  qualité  des  noms  ;  ainsi  nous 
admettrons  la  déclinaison  française  avec  les  cas  qui  lui  con- 
viennent »  (3). 

Le  «  très  habile  académicien  »  dont  parle  de  Vallange, 
n'est  probablement  pas  alors  le  seul  ennemi  des  décli- 
naisons. Celles-ci,  à  ne  considérer  que  les  traités  de  gram- 
maire, ne  s'en  portent  d'ailleurs  pas  plus  mal.   En   1744» 

(i)  Grammaire,  170O,  in-4'',  pp.  210  etsq. 

(2)  Grammaire,  édit.  de  1714.  P-  58. 

(3)  Nouveau  système  ou  nouveau  plan  d'une  grammaire 
française,  1719,  p.  262. 


•JO  L  EXECUTION    DU    PROGRAMME 

l'abbé  Valart  ne  craint  pas  de  reprendre  à  son  compte  le 
système  des  cinq  déclinaisons  françaises  imaginées  par  La 
Touche  selon  l'espèce  d'article,  défini,  indéfini  partitif, 
partitif  adjectif,  indéfini  numéral,  qui  sert  à  décliner  le  nom, 
ou  encore  selon  la  présence  ou  l'absence  de  l'article  (i). 
Mais  presqu'à  la  même  époque,  l'abbé  d'Olivet  met  pour  la 
première  fois  la  grammaire  française  d'accord  avec  ((  le  génie 
de  la  langue  »  en  écartant  les  déclinaisons  de  ses  Essais  de 
grammaire,  et  l'abbé  Girard,  suivant  sa  trace,  fait  «  main 
basse  sur  ces  nominatif,  génitif,  datif,  accusatif,  vocatif, 
ablatif  comme  sur  des  barbares  intrus  pour  renverser  les 
lois  fondamentales  de  notre  grammaire  et  pour  être  les 
instruments  odieux  de  son  esclavage  »  (2). 

Au  ton  de  l'abbé  Girard,  on  peut  mesurer  la  puissance  du 
préjugé  qu'il  s'acharne  à  détruire.  Pour  l'avant-garde  des 
grammairiens  «  philosophes  »,  Duclos^  Fromant,  Dumarsais, 
Beauzée,  d'Alembert,  etc.,  pour  de  Wailly  dont  la  gram- 
maire ignore  les  déclinaisons,  pour  l'Académie  enfin  qui, 
dans  la  quatrième  édition  de  son  Dictionnaire,  note  à  deux 
reprises  «  qu'il  n'y  a  point  de  cas  proprement  dits  dans  la 
langue  française  »  (3),  ce  préjugé  n'a  plus  de  force,  qu'un 
certain  nombre  de  pédagogues,  Antonini,  dans  ses  Principes 
de  grammaire  française  (i753)  parus  six  ans  après  le  réqui- 
sitoire de  l'abbé  Girard,  Mauvillon,  dans  ses  Remarques  sur 
les  germanismes.  Restant  jusque  dans  les  dernières  éditions 
de  sa  grammaire,  l'abbé  Bouchot,  dans  son  Rudiment  franc  ois, 
s'y  cramponnent,  moins  peut-être  par  conviction  que  par 

(i)  La  Touche,  L'art  de  bien  parler  français,  édit.  de  i73o, 
pp.  94  et  sq.  Cf.  Valarl,  Grammaire,  ly^^,  in-12,  pp.  100  et  sq. 

(2)  Vrais  principes  de  la  langue  française,  1747»  I,  P-  166. 

(3)  Art.  Cas  et  art.  Déclinaison.  A  signaler  encore  parmi  les 
adversaires  déterminés  des  déclinaisons,  outre  le  journaliste  des 
Jug.  auvr.  nouv.  (II,  p.  i55),  ceux  de  Y  Année  littéraire  (ijoô,  II, 
pp.  12  et  3oi;  1759, IV, p.  69;  1761,  V,  p.  120;  1776,  VIII, p.  33, etc.). 


LA    GRAMMAIRE   FRANÇAISE  Jl 

routine.  L'abbé  Bouchot,  prenant  même  l'offensive,  dirige 
sur  ce  point  une  attaque  assez  sérieuse  contre  les  Principes 
généraux  et  particuliers  de  de  Wailly  pour  que  celui-ci  se 
croie  tenu  de  le  réfuter  longuement  dans  Y  Année  littéraire  (i). 
Sans  doute,  l'équivoque  entretenue  par  la  méthode  de 
Port-Royal  est  pour  quelque  chose  dans  cette  résistance 
prolongée.  Mais  elle  n'a  duré  peut-être  si  longtemps  que 
grâce  à  la  complicité  de  l'Ecole.  Qui  peut  dire  en  effet 
quelle  force  cette  puissance  anonyme  est  capable  de  commu- 
niquer à  l'esprit  de  routine!  C'est  elle  qui,  en  subordonnant 
l'enseignement  du  français  à  celui  du  latin,  maintient  la 
grammaire  française  dans  l'étroite  dépendance  de  la  gram- 
maire latine.  Le  jésuite  Tournemine,  confirmé  par  l'abbé  de 
Saint-Pierre  (a),    l'universitaire  Rollin  (3)  n'envisagent  la 

(i)  Réflexions  sur  une  question  de  grammaire  par  M.  de  Wailly 
(Année  littéraire,  1765,  III,  pp.  342  et  sq.). 

(2)  «  Avant  que  d'enseigner  les  langues  ou  mortes  ou  vivan- 
tes, il  est  à  propos  d'enseigner  à  l'écolier  sa  langue  naturelle  par 
règles  de  grammaire,  les  genres,  le  masculin,  le  féminin,  le  sub- 
stantif, l'adjectif,  le  verbe,  le  tems,  l'adverbe;  parcequ'il  apren- 
dra  facilement  les  observations  de  grammaire  de  sa  langue,  et 
quand  il  y  sera  accoutumé,  il  aprendra  beaucoup  plus  facilement 
la  grammaire  du  latin  à  cauze  de  l'analogie  et  de  la  ressemblance 
qu'il  y  a  entre  les  grammaires.  Je  liens  ces  deux  dernières  obser- 
vations du  R.  P.  Tournemine,  Jésuite,  qui  est  du  nombre  de  ceux 
qui  désirent  fort  dans  l'Etat  un  conseil  autorizé  à  perfectionner 
l'éducation  publique.  »  Abbé  de  Saint- Pierre,  Projet  pour  perfec- 
tionner l'éducation,  observation  XVII  (Œuvres  diverses,  Paris, 
i73o,in-i2,  I,  p    i38). 

(3)  «  Voilà  à  peu  près  ce  que  je  eroi  qui  doit  occuper  les 
enfans  jusqu'à  l'âge  de  six  ans  :  auquel  tems  on  pourra  commencer 
à  les  mettre  au  latin  dont  l'intelligence  leur  deviendra  bien  plus 
facile  par  l'étude  qu'ils  auront  taite  de  la  grammaire  françoise  : 
car  les  principes  de  ces  deux  langues  sont  communs  en  bien  des 
choses  ».  Manière  d'enseigner  et  d'étudier  les  Belles-Lettres, 
livre  I,  ch.  I,  §  VI  (I,  p.  20  de  l'édit.  de  1740,  in-4'>). 


72  L  EXÉCUTION    DU   PROGRAMME 

première  que  comme  une  introduction  commode  à  la  seconde, 
et  encore  sont-ils  en  progrès  sur  les  pédagogues  qui  la  lui 
lont  suivre  comme  une  ombre.  De  là  vient  la  coutume  de 
les  combiner  autant  que  possible  l'une  avec  l'autre.  Le  Traité 
de  Régnier-Desmarais,  celui  du  P.  Bufïier,  par  exemple, 
pourraient  à  certains  égards  passer  pour  des  grammaires 
latines  aussi  bien  que  pour  des  grammaires  françaises* 
Lorsqu'il  s'attaque  aux  vieilles  méthodes,  l'abbé  Girard  ne 
néglige  pas  de  dénoncer  leur  principal  auxiliaire  :  «  En  étu- 
diant au  collège,  observe-t-il,  on  a  vu  que  les  mots  latins 
variaient  leur  tei'minaison  par  rapport  aux  diversités  du 
régime  dans  lequel  on  les  plaçait,  que  ces  diverses  termi- 
naisons étaient  nommées  cas  ;  et  comme  dans  les  écoles,  on 
n'est  occupé  que  de  la  langue  latine,  les  régents  s'appliquant 
uniquement  à  la  rendre  intelligible  à  la  jeunesse  par  des 
traductions  convenables,  sans  songer  à  former  des  principes 
sur  celle  qu'ils  parlent  naturellement,  il  est  arrivé  qu'ils  ont 
également  nommé  génitif,  datif  en  français  ce  qui  répon- 
dait à  ces  cas  latins  dans  leurs  traductions,  sans  faire  atten- 
tion que  notre  langue  marque  par  des  prépositions  le  régime 
que  la  latine  marque  par  des  cas  »  (i). 

Mais  l'École  n'a  pas  été  non  plus  la  seule  à  retarder  les 
progrès  de  la  science  grammaticale  à  cette  époque.  La  faute 
en  est  aussi,  il  faut  bien  le  dire,  au  zèle  excessif  et  désor- 
donné des  novateurs.  Le  désir  de  rompre  toute  attache  avec 
le  passé  les  pousse  à  bouleverser  la  grammaire  de  fond  en 
comble.  Aux  anciennes  façades,  aux  vieilles  charpentes,  il 
leur  en  faut  à  tout  prix  substituer  d'autres,  et  les  nouveaux 
architectes  ne  laissent  pas  de  tâtonner  beaucoup  en  cherchant 
celles  qui  conviennent  le  mieux  à  l'édiQce  qu'ils  restaurent. 
Leurs  multiples  essais  témoignent  d'une  activité  considérable 
en  même  temps  que  trop  souvent  d'une  imagination  sans 

(i)  Vrais  principes  de  la  langue  française ^  i747i  I>  P-  ^1^' 


LA    GRAMMAIUE   FRANÇAISE  'j3 

borne  que  leur  méthode  favorisait  au  lieu  de  contenir.  Leur 
parti  pris  de  ne  considérer  dans  les  mots  que  les  idées  qu'ils 
représentent,  les  conduit  soit  à  des  simplifications  arbi- 
traires, soit  à  ces  complications  inutiles.  Leur  amour  des 
définitions  n'a  d'égal  que  leur  passion  de  créer  de  nouvelles 
divisions  ramifiées  à  l'infini  et  de  nouveaux  termes  pour  les 
désigner.  Grâce  à  ce  régime,  le  petit  livre  de  Lancelot  finit 
par  acquérir  un  embonpoint  ridicule. 

Considérant  «  la  confusion  qui  règne  encore  dans  la 
manière  de  définir  les  termes  les  plus  familiers  de  cet 
art  (la  grammaire)  et  peut-être  le  mot  même  de  gram- 
maire »  (i),  le  P.  Bufïïer  se  met  en  quête  de  nouvelles 
définitions  qui,  venant  après  celles  des  Sanctius,  des  Vos- 
sius,  des  Lancelot,  des  Régnier-Desmarais,  sont  bientôt 
obligées  de  céder  la  place  à  celles  des  d'Olivet,  des  Dumar- 
sais,  des  Girard,  des  Duclos,  des  Beauzée,  des  Condillac, 
etc.  De  même,  parmi  les  défauts  qu'on  retrouve  dans  toutes 
les  grammaires,  de  Vallange  signale  comme  «  le  plus  com- 
mun et  le  plus  essentiel  »  l'obscurité  des  termes  de  cet  art. 
«  Voilà,  dit-il,  le  plus  grand  obstacle  à  l'avancement  des 
écoliers  »  (2).  En  conséquence,  il  imagine  «  une  réforme  des 
termes  de  grammaire  »  en  vertu  de  laquelle,  par  exemple, 
les  substantifs  se  distinguent  en  abstraits,  substantifiés,  pro- 
pres, appellatifs,  etc.,  les  articles  ou  «  prénoms  »  en  univer- 
sels, démonstratifs,  démonstratifs  composés,  indéfinis,  défi- 
nis, génériques,  les  genres  en  masculin,  féminin,  double, 
double  arbitraire,  double  raisonné,  et  ainsi  de  suite  (3). 
Cette  nomenclature,  bien  entendu,  lui  reste  pour  compte  ; 
mais  ses  intentions  lui  survivent  et  l'abbé  Girard  à  son  tour, 

(i)  Grammaire,  édit.  de  17 14,  P-  2. 

(2)  Nouveau  système  ou  nouveau  plan  d'une  grammaire  fran- 
çoise,  1719,  p.  2o5. 

(3)  Ibid.,  pp.  226  et  sq. 


74  l'exécution  du  programme 

sous  prétexte  de  ne  point  «  altérer  la  beauté  naturelle  »  de 
son  système,  n'hésite  pas,  lorsqu'il  est  nécessaire,  à  «  subs- 
tituer un  autre  terme  à  celui  qu'on  avait  pris  dans  le  col- 
lège ))  (i).  Son  vocabulaire,  à  demi  inintelligible  en  dépit  de 
ses  explications,  distingue  les  fonctions  subjectives,  attribu- 
tives, objectives,  terminatives,  circonstantielles,  conjonc- 
tives, adjonctives  des  mots,  deux  classes  de  substantifs,  les 
génériques  et  les  individuels,  les  premiers  pouvant  être  à 
leur  tour  appellatifs,  abstractifs  ou  actionnels  et  les  seconds 
personnifiques,  topographiques  ou  chorographiques,  etc., 
etc.  (2). 

Sans  doute,  de  Vallange  et  l'abbé  Girard  comptent  parmi 
les  excentriques  de  l'école,  mais  loin  qu'ils  en  défigurent  les 
tendances,  ils  ne  font,  en  les  exagérant,  que  les  présenter 
dans  un  relief  plus  saisissant.  Avec  des  termes  moins  bar- 
bares peut-être, l'abbé  d'Olivet  prend  soin  de  noter  les  mêmes 
nuances  ou  des  nuances  du  même  genre  dont  le  plus  grand 
nombre  n'intéressent  que  la  logique  pure. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  des  plaintes  se  sont  fait 
entendre  à  ce  sujet.  De  Wailly  trouve,  non  sans  raison,  que 
((  dans  nos  grammaires  françaises,  on  a  trop  multiplié  les  ter- 
mes de  l'art,  qu'on  s'est  trop  arrêté  à  les  définir,  qu'enfin  on  a 
traité  trop  au  long  ce  qui  est  purement  élémentaire  et  connu 
par  conséquent  du  plus  grand  nombre  de  lecteurs. Les  termes, 
les  définitions  et  les  explications  qu'on  en  donne,  les  déclinai- 
sons et  les  conjugaisons,  etc.,  forment  la  plus  grande  partie 
de  nos  ouvrages  de  grammaire  »  (3).  Pareillement,  Thomas 
approuvera  Domergue  de  chercher  à  simplifier  son  système 
de  grammaire  a  en  le  débarrassant  d'une  nomenclature  diffi- 
cile et  abstraite  qui  s'y  était  introduite.  On  doit  s'étonner 

(1)  Vrais  principes  de  la  lang'ue  française,  1747»  ï»  P»  v. 

(2)  Ibid.,  I,  pp.  92,  219,  221,  224. 

(3)  Grammaire,  8' édil.,  1777,  préface,  p.  i3. 


LA    GRAMMAIRE   FRANÇAISE  ^5 

peut-être,  dit  il,  que  dans  la  plupart  des  sciences  et  des  arts, 
la  nomenclature  soit  souvent  une  partie  très  difficile  et 
qui  retarde  la  science  au  lieu  de  l'avancer.  L'esprit  humain 
a  la  fureur  de  choisir  et  de  classer  ;  il  croit  multiplier  ses 
richesses  en  les  séparant.  Ce  prétendu  ordre  n'est  souvent 
que  du  désordre  :  outre  qu'il  embarrasse  les  idées  au  lieu  de 
les  éclairer,  il  consume  du  temps  et  une  peine  inutile  ;  la 
nomenclature  qui  ne  doit  être  qu'une  méthode  pour  arriver 
à  la  science,  devient  quelquefois  la  science  même  »  (i). 

Soit  qu'il  en  résulte  une  réaction  (2),  soit  qu'ils  aug- 
mentent la  confusion  au  lieu  de  la  dissiper,  de  semblables 
excès  nuisent  évidemment  beaucoup  à  la  science  grammati- 
cale. On  se  rend  compte  que  celle-ci  n'avance  pas  propor- 
tionnellement au  nombre  des  travaux  qui  lui  sont  consacrés. 
Là  même  où  les  innovations  sont  d'un  avantage  réel,  elles 
mettent  un  temps  considérable  à  s'imposer  et  non  sans  avoir 
surmonté  auparavant  une  foule  d'obstacles.  L'histoire  de  la 
classification  du  verbe  en  fournit  un  exemple  frappant.  Sur 
ce  point,  les  grammairiens  ont  commencé  par  brouiller  les 
notions  les  plus  diverses,  l'actif,  le  passif,  le  neutre,  le  réci- 
proque, l'impersonnel,  etc.  Lancelot  se  contente  de  remar- 
quer que  dans  les  langues  vulgaires  européennes  le  passif 
est  rendu  par  une  périphrase,  mais,  contre  l'avis  de  Sanctius, 
comme  plus  tard  Régnier-Desmarais  et  Beauzée,  il  maintient 
l'idée  du  neutre,  c'est-à-dire  d'un  état  du  sujet  intermédiaire 

(i)  Traité  de  la  langue  poétique  (O.  IV,  pp.  269-270). 

(2)  «  Pour  nous,  déclare  Féraud,  nous  avons  pensé  qu'il 
était  toujours  dangereux  de  changer  les  termes  d'art  auxquels  on 
est  acoutumé,  et  qu'il  vaut  mieux  conserver  les  anciens,  quoique 
moins  conformes  à  la  précision  métaphysique,  que  d'en  introduire 
de  plus  justes  et  de  plus  précis  auxquels  on  n'est  pas  fait  et  pour 
lesquels  il  faudrait  établir  de  nouveaux  dictionnaires.  »  Diction- 
naire critique,  11,  p  xi. 


76  l'exécution  du  programme 

entre  l'action  et  la  passion  (i).  Il  suffit  ensuite  de  quelques 
dissertations  d'académiciens  (2)  pour  dégager  du  chaos  de  la 
classification  traditionnelle  la  notion  des  çoix  et  pour  établir 
la  nouvelle  classification  sur  une  base  unique,  le  rôle  syn- 
taxique du  verbe.  Sauf  les  termes  —  celui  de  pronominal 
a  fait  fortune  cependant —  sauf  la  suppression  d'une  ou  deux 
divisions  trop  étroites,  celles  des  \erhes  p/'onominaux  rm- 
/>/'oyttes  (s'entrebattre)  et  passwés  (9,e  vendre  =  être  vendu), 
nos  meilleurs  et  nos  plus  récents  traités  de  grammaire  (3) 
n'ont  rien  changé  à  la  classification  de  l'abbé  de  Dangeau. 
Dans  l'opuscule  intitulé  Considérations  sur  les  diverses 
manières  de  conjuguer  des  Grecs,  des  Latins,  des  Fransois, 
des  Italiens,  des  Espagnols,  des  Alemans,  etc.,  l'auteur  des 
Réflexions  sur  la  granmaire  fransoise  traite  successive- 
ment des  voix  (actif  et  passif)  et  des  différentes  natures  du 
verbe  (transitif  et  intransitif).  Dans  le  discours  Des  parties 
du  çerbe,oii  il  approfondit  la  matière,  parmi  les  verbes  tran- 
sitifs, qu'il  appelle  encore  neutres,  outre  ceux  qui  se  con- 
juguent avec  l'auxiliaire  avoir  (ç.  neutres  actifs)  et  ceux  qui 
se  conjuguent  avec  l'auxiliaire  être  (v.  neutres  passifs),  il 
note  encore  ceux  qui  sont  employés  absolument  (v.  neutres 
absolus)  et  ceux  qui  sont  accompagnés  d'un  régime  (v.  neutj^es 
régissants).  Touchant  les  pronominaux,  il  ne  s'arrête  pas 
comme  certains  de  ses  collègues  à  la  distinction  tout  artifi- 

(i)  Grammaire  générale,  édit.  de  1676,  p.  122.  Cf.  Régnier- 
Desmarais,  Grammaire,  1706,  in-4'',  pp.  343-344,  et  Beauzée, 
Grammaire  générale,  1767,  I,  pp.  4^6  et  sq. 

(2)  Cf.  l'abbé  de  Choisy,  Journal  de  V Académie  française 
(Opuscules  sur  la  langue  française,  i7o4,in-i2),  §§  XXV  et  XXVI, 
ïallemant.  Remarques  et  décisions  de  l'Académie  française, 
1698,  pp.  43  et  80,  et  l'abbé  de  Dangeau,  Essais  de  grammaire, 
édit.  B.  JuUien,  1849,  Discours  VIII  et  X. 

(3)  Voir  notamment  celui  de  M.  Sudre,  en  tête  du  Diction- 
naire général. 


LA   GRAMMAIRE  FRANÇAISE  77 

cielle  des  pronominaux  qui  le  sont  essentiellement  ou  acci- 
dentellement, mais  il  fonde  sa  division  en  verbes  pronomi- 
naux identiques  (réfléchis)  et  \erhes pronominaux  nentrisés 
(subjectifs)  sur  l'observation  exacte  du  régime.  Pourquoi 
faut-il  que  parmi  les  émules  de  l'abbé  de  Dangeau,  un  grand 
nombre  aient  ignoré  son  système  et  que  les  autres,  soit 
timidité,  soit  inintelligence,  n'en  aient  retenu  qu'une  faible 
partie  ?  (i)  Pourquoi  faut-il  notamment  que,  dans  son 
Dictionnaire  de  i^jiS,  l'Académie  lui  préfère  ouvertement 
le  système  de  Régnier-Desmarais  ?  (2)  Il  est  vrai  que  la 
terminologie  de  Dangeau  est  encore  un  peu  en  retard  sur 
son  analyse,  et  que,  pour  cette  cause,  sa  classification  parais- 
sait plus  singulière  qu'elle  n'était  en  réalité. 

(1)  D'Alembert  exposant  ce  système  dans  son  Éloge  de 
Dangeau  (note  III),  se  contente  d'ajouter:  «  Quelqu'ingénieuse 
que  soit  cette  division,  elle  seroit  susceptible  de  plusieurs  remar- 
ques qui  nous  mèneroient  trop  loin.  »  {Histoire  des  membres  de 
l'Académie,  lil,  pp.  ôog-Sio.)  * 

(2)  «  En  général,  il  y  a  plusieurs  sortes  de  verbes,  le  verbe 
aclit,  le  verbe  passif,  le  verbe  neutre  et  le  verbe  neutre-passif... 
Il  y  a  une  autre  nature  de  verbes  que  le  Dictionnaire  de  l'Aca- 
démie a  compris  dans  le  nombre  des  verbes  neutres-passifs,  parce 
qu'ils  se  construisent  de  mesme  avec  le  pronom  personnel,  avec 
celte  différence  que  le  pronom  personnel  est  régi  par  le  verbe  : 
se  promener,  s'establir,  s'appliquer,  etc.  Dans  ces  verbes,  le 
pronom  se  est  un  véritable  accusatif  régi  par  le  verbe.  L'Aca- 
démie ne  les  a  pourtant  pas  distinguez  des  véritables  neutres- 
passifs,  parce  qu'ils  ont  la  mesme  construction  et  qu'on  ne  peut 
pas  dire  -.je  promène  moy,  festablis  moy,  j'applique  mq^.  Dans 
le  traité  de  la  grammaire,  on  examinera  les  raisons  des  gram- 
mairiens modernes  qui  veulent  les  distinguer  et  qui  prétendent 
donner  des  verbes  neutres-passifs  une  idée  différente  de  celle 
qu'en  donne  l'Académie  ».  Dictionnaire  de  1718,  préface. 


^8  l'exécution  du  programme 


II 


Non  moins  que  les  a  principes  généraux  »,  les  «  principes 
particuliers  »  de  la  grammaire  française  imposent  un  travail 
considérable  aux  grammairiens.  En  effet,  les  ouvrages  où 
s'effectue  leur  cristallisation,  deviennent  toujours  plus  nom- 
breux. 

Le  dix-septième  siècle  en  a  fourni  son  contingent  respec- 
table. Il  faut  en  effet  considérer  Vaugelas  comme  le  point  de 
départ  de  la  tradition  (i).  A  lui  s'applique  la  parole  de 
Pline  :  Primus  condidit  st)di  nasum.  On  peut  bien  prétendre, 
avec  Desfontaines,  que  ses  Remarques  sont  «  presqu'en  tout 
un  livre  suranné  »  (2),  ou  encore,  avec  le  journaliste  du  Pour 
el  Contre,  que  parmi  les  difficultés  qu'il  a  résolues,  «  en  n'en 
trouve  guère  qui  puisse  arrêter  aujourd'hui  un  Français,  du 
moins  s'il  parle  médiocrement  sa  langue  »  (3),  ce  n'est  qu'une 
preuve  de  plus  que  son  enseignement  a  porté  des  fruits.  C'est 
principalement  à  lui,  «  le  premier  de  nos  grammairiens,  que 
nous  devons  le  plus  bel  attribut  de  notre  langue,  une  clarté 
infinie  »  (4).  Boileau  ne  l'a  pas  en  vain  appelé  «  le  plus  sage 
des  écrivains  de  notre  langue  »  ;  d'Olivet  s'en  souvient  et, 

(i)  Les  grammairiens  du  dix-huitième  siècle  ne  consultent 
ceux  du  seizième  que  sur  les  questions  d'orthographe  et  de  pro- 
nonciation. 

(2)  Obs.  écr.  mod.,  XIII,  p.  aS  (à  propos  de  la  réimpression  de 
I7'38).  Cf.  Ibid.  XXXIII,  p.  33o  :  «  La  plupart  sont  surannées  » 
(en  parlant  des  Remarques.') 

(3)  Pour  et  contre,  XIV,  p.  235  (toujours  à  propos  de  la 
réimpression  de  1738). 

(4)  H'OXiyQX.,  Remarques  sur  la  langue  française,  1767,  p.  334» 
Le  contexte  indique  que  celte  observation  s'appUque  tout  spéciale- 
ment à  la  syntaxe,  «  qui  ne  varie  plus  »,  dit  à  ce  propos  d'Olivet. 


LA   GRAMMAIRfc;    FRANÇAISE  79 

pour  cette  raison,  le  cite  fréquemment  (i).  Pour  le  commen- 
tateur de  Racine,  «  qui  voudra  dans  sa  jeunesse  apprendre 
les  principes  de  notre  langue,  étudiera  Vaugelas,  et  qui 
voudra,  même  après  une  longue  habitude  d'écrire,  pénétrer 
encore  plus  avant  dans  les  mystères  de  notre  langue,  étu- 
diera Vaugelas  »  (2).  Selon  l'abbé  Granet,  les  Remarques 
«  seront  estimées  tant  qu'il  y  aura  de  bons  écrivains  ou  des 
personnes  qui  voudront  parler  avec  autant  de  pureté  que 
d'exactitude  »  (3)  ;  et  l'abbé  Girard,  tout  en  reprochant  à 
l'auteur  de  manquer  de  philosophie,  le  tient  pour  «  l'écrivain 
le  plus  poli  et  le  plus  habile  puriste  de  son  temps,  un  véri- 
table oracle  lorsqu'il  parle  usage  «  (4) . 

Le  P.  Bouhours,  celui  qui,  dans  le  Temple  du  ffoût,  note 
sur  des  tablettes  les  fautes  de  langage  échappées  à  Bourda- 
loue  et  à  Pascal,  conserve  une  situation  à  peu  près  équiva- 
lente à  celle  de  Vaugelas.  Tous  deux  sont  reconnus,  «  avec 
justice  ))  selon  Beauzée,  «  pour  les  plus  sûrs  appréciateurs 
de  l'usage  »  (5).  Puis  viennent,  jouissant  encore  d'un  cré- 
dit respectable,  les  commentateurs  du  maître,  Thomas 
Corneille  et  Patru,  et,  quoique  «  un  peu  trop  familier  avec 
Jodelle,  Rabelais  et  Coquillart  »  (6),  Ménage,  le  bonhomme 
Ménage  des  Obserçations  sur  la  langue  françoise.  C est  Ik 

(i)  Cf.  Ibid.,  p.  260. 

(2)  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  ijSS,  p.  4?  (passage 
maintenu  en  1767). 

(3)  Réfl.  ouvr.  litt.,  1^38,  V,  p.  195. 

(4)  Vrais  principes  de  la  langue  françoise,  1747»  I»  P-  i^^- 
Cf.  Palissot,  Mémoires,  édit.  de  i8o3,  II,  pp.  447-44^  :  «  L'un  des 
grammairiens,  dil-il  en  parlant  de  Vaugelas,  qui  a  le  plus  contri- 
bué à  polir  notre  langue  et  dont  les  remarques  subsistent  encore 
et  ont  servi  de  base  à  ceux  qui  ont  eu  sur  la  grammaire  des  idées 
bien  plus  profondes,  depuis  le  docteur  Arnauld  jusqu'au  célèbre 
Dumarsais  ». 

(5)  Grammaire  générale,  1767,  II,  p.  369. 

(6)  Abbé  Goujet,  Bibliothèque  françoise,  I,  p.  i55. 


8o  l'exécution  du  proguamme 

l'essentiel  de  la  tradition  grammaticale  constituée  au  dix- 
septième  siècle.  Les  lexicographes,  Richelet,  Furetière  et 
l'Académie,  les  «  philosophes  »  Lancelot  et  Arnauld,  vantés 
par  leurs  nombreux  émules  et  successeurs,  complètent  ce 
premier  fond  auquel  viennent  s'ajouter  quelques  ^rammaitci 
minores  «  presque  oubliés  »,  prononce  sommairement  l'abbé 
Desfontaines  (i),  mais  dont  les  noms  continuent  pourtant  à 
être  cités  de  temps  à  autre  :  Alemand  et  sa  Guerre  civile  des 
François  sur  la  langue,  ouvrage  «  utile  et  amusant  »,  dit 
l'abbé  Goujct  (2),  «  dont  le  titre  promettait  quelque  chose 
d'assez  curieux,  selon  l'abbé  d'Olivet,  mais  qui  demandait 
que  l'auteur  eût  plus  de  savoir  et  plus  de  sagacité  qu'il  n'en 
a  montré  »  (3)  ;  —  Andry  de  Boisregard  qu'a  il  ne  sera  pas 
inutile  d'ajouter  à  la  lecture  des  remarques  de  M.  de  Vau- 
gelas  et  du  P.  Bouhours  »  (4)  ;  —  l'abbé  de  Bellegarde  et 
ses  ((  remarques  judicieuses  et  modestes  sur  les  meilleurs 
écrivains  français  »  (5)  ;  —  de  Caliières,  trop  flatté  par  Gou- 
jet  au  gré  de  l'abbé  Desfontaines  (6),  mais  dont  VAnnée 
littéraire  cite  avec  éloge  le  ((  petit  mais  excellent  ouvrage 
intitulé  Des  mots  à  la  mode  »  (7),  tandis  que  le  traité 
Du  bon  et  du  mauvais  usage  du  même  auteur  est  estimé 
par  d'Alembert  un  livre  «  vraiment  académique  »  (8)  ; 
etc.,  etc. 

(i)  Obs.  écr.  mod.,  XXI,  p.  257. 

(2)  Bibliothèque  française,  \,  p.  i63. 

(3)  Remarques  sur  la  langue  française ,  1767,  p.  370. 

(4)  Goujat,  Bibliothèque  française,  I,  p.  iSg. 

(5)  Froniant,  Réflexions  sur  les  fondements  de  Vart  de  parler 
(^Grammaire  générale  de  Port-Royal,  édit.  de  1780,  p.  295). 

(6)  Obs.  écr.   mod.,  XXI,  p.  267.   Cf.   Goujet,    Bibliothèque 
française,  1,  pp.  164  et  sq. 

(7)  Année  littéraire,  1764,  VII,  p.  225. 

(8)  Éloge  de  Fr.  de  Caliières  {Histoire  des  membres  de  V Aca- 
démie, m,  p.  385). 


LA   GRAMMAIRE   FRANÇAISE  8l 

Cette  liste  ne  cesse  de  s'allonger  par  la  suite.  Nous  n'en- 
treprendrons pas  de  mentionner  tous  les  travaux  qui  sont 
venus  la  grossir  peu  à  peu  :  ce  serait  passer  en  revue  l'œuvre 
grammaticale  entière  du  dix-huitième  siècle.  On  peut  s'en 
faire  une  idée  par  l'énumération  des  sources  de  Féraud 
reproduite  en  tête  de  son  Dictionnaire  critique  (1787).  Elle 
comprend  «  les  remarques  de  MM.  de  l'Académie  française, 
de  MM.  de  Port-Royal,  de  Régnier-Desmarais,  Vaugelas, 
Th.  Corneille,  Ménage,  Bpuhours,  Andry  de  Boisregard, 
Dangeau,  La  Touche,  des  abbés  Girard  et  Desfontaines,  du 
P.  Buflier,  de  Brosselte  et  Saint-Marc,  commentateurs  de 
Boileau,  de  Voltaire  et  Bret,  l'un  commentateur  de  Corneille 
et  l'aulre  de  Molière,  de  Duclos,  Fromant,  Dumarsais,  de 
l'illustre  abbé  d'Olivet,  à  qui  la  langue  a  tant  d'obligations, 
à  qui  j'en  ai  moi-même  de  si  essentielles  et  dont  je  dois  ché- 
rir et  respecter  toute  ma  vie  le  souvenir,  de  Restant,  de 
MM.  Beauzée,  de  Wailly,  Harduin,  d'Açarq,  de  Fréron,  de 
MM.  les  abbés  Grozier  et  Boyou,  de  M.  Geod'roy  et  des 
autres  auteurs  de  ï Année  littéraire,  de  M.  l'abbé  Roubaud, 
auteur  des  Nouveaux  synonymes  françois,  des  auteurs  du 
Mercure  et  de  ceux  du  Journal  de  Paris,  etc.,  etc.  »  (i) 

Une  tradition  grammaticale  ainsi  éparse  dans  les  ouvrages 
d'une  foule  de  grammairiens  n'apparaît  pas  d'un  emploi  très 
commode.  Outre  que  les  remarques  et  les  observations  ne 
sont  jamais  assez  nombreuses,  elles  seraient  plus  utiles, 
constate  le  même  Féraud,  ((  si  plusieurs  n'avaient  pas 
vieilli  avec  les  expressions  qu'elles  critiquent  ou  qu'elles 
approuvent,  si  elles  n'étaient  pas  quelquefois  opposées  les 
unes  aux  autres,  si  elles  étaient  toujours  fondées  en  principe, 
si  elles  n'étaient  pas  souvent  arbitraires  et  le  fruit  du  caprice 

(i)  Dictionnaire  critique,  1787,  I,  p.  11  (note).  Cf.  la  liste  des 
auteurs  utilisés  par  Beauzée  dans  sa  Grammaire  générale,  1767, 
II,  pp.  6*38-641 

F.  -  6. 


82 


L  EXECUTION    DU   PROGRAMME 


OU  du  goût  particulier  des  auteurs.  Les  juges,  dans  cet 
empire  grammatical,  ont  besoin  d'être  jugés  eux-mêmes. 
D'ailleurs  ces  remarques  ont  l'inconvénient  des  règles  :  elles 
sont  éparses  dans  différents  livres  et  y  sont  entassées  sans 
méthode  »  (i). 

Réunir,  confronter,  critiquer,  compléter  au  besoin  ces 
matériaux  de  toutes  provenances,  telle  est  en  conséquence 
une  partie  importante  du  travail  qui  s'impose  alors  aux 
grammairiens.  D'Olivet  rêve  d'un  «  Recueil  des  grammai- 
riens français,  Vaugelas,  Ménage,  Bouhours,  Régnier,  etc., 
etc.  »,  accompagné  de  notes  «  tantôt  pour  les  éclaircir, 
tantôt  pour  les  contredire  ou  enfin  pour  les  concilier  »  (2). 
Un  pareil  livre  n'aurait  pas  seulement  armé  les  grammai- 
riens d'un  instrument  de  travail  indispensable  ;  il  aurait 
également  rendu  des  services  dans  l'enseignement.  Dans 
son  fameux  plan  d'éducation,  La  Ghalotais  fait  observer 
((  qu'un  livre  classique  nécessaire  serait  un  recueil  relatif  à 
l'état  actuel  de  notre  langue,  extrait  des  remarques  de 
Vaugelas,  de  Bouhours,  de  Corneille,  de  Patru,  Saint- 
Evremond  et  tous  ceux  qui  ont  écrit  sur  la  langue,  avec  les 
raisons  de  leurs  décisions  »  (3). 

La  Touche  avait  déjà  réalisé  à  sa  manière  quelque  chose 
de  semblable.  Son  Art  de  parler  dut  à  cette  circonstance 
d'être  réimprimé  trois  ou  quatre  fois  dans  le  courant  du  dix- 
huitième  siècle  et  de  mériter  le  souvenir  reconnaissant  de 
Féraud.  Le  besoin  auquel  répondait  cet  ouvrage  et  qu'il  était 
loin  de  satisfaire  complètement,  donne  ensuite  naissance  à 
d'importants  travaux.  Tantôt  un  de  Wailly  livre  au  public, 
sous  forme  de  dépouillement    systématique,    «   une    sorte 

(1)  Dictionnaire  critique^  I,  p.  11. 

(2)  Lettre  au  P'  Bouhier,  n  juillet  1729  {Histoire  de  l'Aca- 
démie, II,  p.  4^1  ) 

(3)  Essais  d'éducation  nationale,  1^63,  in-12,  p.  72. 


LA    GRAMMAIRE   FRANÇAISE  83 

d'extrait  des  Remarques  de  Vaugelas,  de  celles  de  l'Acadé- 
mie et  de  Corneille  sur  Vaug-elas  ;  de  celles  de  Bouhours, 
Ménage,  Andry  de  Boisregard,  Bellegarde,  Gamache, 
etc.  »  (i),  se  posant  ainsi  en  précurseur  de  la  Grammaire 
des  grammaires.  Tantôt  un  Demandre  (2)  et  surtout  un 
Féraud  (3)  se  bornent  à  disposer  leurs  compilations  raison- 
nées  dans  l'ordre  alphabétique. 

Mais  ce  n'est  là  qu'un  des  aspects  de  la  critique  gramma- 
ticale. L'opération  qui  consiste  à  dégager  des  matériaux 
accumulés  depuis  le  dix-septième  siècle  les  éléments  d'une 
tradition  constante,  en  appelle  une  autre  :  il  s'agit  d'empê- 
cher qu'il  ne  se  glisse  des  erreurs  dans  cette  tradition  par  la 
faute  des  grammairiens  qui  s'en  font  les  porte-paroles.  La 
critique  a  constitutive  »  se  complète  d'une  critique  «  préser- 
vative  ».  Celle-ci  s'exerce  notamment  dans  les  ouvrages 
spéciaux,  grammaires  ou  autres,  dont  les  auteurs  ont,  bien 
entendu,  tout  intérêt  à  démontrer  que  leur  propre  travail 
marque  un  progrès  sur  les  précédents.  La  Touche  insère  dans 
l'avertissement  à  son  édition  de  17 10  le  début  d'un  examen 
de  ce  genre  pratiqué  sur  le  Traité  de  Régnier-Desmarais. 
Depuis  1723,  le  P.  Bufïier  fait  suivre  sa  grammaire  de  quatre 
((  préservatifs  »  contre  le  P.  Chilïlet,  La  Touche,  Laurent 
Manger  et  Régnier-Desmarais.  Gomme  celles  de  La  Touche, 

(ï)  Grammaire,  8*  édit.,  1777,  préface,  p.  8. 

(2)  Dictionnaire  de  Véloçution  française...,  Paris,  Lacombe, 
1769  (ou  Dictionnaire  portatif  des  règles  de  la  langue  fran- 
çaise..., Paris,  Coslard,  1770),  2  vol.  10-8"  de  Liv-5oo  et  699  pp. 

(3)  Dictionnaire  grammatical  de  la  langue  française.,., 
Avignon,  V^e  Girard,  1761,  in  8"  de  xv-676  pp.  N"^  édition  en 
2  vol.  in-8°  (le  ler  en  deux  parties  de  xui-3i2  et  280  pp.,  le  2*  en 
une  seule  de  693  pp.),  Paris,  Vincent,  1768.  Complètement  trans- 
formé et  considérablement  augmenté  dans  le  Dictionnaire  cri- 
tique de  la  langue  française  du.  même  auteur,  Marseille,  J.Mossy, 
1787-8,  3  vol.  in^"  de  xx-84o,  xi-755  et  xn-852  pp. 


84  l'exécution  du  programme 

ses  remarques  ne  portent  du  reste  que  sur  la  prononciation. 
Elles  sont  données  à  titre  d'échantillon,  celles  que  le  P.Bufïier 
a  réunies  sur  toutes  les  parties  de  la  grammaire  devant  faire  la 
matière  d'un  volume  entier  dont  il  annonce  la  publication, 
mais  qui  n'a  jamais  vu  le  jour.  A  son  tour,  la  Grammaire  fran- 
çoise  sur  un  nouveau  plan  du  savant  jésuite  est  passée  au 
crible  par  Nicolas  Boindin  dans  des  Préservatifs  contre  la 
grammaire  du  P.  Buffier  où  il  s'amuse  à  relever  des 
«  expressions  suspectes  »,  des  «  erreurs  sur  les  sons,  la  pro- 
nonciation et  la  quantité  »,  des  ((  erreurs  sur  la  pratique  des 
articles,  des  pronoms  et  des  participes  »  (i),  Boindin  n'épar- 
gne pas  non  plus  les  Vrais  principes  de  l'abbé  Girard  ;  il  y 
relève  des  «  manières  de  parler  vicieuses  »,  des  «  expressions 
affectées  et  précieuses  »,  des  «  exemples  trop  libres  et  indé- 
cents »,  de  «  nouvelles  dénominations  plus  propres  à  con- 
fondre les  idées  qu'à  les  distinguer  »,  des  a  erreurs  de  pronon- 
ciation »  et  de  «  faux  principes  d'orthographe  »  (2).  Plus 
tard,  les  Principes  généraux  ei  particuliers  de  de  Wailly 
servent  de  plastron  aux  brochures  de  deux  professeurs  de 
grammaire.  Dans  l'une,  l'abbé  Bouchot, auteur  d'un  Rudiment 
français  qu'il  ne  parvient  pas  à  écouler,  décharge  sa  mau- 
vaise humeur  sur  son  rival  plus  heureux  (3)  ;  dans  l'autre, 
le  ((  philosophe  »  d'Açarq  n'épargne  rien  de  la  célèbre  gram- 

(i)  Œuvres,  i;53,  II,  pp.  38-67. 

(2)  Observations  sur  la  nouvelle  grammaire  de  M.  l'abbé  G* 
{Ibid.,  II,  pp.  70  et  sq).  Parmi  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque 
Nationale,  se  trouve  (Nouv.  acq.fr.,  1170),  une  Lettre  d'une  Jeune 
Demoiselle  à  l'auteur  des  Vrais  principes  de  la  langue  françoise 
dans  laquelle  l'auteur,  qui  n'est  autre  que  Dumarsais,  reproche 
à  l'abbé  Girard  l'extrême  liberté  de  ses  exemples,  son  pédan- 
tisme,  son  affectation  et  la  valeur  contestable  de  certains  de  ses 
principes. 

(3)  Cf.  l'Année  littéraire,  1765,  111,  p.  34a. 


LA   GRAMMAIRE   FRANÇAISE  85 

maire  parvenue  à  sa  dixième  édition,   pas  même  l'épître 
dédicatoire  et  la  préface  (i). 

Moins  partiale  à  certains  égards,  mais  aussi  souvent  plus 
superficielle  se  révèle,  dans  cet  ordre  d'idées,  la  critique  des 
périodiques  littéraires.  La  plupart  d'entre  eux  en  effet,  les 
Mémoires  de  Trévoux,  le  Journal  des  Savants,  le  Pour  et 
Contre,  \ Année  littéraire,  le  Journal  encyclopédique,  etc  , 
signalant  à  leurs  lecteurs  les  nouveautés  grammaticales,  les 
soumettent  à  un  examen  détaillé  où  leurs  collaborateurs 
font  preuve  d'une  compétence  plus  ou  moins  étendue.  Aux 
Mémoires  de  Trévoux,  nous  retrouvons  le  P.  Buffier  dont 
deux  comptes-rendus,  ceux  du  Traité  de  Régnier-Desma- 
rais  (octobre  1706)  et  de  la  Nouvelle  grammaire  réduite 
en  table  de  Grimarest  fils  (juillet  I7i9),lui  attirent  une  riposte 
des  auteurs  critiqués  (2).  A  VAnnée  littéraire,  d'Açarq 
partage  pendant  quelque  temps  avec  Fréron  la  collabora- 
tion grammaticale  qui  lui  est  retirée  lorsque  sa  science 
prétentieuse  est  enfin  percée  à  jour.  Mais  le  plus  célèbre 
de  ces  journalistes  grammairiens,  c'est  l'abbé  Desfontaines 
qui,  dans  le  Journal  des  Savants,  pendant  le  court  séjour 
qu'il  y  fait  (1724-172;;),  puis  successivement  dans  le  Nouvel- 
liste du  Parnasse  (i  731-1732),  dans  les  Observations  sur  les 
écrits    modernes    (1735-1743)  et    dans   les    Jugemens   sur 

(1)  Remarques  aurla  grammaire  française  de  M.  de  Wailly, 
dixième  édition,  suivies  de  quelques  vers  tant  latins  que  français. 
Saint-Omer,  inip.  Boubers,  M.DGG.LXXXVII,  in-8"  de  44  pp. 

(2)  et.  1°  Régnier-Desmarais,  Remarques  sur  l'article 
C XXXVII  des  Mémoires  de  Trévoux  touchant  le  traité  de  la 
grammaire  françoise  de  M.  l'abbé  Régnier,  Paris,  J.-B.  Coignard, 
M.DCG.VI,  in-4°  de  14  pp.  (à  la  suite  de  quelques  exemplaires 
derédit.  de  1706,  in-4'',  du  Traité  de  la  grammaire  française). 
—  2°  De  Grimarest,  Répanse  au  jugement  du  journal  de  Trévoux 
sur  la  nouvelle  grammaire  réduite  en  tables,  avec  des  remarques 
critiques  sur  la  grammaire  du  P.  Buffier,  Paris,  172 1,  in-8*. 


86  l'exkcution  du  programme 

quelques  ouvrages  nouveaux  (i 744-1745),  ne  laisse  passer 
aucun  ouvrage  de  grammaire  de  quelque  importance  sans 
le  juger  en  véritable  connaisseur  (i). 

Cette  critique  à  double  face,  constitutive  et  préservative, 
fort  inégale  d'ailleurs,  comme  on  en  peut  juger  par  les 
échantillons  que  nous  venons  d'énumérer,  ne  saurait  se 
passer  de  principes  directeurs.  Aussi  bien  n'en  manque- 
t-elle  pas  ;  peut-être  même  en  a-t-elle  trop.  Lorsque  le  jour- 
naliste àeV Année  littéraire,  par  exemple,  réfutant  la  Disser- 
tation sur  les  prétérits  composés  de  Pontbriand,  déclare 
qu'il  a  pour  lui  «  la  raison,  l'analogie,  l'usage  »  (2),  ce 
déploiement  de  forces  ne  laisse  pas  d'inquiéter.  On  se 
demande  si,  au  cas  où  l'une  de  ces  autorités  viendrait  à 
manquer,  les  autres  ou  une  seule  même  ne  suffirait  pas,  ou 
encore  laquelle  doit  l'emporter  lorsqu'elles  se  contrarient,  à 
moins  qu'il  ne  faille  à  tout  prix  les  concilier.  Nous  revien- 
drons, dans  un  chapitre  spécial,  sur  cette  question  de  la  doc- 
trine, qui  mérite  d'être  traitée  à  fond  pour  elle-même.  Qu'il 
nous  suffise  pour  le  moment  de  faire  connaître  par  un  exemple 
les  procédés  de  discussion  auxquels  la  critique  grammati- 
cale a  recours  à  cette  époque. 

Dans  un  de  ses  opuscules,  l'abbé  de  Dangeau  avait  écrit  : 
((  La  préposition  ne  se  met  que  devant  un  second  substantif 
pour  marquer  le  rapport  qu'il  a  au  nominatif  et  au  verbe, 
qui  sont  les  parties  essentielles  de  la  phrase  dans  laquelle  la 
préposition  est  employée  ».  V Année  littéraire  commente  ce 
passage  de  la  manière  suivante  :  «  Les  prépositions  qui  se 
mettent  devant  les  verbes  et  devant  les  adverbes  ne  détrui- 

(i)  Cf.  entre  autres  ses  comptes-rendus  des  Principes  géné- 
raux de  Restant  (Nouvelliste  du  Parnasse,  I,  p.  243,  Obs.  écr.  mod. 
VI,  p.  ao8,  Jug:  ouvr.  nouv.,  IX,  p.  ^3)  et  de  la  grammaire  de 
l'abbé  Valart  (Jug.  ouvr.  nouv.  II,  p.  i45  et  III,  p.  110). 

(2)  Année  littéraire,  1765, 1,  p.  162. 


LA    GRAMMAIRE    FRANÇAISE  87 

sent  point  ce  principe  ;  les  verbes  et  les  adverbes  précédés 
de  prépositions  sont  pris  substantivement  :  par  où,  c'est-à- 
dire  par  quel  endroit  ;  depuis  quand,  c'est-à-dire  depuis  quel 
temps  ;  faime  à  voir,  c'est-à-dire  j'aime  la  vue  ;  j'ai  appris 
en  lisant,  c'est-à-dire  dans  la  lecture  ;  il  est  temps  de  sortir, 
c'est-à-dire  de  la  sortie.  Je  conclus  du  principe  de  M.  l'abbé 
de  Dangeau  que  les  prépositions  ne  se  mettent  point  non 
plus  les  unes  devant  les  autres  :  c'est  donc  une  faute  d'écrire 
avant  de,  avant  de  finir  par  exemple.  L'analogie  demande 
avant  que,  antequam  ;  l'usage  veut  qu'on  mette  avant  que  de, 
et  je  dois  remarquer  en  passant  que  l'autorité  de  M.  l'abbé  de 
Dangeau,  de  M.  l'abbé  de  Ghoisy  et  de  M.  l'abbé  d'Olivet  est 
en  faveur  d'avant  que  de  »  (i). 

Certes,  tous  les  grammairiens  ne  sont  pas  capables  alors 
de  raisonnements  de  cette  force.  Mais  on  peut  voir,  par  cet 
échantillon,  jusqu'où  parfois  ils .  s'égarent.  Outre  que  leur 
doctrine  est  loin  d'être  aussi  ferme  et  aussi  simple  que  précé- 
demment, leur  façon  de  l'appliquer  témoigne  de  plus  d'un 
vice  de  forme. 


III 


Ce  qui  précède,  c'est-à-dire  l'exposé  des  conditions  dans 
lesquelles  s'accomplit  le  travail  des  grammairiens  au  dix- 
huitième  siècle,  permet  de  se  rendre  compte  des  obstacles 
auxquels  l'Académie  s'est  heurtée  lorsqu'elle  a  voulu  réaliser 
son  projet  de  traité  de  la  grammaire  française.  A  côté  des 
raisons  tirées  du  caractère  de  cette  assemblée  que  nous 
avons  rapportées  dans  notre  introdution,  il  en  existe  d'autres 
par  conséquent,  inhérentes  à  son  entreprise  et  qui  achèvent 

(i)  Année  littéraire,  i^SS,  1,  p.  80.  Cf.  d'Olivet,  Remarques 
sur  la  langue  franco îse,  1767,  pp.  269-260. 


0.0  L  EXECUTION    DU    PROGRAMME 

d'en  expliquer  l'échec.  Il  n'était  pas  inutile  de  le  constater, 
d'autant  que  par  là  nous  élargissons  considérablement  le 
cadre  de  notre  travail.  Ce  n'est  pas  seulement  à  l'Acadé- 
mie que  le  projet  de  grammaire  française  est  remplacé  par 
d'autres  au  premier  rang  des  préoccupations  des  grammai- 
riens. Mais  le  phénomène  sur  lequel  on  vient  d'insister, 
l'espèce  de  bifurcation  du  tronc  primitif  en  deux  rameaux 
d'égale  importance,  principes  généraux  et  principes  parti- 
culiers, se  produit  d'une  manière  générale  également  en 
dehors  de  cette  assemblée.  Nous  ne  suivrons  pas  davantage 
le  premier  rameau  à  travers  les  Essais  de  grammaire  de 
l'abbé  d'Olivet  et  les  Vrais  principes  de  l'abbé  Girard  jus- 
qu'à son  complet  épanouissement  dans  la  grammaire  géné- 
rale des  Beauzée,  des  Dumarsais  et  des  Condillac.  Mais  nous 
nous  attacherons  désormais  à  étudier  de  plus  près  le  sort  du 
second,  les  principes  particuliers. 

On  se  souvient  qu'entre  autres  moyens  de  remédier  à 
l'avortement  du  projet  de  grammaire,  il  avait  été  proposé  à 
l'Académie,  en  17 19,  d'élargir  le  plan  du  Dictionnaire  de  façon 
qu'il  pût  «  tenir  lieu  d'une  grammaire,  d'une  rhétorique  et 
d'une  poétique  ».  On  y  aurait  inséré  «  les  règles  les  plus 
nécessaires  et  les  préceptes  les  plus  importants  sur  tout  ce 
qui  concerne  ces  trois  arts  »  (i).  Ce  conseil  n'a  jamais  été 
suivi,  pas  plus  dans  la  suite  que  sur  le  moment  même  ;  non  que 
la  part  de  la  grammaire  proprement  dite  n'augmente  pas 
légèrement  dans  les  éditions  postérieures  du  Dictionnaire 
et  que,  par  exemple,  dans  celle  de  174O'  on  n'ajoute  aux  verbes 
irréguliers  «  les  temps  de  leurs  conjugaisons  qui  sont  en 
usage  ».  Mais  l'Académie  n'a  pas  persévéré  dans  cette  voie 
malgré  l'encourageant  exemple  des  Académies  de  la  Crusca  et 
de  Madrid  et  les  reproches  qu'on  adressait  de  divers  côtés  à 
son  grand  ouvrage.  A  propos  de  la  troisième  édition  du 

(i)  Registres,  II,  p.  76. 


LA   GRAMMAIRE   FRANÇAISE  89 

Dictionnaire,  Voltaire  écrivait  :  «  Les  étrangers  se  plaignent 
qu'il  est  sec  et  décharné  et  qu'aucun  des  doutes  qui  embar- 
rassent tous  ceux  qui  veulent  écrire,  n'y  est  éclairci  »  (i).  Les 
auteurs  du  Grand  vocabulaire  françois  précisent  :  «  Le  Dic- 
tionnaire de  l'Académie  française,  font-ils  observer,  digne  à 
tous  égards  de  la  réputation  des  hommes  célèbres  qui  y  ont 
travaillé,  n'est  point  un  dictionnaire  universel...  On  n'y 
expose  point  les  significations  relatives  et  les  nuances  de 
certains  mots  appelés  synonymes  ;  on  njy  trouve  point  de 
règles  détaillées  sur  la  grammaire,  sur  la  prononciation  et. 
sur  la  quantité  prosodique  des  syllabes  »  (2).  Dans  la  préface 
de  son  Dictionnaire  critique,  Féraud  fait  la  même  remarque 
et,  sans  blâmer  ouvertement  une  méthode  qui  consiste  à 
((  s'abstenir  de  toute  critique  »  et  à  «  renvoyer  aux  gram- 
maires le  détail  des  instructions  »,  il  trouve  qu'elle  est  assez 
peu  utile  à  ceux  qui  ne  sont  pas  savants,  «  parce  qu'elle  sup- 
pose une  parfaite  connaissance  de  la  grammaire  précédem- 
ment acquise  »  (3).  Plus  tard  encore,  si  Rivarol,  dans  le 
Prospectus  de  son  nouveau  dictionnaire,  reproche  à  l'Aca- 
démie de  n'avoir  pas  donné  au  public  la  grammaire  qu'il 
en  attendait,  c'est  moins  parce  qu'elle  a  renoncé  à  cette 
entreprise  que  parce  qu'en  rédigeant  son  Dictionnaire,  elle  a 
((  éludé  si  souvent  les  diflicultés  dans  les  phrases  douteuses 
sous  prétexte  qu'elle  ne  faisait  pas  une  grammaire  »  (4)- 

Aussi  bien,  les  vues  exposées  par  d'Alembert  dans  Y  Ency- 
clopédie à  propos  du  plan  dun  dictionnaire  sont-elles  parta- 

(i)  Lettre  à  Damilaville,  28  mai  1762  (O.  XLII,  p.  121).  Cf.  la 
lettre  au  cardinal  de  Bernis,  26  mai  1762  :  «  On  n'est  pas  content 
de  notre  Dictionnaire  ;  on  le  trouve  sec,  décharné,  incomplet  en 
comparaison  de  ceux  de  Madrid  et  de  Florence.  »  (O.  XLII,  p.  120.) 

(2)  Grand  vocabulaire  françois,  1767,  préface,  I,  p.  8. 

(3)  Dictionnaire  critique,  1787,  I,  p.  in. 

(4)  Prospectus  en  tôle  du  Discours  préliminaire  du  nouveau 
dictionnaire  de  la  langue  française,  1797,  111-4°  ,  pp.x-xi. 


90  L  EXECUTION    DU    PROGRAMME 

gées  par  les  principaux  lexicographes  de  cette  époque.  Ils 
s'accordent  à  reconnaître  comme  lui  que,  «  pour  rendre  un 
ouvrage  de  cette  espèce  le  plus  complet  qu'il  est  possible, 
il  est  bon  que  les  règles  les  plus  difficiles  de  la  syntaxe  y 
soient  expliquées,  surtout  celles  qui  regardent  les  articles, 
les  participes,  les  prépositions,  les  conjugaisons  de  certains 
verbes  »  (i).  En  conséquence,  ils  cherchent  à  étendre  le 
champ  grammatical  du  dictionnaire.  C'est  visiblement  la 
préoccupation  de  Voltaire  dans  son  travail  sur  la  lettre  T  du 
Dictionnaire  de  l'Académie,  inséré  plus  tard  dans  son  Dic- 
tionnaire philosophique  (2).  De  même,  en  1778,  le  soi-disant 
«  dictionnaire  historique  »  dont  il  soumet  le  plan  à  ses 
confrères,  doit  être,  selon  la  formule  employée  déjà  en  1719, 
<(  à  la  fois  une  grammaire,  une  rhétorique  et  une  poétique 
sans  l'ambition  d'y  prétendre  »  (3).  L'Académie,  comme  on 
sait,  ne  donna  aucune  suite  à  ce  projet  sur  lequel  Voltaire 
usa  ses  dernières  forces,  dévorant  les  ouvrages  qu'il  avait 
fait  venir  en  toute  hâte  de  Ferney,  a  la  grammaire  de  Port- 
Royal,  celle  de  Restant,  les  Synoriymes  de  Girard,  les  T^ropes 
de  Dumarsais,  les  Remarques  de  Vaugelas,  le  Petit  diction- 
naire des  proverbes,  les  Lettres  de  Pellisson  »  (4).  Mais  le 

(i)  O.  IV,  p.  499-  «  On  pourrait  même,  ajoute  d'Alembert, 
dans  un  très  petit  nombre  d'articles  généraux  étendus,  y  donner 
une  grammaire  presque  complète  et  renvoyer  à  ces  articles 
généraux  dans  les  applications  aux  exemples  et  aux  articles 
particuliers  ».  C'est  un  peu  la  méthode  adoptée  de  nos  jours  par 
les  auteurs  du  Dictionnaire  général. 

(2)  Cf.  Vernier,  Voltaire  grammairien,  pp.  228  et  23i. 

(3)  Registres,  7  mai  1778.  Selon  La  Harpe,  ce  nouveau 
dictionnaire  devait  contenir  notamment  «  les  règles  de  grammaire 
à  chaque  mot  didactique  qui  en  fournira  l'occasion  ».  Correspon- 
dance littéraire,  LXXXVI  (O.  XI,  p.  43). 

(4)  Lettre  à  Wagnière,  7  mai  1778  (insérée  au  t.  XVllI,  p.  254 
de  V Intermédiaire  dû  chercheur  et  du  curieux). 


LA   GRAMMAIRE   FRANÇAISE  9I 

Grand  vocabulaire  françois  publié  par  une  société  de  gens 
de  lettres  (i)  et  le  Dictionnaire  critique  de  Féraud  s'inspi- 
rent précisément  de  cette  nécessité  de  réunir  dans  un  même 
ouvrage  les  notions  propres  au  lexique  et  celles  de  la  gram- 
maire. Rappelons  enfin  que  le  dictionnaire  promis  par 
Rivarol  à  la  fin  du  siècle  devait  fournir  «  les  applications 
des  règles  de  la  grammaire,  placées  chacune  à  son  article  », 
sans  compter  «  une  table  des  principales  difficultés  que  nous 
rassemblerons  dans  notre  vaste  carrière  »,  table  dont  «  les 
CTcplications  seront  courtes,  toujours  appuyées  sur  des  auto- 
rités et  des  exemples  comparés  »  (2). 

Nous  venons  de  voir  les  «  principes  particuliers  »  de  la 
grammaire  française  réfugiés  dans  les  dictionnaires.  Quel 
que  soit  l'intérêt  qu'elle  présente,  cette  première  catégorie 
de  documents  ne  saurait  être  comparée  ni  pour  l'étendue,  ni 
pour  la  signification,  avec  celle  qui  va  désormais  nous 
occuper  uniquement  et  où  cessant  de  recevoir  l'hospitalité 
des  lexiques,  ces  mêmes  principes  particuliers  occupent  de 
plein  droit  une  place  proportionnée  à  leur  importance  dans 
la  langue  :  nous  voulons  parler  des  commentaires  gramma- 
ticaux d'auteurs  classiques,  le  principal  des  projets  concur- 
rents du  traité  de  la  grammaire  française. 

(i)  «  Si  le  mot  est  un  adjectif,  on  dit  s'il  doit  précéder  ou 
suivre  son  substantif,  selon  les  règles  du  goût  et  de  l'usage.  Si 
c'est  un  verbe,  on  indique  la  manière  de  le  conjuguer;  on  le 
conjugue  s'il  est  irrégulier  ;  on  assigne  son  régime  simple  et  son 
régime  composé  ;  on  enseigne  quels  auxiliaires  forment  les  tems 
composés  des  verbes  neutres,  et  lorsque  deux  verbes  se  suivent 
dans  une  phrase,  on  apprend  comment  on  doit  les  lier  et  les  unir 
pour  ne  pas  pécher  contre  la  langue  ».  Grand  vocabulaire fran- 
çoin,  1767,  préface,  I,  pp.  lo-ii. 

(2)  Prospectus  en  lêle  du  Discours  préliminaire  du  nouveau 
dictionnaire^  i797,  P»  xxvi. 


CHAPITRE  III 


L  EXECUTION    DU   PROGRAMME    : 
520   LES   COMMENTAIRES    GRAMMATICAUX. 


L'enseignement  de  la  langue  par  les  bons  auteurs.  —  Épanouissement 
de  l'entreprise  des  commentaires  d'autciu's  classiques.  —  L'al)bé 
d'Olivet,  ses  détracteurs  et  ses  émules.  —  Voltaire  commentateur 
de  Corneille;  antécédents  et  postérité.  —  Les  commentaires  de 
l'Académie.  —  Résultats  d'ensemble  pour  le  dix-huitième  siècle. 

Au  moment  où  l'enseignement  de  la  langue  française 
acquiert  toute  son  importance  au  dehors  et  au  dedans  (i),  les 
moyens  proposés  pour  le  rendre  eflicace  sont  extrêmement 
variés.  A  cette  foule  d'étrangers  qui  veulent  parler  la  langue 
européenne,  à  tous  ces  enfants  auxquels,  dans  les  collèges  et 
jusque  dans  les  petites  écoles,  on  se  met  à  enseigner  gram- 
maticalement l'idiome  maternel,  aux  grandes  dames  qui  mal- 
traitent l'orthographe  et  qui  écrivent  comme  elles  parlent, 
sans  se  soucier  des  principes,  aux  écrivains  débutants  qui 
cherchent  à  se  rendre  maîtres  de  leur  instrument,  on  ollre, 
il  est  vrai,  de  copieuses  grammaires,  mais  on  leur  rappelle 
que  cela  ne  suflit  pas.  La  langue,  ne  se  lasse-t-on  pas  de  leur 
répéter,  s'apprend  dans  les  traités,  parle  commerce  des  gens 

(i)  Cf.  Brunot,  Histoire  de  la  langue  française  :  La  Révolution 
et  l'Empire^  chap.  I. 


LES   COMMENTAIRES    GRAMMATICAUX  •  g3 

instruits,  enfin  par  la  lecture  des  bons  auteurs  (i).  Ce  dernier 
procédé  est,  à  coup  sûr,  le  plus  généralement  en  faveur. 

C'est  ainsi  qu'au  début  de  sa  Grammaire,  le  P.  Buffîer 
conseille  de  faire  parcourir  au  débutant  l'échelle  des  genres 
littéraires  par  ordre  de  difficulté,  en  commençant  parla  fable 
et  en  finissant  par  les  poètes,  «  dont  le  style  est  en  toutes 
les  langues  le  plus  difficile  à  entendre  »  (2).  De  Vallange  se 
propose  d'indiquer  à  la  fin  de  la  sienne  «  les  livres  qu'il  est 
à  propos  de  lire  pour  acquérir  la  pureté  du  langage  »  (3). 
Des  quatre  procédés  que  RoUin  préconise  pour  initier  la 
jeunesse  aux  mystères  de  la  langue  maternelle,  la  connais- 
sance des  règles,  la  traduction,  la  composition,  la  lecture 
des  livres  français,  le  quatrième  n'est  pas  celui  qui  lui  inspire 
le  moins  de  confiance  (4)-  Dans  sa  Lettre  sur  la  meilleure 
méthode  pour  apprendre  la  langue  françoise  (5),  Mauvillon 
recommande  d'abord  de  se  rendre  maître  des  principes 
fondamentaux  ;  après  cela,  lisez  un  bon  auteur  et  appliquez 
dans  cette  lecture  les  règles  que  vous  aurez  apprises.  Etc., 

(i)  «  La  lecture  des  bons  modèles  et  le  bel  usage  puisé  parlie 
dans  le  commerce  avec  ceux  qui  parlent  bien,  partie  dans  les 
remarques  excellentes  que  nous  avons  sur  notre  langue,  voilà  les 
secours  que  nous  devons  employer  pour  acquérir  la  pureté  du 
langage».  Grévier,  Rhétorique  françoise,  Paris,  1770,  II,  p.  28. 
Cf.  La  Chalolais,  Essai  d'éducation  nationale  ou  plan  d'études  pour 
la  jeunesse,  1768,  in-12,  p.  78:  «  On  les  fera  ressouvenir  (les  jeunes 
gens)  que  pour  apprendre  la  langue,  trois  choses  sont  nécessaires  : 
le  commerce  des  gens  instruits,  la  lecture  des  bons  auteurs  et 
celle  des  livres  qui  ont  traité  de  la  grammaire.  » 

(2)  Grammaire,  édit,  de  1714»  P-  4^. 

(3)  Nouveau  système  ou  nouveau  plan  d'une  grammjaire  fran- 
çoise, 17 19,  p.  399. 

(4)  Be  la  manière  d'enseigner  et  d'étudier  les  Belles-Lettres, 
édit.  de  1740?  iii-4",  I?  PP-  68  et  sq. 

(5)  A  la  suite  de  ses  Remarques  sur  les  germanismes. 


94  l'exécution  du  programme 

etc.  :  c'est  l'opinion  de  tous  les  pédagogues  qu'on  pourrait 
citer  à  ce  propos. 

Certaines  personnes  vont  plus  loin.  Par  exemple,  l'abbé 
Desfontaines,  qui  ne  déteste  pas  le  paradoxe,  soutient, 
contre  l'avis  de  l'abbé  Gédoyn,  «  qu'une  langue  s'apprend 
mieux  par  la  routine  que  par  les  préceptes.  Il  suffît  de  lire 
les  bons  auteurs  français  avec  attention  ;  il  suffît  de  fré- 
quenter les  personnes  qui  parlent  bien  »  (i).  C'est,  en  quel- 
ques mots,  la  condamnation  des  traités  de  grammaire,  y 
compris  des  meilleurs,  comme  celui  de  Restant.  Le  profes- 
seur de  la  Connaissance  des  beautés  et  des  défauts  de  la 
poésie  et  de  l'éloquence  dans  la  langue  française  ne  procède 
pas  différenîment  :  «  La  lecture  assidue  des  bons  auteurs, 
enseigne-t-il  à  ses  élèves,  vous  sera  encore  plus  nécessaire 
pour  vous  former  un  style  pur  et  correct  que  l'étude  de  la 
plupart  de  nos  grammaires  »  (2).  De  même  le  précepteur 
de  la  Nouvelle  Héloïse  ne  voudra  pas  donner  à  son  amante 
«  d'autre  définition  de  la  vertu  qu'un  tableau  des  gens 
vertueux,  ni  d'auti^es  règles  pour  bien  écrire  que  les  livres 
qui  sont  bien  écrits  ))  (3). 

(i)  Jug.  ouvr.  nouv.,  IX,  p.  56.  Dans  son  traité  Delà  manière 
d'apprendre  les  langues,  chap.  I,  art.  V,  l'abbé  de  Radonvilliers 
nie  également  que  l'élude  de  la  grammaire  facilite  aux  entants  la 
connaissance  de  leur  langue  :  «  Ce  n'est  pas  la  route  directe.  Et 
comment  est-il  possible,  en  parlant,  de  songer  aux  règles  ?  Qu'on 
ait  soin  qu'un  enfant  ne  lise  que  des  livres  écrits  purement  ;  qu'il 
n'entende  que  des  personnes  qui  parlent  bien  ;  qu'on  corrige 
sur-le-champ  les  phrases  où  il  fait  quelque  faute  et  qu'on  les  lui 
fasse  répéter  exprimées  correctement.  »  {Œuvres  diverses,  1807, 
I,  P-  39). 

(2)  Connaissance  des  hautes. . .,  1^49?  in-12,  p.  146. 

(3)  Nouvelle  Héloïse,  i'"  partie,  lettre  XII.  La  leçon  de  Saint- 
Preux  est  reproduite  par  l'auteur  des  Principes  de  style  ou  Obser- 
vations sur  l'art  d'écrire  recueillies  des  meilleurs  auteurs,  Paris, 
Estienne,  1779,  in-12,  p.  7. 


LES   COMMENTAIRES   GRAMMATICAUX  96 

Que  de  fois  n'est-il  pas  arrivé  à  Voltaire  d'indiquer  ce 
remède  aux  personnes  qui  consultaient  en  lui  le  spécialiste  de 
la  langue  française  ?  Avant  de  partir  pour  Berlin,  il  promet  à 
Frédéric  II  qu'il  lui  fera  faire  une  véritable  cure  en  ce  genre 
d'hygiène  (  i).  «  La  lecture  de  nos  meilleurs  poètes  vaut  mieux 
que  toutes  les  leçons  »,  répond-il  à  une  jeune  fille  qui  vou- 
drait bien  en  prendre  avec  un  pareil  maître  (2).  A  un  jeune 
homme,  protégé  du  maréchal  de  Richelieu  qui  a  l'intention 
d'en  faire  son  secrétaire,  il  «  recommande  cent  fois...  de  lire 
de  bons  livres  pour  se  former  le  style  »  (3).  Et  quand  il 
publie  son  théâtre  de  Pierre  Corneille  accompagné  de  notes, 
à  qui  l'adresse-t-il  ?  «  Aux  étrangers  qui  daignent  apprendre 
notre  langue  par  les  règles  et  aux  légers  Français  qui 
l'apprennent  par  routine  »  (4). 

Car  les  bons  principes  ne  suffisent  pas  :  il  est  du  devoir 
de  ceux  qui  les  professent  de  montrer  comment  on  les 
applique.  Ainsi  Rollin  essaye  sur  un  passage  de  Fléchier  sa 
méthode  d'explication  des  bons  auteurs  français.  Le  profes- 
seur de  la  Connaissance  des  beautés  multiplie  les  exemples 
en  «  épluchant  »  divers  fragments  de  Corneille  ou  de  Molière. 
l^Art  décrire  de  Condillac  est  le  fruit  des  lectures  raisonnées 
du  prince  de  Parme  avec  son  précepteur.  Toute  une  littéra- 
ture qui  trahit  les  besoins  de  l'époque,  rend  ainsi  manifeste 
aux  yeux  du  public  l'efficacité  de  l'enseignement  de  la  langue 
par  les  bons  écrivains.  Les  commentaires  en  constituent  la 

(i)  Lettre  du  19  avril  1749  (O.  XXXVII,  pp.  11-12). 

(2)  Lettre  à  M"=  ***  (Menon),  20  juin  i;56  (O.  XXXIX,  p.  59). 

(3)  Lettre  au  maréchal  de  Richelieu,  25  avril  1767  (O.  XLV, 
p.  23;). 

(4)  Lettre  au  marquis  Albergali  Gapacelli,  8  juillet  1761  (O. 
XLI,  p.  359).  Cf.  les  lettres  du  3o  juin,  à  Jean  Schouvalow,  du 
13  juillet,  à  Duclos,  du  i3  juillet,  à  Gapperonnier,  du  5  août  1761, 
à  Mme  d'Epinai,  etc. 


96  l'exécution  du  programme 

partie  la  plus  considérable  et,  sans  contredit,  la  plus  signi- 
ficative. 


I 


Nous  en  avons  vu  naître  le  projet  à  deux  reprises  diflFé- 
rentes  dans  les  milieux  académiques,  d'abord  sous  la  forme 
que  lui  donne  Boileau,  puis  avec  les  modifications  profondes 
que  Valincour  lui  fait  subir.  L'Académie  est  visiblement 
engagée  dans  son  entreprise  de  commentaires,  en  17 19,  f)ar 
Valincour;  grâce  à  l'abbé  d'Olivet,  c'est  au  contraire  la  propo- 
sition de  Boileau  qui  devient  ensuite  le  point  de  départ  des 
efforts  des  commentateurs.  Du  moins,  peut-on  le  croire  en 
lisant  ï Histoire  de  l'Académie.  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue 
pourtant  que  l'abbé  d'Olivet  a  assisté  à  la  confection  de 
\^ Examen  d'Athalie.  C'est  en  partie  pour  faire  suite  à  cet 
ouvrage  (i)  ou  pour  protester  contre  la  manière  dont  il  fut 
composé  (2),  qu'il  rédige  ensuite  ses  Remarques  de  gram- 
maire sur  Racine. 

Elles  voient  le  jour  en  1738.  Gomme  Valincour,  d'Olivet 
renonce  à  choisir  les  classiques  de  la  langue  parmi  les 
traducteurs  :  «  Toute  prévention  à  part,  déclare-t-il,  il  me 
semble  que  la  langue  française  a  des  auteurs  qui  peuvent 
également  servir  de  modèles  et  pour  bien  penser,  et  pour 
bien  écrire  ».  En  outre,  parmi  les  écrivains  originaux,  il 
donne  la  préférence  aux  poètes.  Il  y  est  poussé  par  deux 
raisons  :  la  première,  c'est  qu'a  une  excellente  poésie  se  fait 
lire  et  relire  plus  volontiers  qu'une  prose  également  bonne 

(i)  «  Vous  aviez  fait,  Messieurs,  des  remarques  sur  VAthalie 
de  Racine  ;  et  votre  exemple  m'inspira  le  courage  d'aller  plus 
avant.  »  Remarques  sur  la  langue  française,  1767,  préface,  p.  9. 

(u)  Cf.  sa  lettre  au  P'  Bouhier,  16  mai  1^38  {Histoire  de  l'Aca- 
démie, II,  p.  ^^i). 


LES   COMMENTAIRES    GRAMMATICAUX  97 

en  son  genre  »  ;  la  seconde,  c'est  qu'à  y  regarder  de  près, 
«  il  y  a  moins  à  reprendre  dans  Racine  ou  dans  Despréaux 
que  dans  nos  ouvrages  de  prose  les  plus  estimés  ».  Cela  n'a 
rien  d'étonnant  :  «  On  travaille  les  vers  avec  plus  de  soin 
que  la  prose  :  et  cependant  la  prose,  pour  être  portée  à  la 
perfection,  ne  coûterait  guère  moins  que  les  vers.  » 

Cette  proposition  eut  le  don  d'exaspérer  les  partisans 
des  théories  de  La  Motte  sur  la  versification  française.  Deux 
ans  auparavant,  l'abbé  d'Olivet  leur  avait  déclaré  une 
guerre  sournoise  dans  son  Traité  de  la  prosodie  française 
où  il  s'efforçait  de  mettre  en  lumière  les  qualités  poétiques 
de  la  langue.  Maintenant  il  leur  livrait  une  bataille  rangée 
dans  une  leltre  au  Président  Bouhier  jointe  à  ses  Remar- 
ques sur  Racine  (i).  Leur  riposte  jie  se  fit  pas  attendre  : 
ils  représentèrent  le  commentaire  de  l'abbé  d'Olivet  comme 
un  ouvrage  tendancieux  dont  l'auteur,  prétendit  même  un 
académicien  de  province,  Soubeiran  de  Scopon,  n'avait  pas 
tant  voulu  critiquer  Racine  qu'((  arriver  à  sa  proposition 
principale  qu'il  a  certainement  la  gloire  de  soutenir  le  pre- 
mier :  c'est  que  nos  meilleurs  auteurs  [orateurs?]  n'écri- 
vent pas  aussi  purement,  aussi  exactement  que  nos  bons 
poètes  ))  (2).  En  conséquence,  notre  académicien  entrepre- 

(i)  C'est  très  probablement  au  sujet  de  celte  leltre  que  le 
Président  Bouhier  écrivait  ce  qui  suit  au  marquis  de  Gaumont,  le 
19  mars  1739  :  «  Pour  la  leltre  qu'il  m'a  addressée,  j'aurois  bien 
autant  aimé  qu'il  n'y  eût  pas  mis  mon  nom,  n'aimant  point  àeslre 
mêlé  dans  les  querelles  littéraires.  Mais  quand  j'en  ai  été  averti, 
c'éloit  une  afï'aire  déjà  l'aile.  »  (Bibl.  Nat.  Ms.,  Nouv.  acq.fr. 
4384,  fol.  177  r°).  II  est  à  remarquer  que  le  Président  Bouhier 
était  en  possession  des  Remarques  sur  Racine  depuis  au  moins 
le  7  avril  1738  (Ibid.,  fol.  166  r"). 

(2)  Soubeiran  de  Scopon,  de  l'Académie  de  Toulouse,  Obser- 
vations critiques  à  l'occasion  des  Remarques  de  grammaire  sur 
Racine  par  M.  Vabbé  d'Olivet,  Paris,  Prault,  M.DGG.XXXVIII, 
in-i2  de  8i  pp.,  p.  4- 


F.  -  7. 


98  l'exécution  du  programme 

nait  de  prouver  à  son  tour  qu'il  y  a  beaucoup  plus  de  fautes 
contre  la  langue  dans  soixante  et  quinze  vers  de  ce  Racine 
examiné  par  l'abbé  d'Olivet  avec  une  indulgence  excessive, 
que  dans  tel  passage  de  Fléchier  où  l'on  relève  à  peine  une 
négligence. Cette  première  polémique,  dans  laquelle  d'Olivet 
était  engagé  en  qualité  de  champion  de  la  versification  fran- 
çaise, avait  un  prolongement  dans  la  presse,  en  particulier 
dans  le  Pour  et  Contre  dont  le  principal  rédacteur,  l'abbé 
Prévost,  était  directement  pris  à  partie  dans  la  lettre  au 
Président  Bouhier  (i). 

Une  autre  querelle  mettait  aux  prises  l'auteur  des 
Remarques  sur  Racine  avec  un  plus  redoutable  adversaire, 
l'abbé  Desfontaines.  Dans  son  Racine  vengé  (lySg),  celui-ci 
se  pose  en  défenseur  de  la  poésie  française  en  général  et  de 
Racine  en  particulier.  A  l'entendre,  quelles  que  soient  les  pré- 
cautions prises  par  l'abbé  d'Olivet,  «  sa  critique  ne  laisse  pas 
de  nuire  à  la  réputation  de  ce  grand  poète  »  ;  à  cet  inconvé- 
nient s'ajoute  qu'((  elle  peut  jeter  dans  l'erreur  les  jeunes  gens 
et  les  rendre  timides  dans  la  composition  des  vers  ».  C'est 
aussi  une  question  de  principe.  «  Qu'on  ne  s'étonne  pas, 
avait  dit  l'auteur  des  Remarques  dans  sa  préface,  qu'ayant 
pour  but  d'être  utile  à  quiconque  veut  cultiver  l'art  d'écrire, 
je  cherche  des  modèles  parmi  les  poètes  plutôt  que  parmi 
ceux  qui  ont  écrit  en  prose.  Car  notre  langue  ne  ressemble 
pas  à  quelques  autres  où  la  poésie  et  la  prose  font,  pour  ainsi 
dire,  deux  langages  différents.  Ce  n'est  pourtant  pas  que 
les  Français  ne  connaissent  qu'un  même  style  pour  ces  deux 
genres  d'écrire.  Mais  les  différences  qui  doivent  les  caracté- 
riser ne  sont  pas  grammaticales  pour  la  plupart;  et  dès  lors, 
puisque  ma  critique  se  borne  aux  fautes  de  grammaire,  il 
était  assez  indifférent  qu'elle  tombât  sur  des  poètes  ou  sur 

(i)  l>our  et  contre,  XV,  p.  325  et  XVI,  p.  25.  Cf.  l'abbé 
Granet,  Réfl.ouvr.  litt.,  VIT,  p.  121. 


LES    COMMENTAIRES   GRAMMATICAUX  99 

des  orateurs  »  (i).  Voilà  précisément  le  point  de  vue  que 
l'abbé  Desfontaines  ne  peut  admettre  :  il  reproche  à  l'abbé 
d'Olivet  d'avoir  méconnu  les  droits  de  la  langue  poétique.  A 
ses  yeux,  même  en  ce  qui  concerne  la  grammaire,  la  poésie 
jouit  de  certains  privilèges  inconnus  à  la  prose;  il  convient 
d'en  tenir  compte  et  de  ne  pas  rendre  un  auteur  responsable 
des  licences  qu'autorisent  les  lois  du  genre.  A  l'inverse  de 
Soubeiran  de  Scopon,  l'abbé  Desfontaines  prétend  donc  mon- 
trer que  l'auteur  des  Remarques  a  traité  Racine  beaucoup 
trop  sévèrement. 

Il  n'avait  pas  tort,  même  aux  yeux  des  contemporains 
impartiaux  (2);  et  plus  tard  Voltaire,  relisant  à  vingt  huit 
ans  de  distance  le  commentaire  de  l'abbé  d'Olivet,  ne  pourra 
s'empêcher  de  trouver  encore  que  son  aîné  était  «  un  peu 
vétillard  »  (3).  Le  grammairien  d'ailleurs  montra  qu'il  en 
avait  conscience  en  s'efforçant  d'atténuer  ses  critiques  dans 
les  éditions  postérieures  de  son  ouvrage.  Touchant  le  sujet 

(1)  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  ijSS,  p.  6. 

(2)  «  Mais  d'un  autre  côté,  si  Racine  est  quelquefois  mal 
repris  dans  ces  observations,  si  notre  académicien  fait  voir  dans 
quelques-unes  une  délicatesse  trop  pointilleuse,  s'il  montre  dans 
d'autres  trop  peu  d'attention  à  conserver  les  privilèges  de  la 
poésie,  il  faut  convenir  que  l'on  trouve  dans  son  écrit  un  grand 
nombre  de  remarques  utiles  pour  la  perfection  de  notre  langue, 
quelques  unes  qui  n'avaient  peut-être  point  été  faites  avant  lui, 
et  des  réflexions  qui  marquent  un  homme  d'esprit  et  de  goût.  » 
Goujet,  Bibliothèque  françoise,  I,  pp.  189-190.  Cf.  d'Alembert, 
Éloge  de  l'abbé  d'Olivet  {Histoire  des  membres  de  l'Académie, 
VI,  p.  2o3)  :  «  On  reproche  au  censeur  d'avoir  poussé  la  sévérité 
trop  loin  et  d'avoir  plus  jugé  Racine  en  grammairien  qu'en 
poète.  » 

(3)  Lettre  au  comte  d'Argental,  i®"^  avril  1766  (O.  XLIV, 
p.  255).  Cf.  la  lettre  écrite  le  même  jour  à  l'abbé  d'OUvet  (Ibid., 
p.  258)  :  «  Je  vous  trouve  quelquefois  bien  sévère  avec  Racine...» 


lOO  L  EXECUTION    DU   PROGRAMME 

même  du  litige,  la  liberté  de  la  poésie  par  rapport  à  la  prose, 
l'abbé  Desfontaines  se  trouvait  d'accord  avec  l'abbé  Granet 
qui,  rendant  compte  des  Remarques  dans  ses  feuilles,  venait 
de  soutenir  la  même  opinion  que  l'auteur  du  Racine  vengé  {i). 
Mais  peut-être  u'étaient-ils  ni  l'un  ni  l'autre  de  très  bonne  foi 
en  accusant  l'abbé  d'Olivet  de  n'avoir  pas  réservé  les  privi- 
lèges de  la  langue  poétique.  Il  le  fait  au  contraire  à  plusieurs 
reprises  et  en  termes  assez  clairs  pour  que  les  Mémoires  de 
Trévoux  (2),  Voltaire  aussi,  quoiqu'avec  un  zèle  inspiré  sur- 
tout par  sa  colère  contre  l'auteur  de  la   Voltairomanie  (3), 

(i)  «  Les  expressions,  les  tours  de  phrase  de  Racine  doivent 
être  considérés  plus  par  rapport  à  la  poésie  qu'à  la  grammaire  ». 
Réfl.  ouvr.  lut.,  V (1738), p.  33i. 

(2)  Octobre  1738,  pp.  1984-1985  :  «  [La  critique  de  M.  d'Olivet] 
roule  sur  quelques  tours  hardis,  avec  tant  de  circonspection, 
qu'elle  ne  prononce  en  dernier  ressort  pour  condamner  que  sur 
des  raisons  qui  ne  permettent  pas  d'absoudre ...» 

(3)  «  En  vérité  ce  misérable  (Destontaines)  n'a  voulu  que 
gagner  de  l'argent  :  car  quel  est  le  but  de  son  livre,  s'il  vous 
plaît  ?  De  prouver  qu'on  pardonne  en  poésie  des  tours  hardis,  des 
phrases  incorrectes  que  la  prose  ne  souffre  pas  ?  Eh  !  n'est-ce  pas 
précisément  ce  que  vous  avez  dit  ?  à  cela  près  que  vous  l'avez 
dit  le  premier  et  en  homme  qui  possède  sa  langue  et  qui  est  un  des 
plus  grands  maîtres.  »  Lettre  à  d'Olivet,  29  janvier  1739  (O.  XXXV, 
p.  145).  Effectivement,  voici  quelques  passages  où  d'Olivet  plaide 
en  faveur  des  libertés  de  la  langue  poétique.  Dans  Tun,  il  veut 
qu'on  soit  indulgent  pour  ceux  qui  croient  sentir  «  que  ces  sortes 
de  hardiesses  font  un  merveilleux  effet  dans  la  poésie  lorsqu'elles 
sont  placées  à  propos  et  de  loin  en  loin  »  (p.  34).  Ailleurs  il 
s'écrie  :  «  Pardonnons  cette  inversion  à  un  poète  ;  car  la  contrainte 
du  vers  à  ses  privilèges  ï  (p.  47)-  H  va  jusqu'à  reprocher  aux 
poètes  de  ne  plus  employer  que  des  tours  pi  osaïques  :  «  A  la  fin, 
dit-il,  nous  n'aurons  plus  de  vers  :  c'est-à-dire  nous  ne  conserve- 
rons entre  la  prose  et  les  vers  aucune  différence  qui  soit  pure- 
ment grammaticale  »  (pp.  7O-77).  Etc. 


LES    COMMENTAIRES   GRAMMATICAUX  lOI 

lui  aient  rendu  justice  sur  ce  point  spécial.  Il  ne  s'agissait  en 
somme  que  d'une  question  de  plus  ou  de  moins  que  le  critique 
du  Racine  vengé  tranchait  au  préjudice  de  son  adversaire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  de  cette  distinction  entre  la  langue  de 
la  poésie  et  celle  de  la  prose,  l'abbé  Desibntaines  tirait  un 
argument  irrésistible  et  contre  les  Remarques  de  grammaire 
sur  Racine,  et  contre  le  principe  même  des  commentaires. 
Si  les  observations  de  l'abbé  d'Olivet,  raisonnait-il,  doivent 
servir  d'enseignement  à  ceux  qui  écrivent  en  prose,  elles 
n'atteignent  pas  leur  but,  puisqu'elles  ne  portent  que  sur  des 
vers  ;  si  elles  s'adressent  aux  jeunes  poètes,  elles  n'ont  pas 
beaucoup  plus  de  valeur,  car  rien  ne  saurait  empêcher  ceux- 
ci  d'employer  des  tours  consacrés  par  l'usage  qu'en  ont  fait 
Racine  et  Boileau.  C'était  renverser  d'avance  l'édifice  rêvé 
par  les  commentateurs.  Gomme  le  faisait  observer  l'auteur 
du  Racine  vengé,  pour  qu'une  pareille  entreprise  eût  sa 
raison  d'être,  encore  fallait-il  «  que  la  nation  voulût  bien  se 
soumettre  dans  cette  afl'aire  au  jugement  de  quelque  tri- 
bunal ;  et  c'est  à  quoi  il  y  a  peu  d'apparence  »,  insinuait-il, 
non  sans  intention  impertinente  (i). 

Car,  à  travers  sa  critique  ingénieuse,  l'abbé  Desfon- 
taines montrait  un  peu  trop  le  bout  de  l'oreille.  En  dépit  de 
ses  protestations  il  avait  surtout  l'air  de  satisfaire  ses  ran- 
cunes personnelles  et  contre  l'abbé  d'Olivet,  et  contre  l'Aca- 
démie à  laquelle  il  ne  perdait  jamais  une  occasion  d'être 
désagréable.  En  plusieurs  endroits,  les  observations  du 
Racine  vengé  «  sentaient  trop  la  chicane  ))  (2),  et  l'on  était  en 
droit  de  se  demander  si, dans  cet  ouvrage  qualifié  de  «  libelle  » 
par  Voltaire,  il  n'entrait  pas  autant  de  malice  que  de  sincérité. 
Pour  l'Académie,  elle  n'eut  pas  un  instant  d'hésitation  lors- 
que, par  une  délibération  rendue   publique,  elle   repoussa 

(i)  Racine  vengé,  17*39,  pp.  1-2. 

(2)  Goujet,  Bibliothèque  française,  I,  p.  192. 


102  L  EXECUTION    DU   PROGRAMME 

comme  une  offense  la  dédicace  du  Racine  çengé  (i).  Louis 
Racine  que  l'abbé  Desfontaines  s'efforçait  de  mettre  dans 
son  jeu,  ne  s'y  trompa  pas  davantage.  «  L'Académie,  écrivait- 
il  à  propos  de  cet  incident,  n'a  pas  eu  grand  tort  de  voir 
qu'il  se  moquait  d'elle  ;  il  a  plus  d'esprit  qu'eux  tous,  mais 
extrêmement  méchant  (2).  » 

La  sympathie  de  Louis  Racine  devait  être  naturellement 
acquise  à  celui  qui  défendait  la  réputation  de  son  père. 
Tout  en  rendant  hommage  à  la  pureté  des  intentions  de 
l'abbé  d'Olivet,  il  était  indisposé  par  le  rigorisme  excessif 
des  Remarques  ;  au  moins  aurait-il  souhaité  que  le  gram- 
mairien ((  relevât  la  beauté  de  quelques  tours  de  phrases  et 
de  certaines  expressions  »  employées  par  Racine,  afin  de 
détruire,  autant  que  possible,  la  fâcheuse  impression  pro- 
duite par  ses  critiques.  Mais  il  n'avait  aucune  envie  non 
plus  de  se  jeter  dans  les  bras  que  l'abbé  Desfontaines  lui 
tendait  ;  il  avait  l'idée  qu'une  telle  cause  méritait  un  autre 
avocat.  Aussi  se  garda-t-il  de  prendre  trop  franchement 
parti  dans  la  querelle.  «  Je  ne  fais  qu'en  rire  »,  disait-il. 
Les  deux  adversaires  lui  ayant  envoyé  leurs  opuscules,  il 
répondit  à  chacun  par  un  «  remerciement  très  poli  »  où,  sans 
dissimuler  son  opinion  sur  le  fond  du  débat,  il  s'exprimait  à 
la  satisfaction  de  l'une  et  de  l'autre  parties  (3).  Dans  sa 
lettre  à  Desfontaines,  en  particulier,  destinée  à  la  publicité 
et  où  il  s'appliquait  à  «  faire  entendre  poliment  à  ceux  qui 
savent  entendre  »,  il  avait  en  même  temps  grand  soin  de  ne 

(i)  Cf.  les  Registres,  II,  p.  438  (19  janvier  ij'ig). 

(2)  Lettre  à  sa  femme,  22  février  i^Sg  (recueil  A.  de  la  Roque, 
pp  375-3^). 

(3)  1°  Lettre  de  Racine  le  fils  à  l'abbé  d'Olivet,  imprimée  pour 
la  Société  des  bibliophiles  français,  année  1828.  Imprimerie 
F.  Didot,  in-80  de  8  pp.  La  lettre  est  datée  du  1"  mai  1738. 
2»  Lettre  de  M.  Racine  à  l'auteur  du  Racine  vengé  (Obs.  écr.mod., 
XVI,  pp.  284-285). 


LES   COMMENTAIRES   GRAMMATICAUX  Io3 

rien  laisser  échapper  qui   pût  froisser  l'abbé   d'Olivet  ni 
l'Académie  française  (i). 

D'accord  avec  l'auteur  du  Racine  vengé  pour  défendre  les 
privilèges  de  la  lang:ue  poétique,  il  le  fait  néanmoins  en  se 
plaçant  à  un  point  de  vue  beaucoup  plus  large.  C'est  au  nom 
de  la  liberté  de  la  langue  en  général,  liberté  qui  se  confond 
en  l'espèce  avec  celle  des  grands  écrivains,  qu'il  proteste 
contre  l'ouvrage  de  l'abbé  d'Olivet.  «  En  soutenant  sa  cause 
[de  Racine],  écrit-il  à  Desfontaines,  j'ose  dire  que  vous 
soutenez  celle  de  la  langue  française,  en  ce  que  vous  nous 
faites  voir  qu'elle  ne  doit  point  être  esclave  d'une  prétendue 
justesse  grammaticale.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  je 
crois  qu'à  force  de  la  chicaner,  on  la  rendra  trop  timide. 
Elle  doit  toujours  être  sage,  mais  trop  de  scrupules  lui  ôtera 
sa  grâce  et  sa  vivacité.  Peut-on  appeler  règles  certains 
caprices  de  l'usage  qui  n'ont  rien  de  stable?  C'est  avec  raison 
que  vous  nous  répétez  souvent  que  les  grands  écrivains  ne 
doivent  pas  se  mettre  dans  de  pareilles  entraves  ni  suivre  à 
pas  d'écoliers  une  froide  syntaxe.  J'aurais  voulu  que  vous 
eussiez  été  encore  plus  loin  ;  et  quel  autre  que  vous  pouvait 
mieux  nous  faire  sentir  que  c'est  en  s'écartant  quelquefois 
des  règles  que  les  grands  écrivains  enrichissent  la  langue  et 
que  souvent  des  fautes  apparentes  qui  choquent  les  oreilles 
d'im  grammairien  qui  n'est  que  grammairien,  sont  à  des 
oreilles  plus  délicates  d'heureuses  hardiesses  et  de  véritables 
beautés?  ». 

Louis  Racine  admet  pourtant  que  les  vers  de  son  père  ne 
sont  pas  à  l'abri  de  tout  reproche.  11  l'explique  par  de  bonnes 
raisons  :  l'auteur  n'y  a  pas  mis  la  dernière  main  et  enfin  la 
perfection  absolue  n'est  pas  de  ce  monde.  D'où  la  nécessité 
de  faii'e  toujours  deux  parts  dans  les  erreurs  d'un  grand 

(i)  Lettre  à  sa  femme,  ii  mars  lySg  (recueil  A.  de  la  Roque, 
p.  38o). 


io4  l'exécution  du  programme 

écrivain  et  de  séparer  celles  qui  peuvent  passer  pour  d'  ((  heu- 
reuses hardiesses  »  de  celles  qui  lui  ont  échappé  malgré  lui 
dans  le  feu  de  la  composition.  Le  commentateur  aura  préci- 
sément pour  tâche  d'établir  cette  distinction  et  d'insister 
autant  sur  le  charme  des  hardiesses  que  sur  le  danger  des 
fautes  véritables. 

Louis  Racine,  en  effet,  est  loin  de  se  montrer  aussi  radical 
que  l'abbé  Desfontaines  lorsqu'il  discute  le  rôle  des  commen- 
taires, n  ne  conteste  nullement  leur  utilité  à  condition  qu'on 
observe  certaines  formes.  «  Je  crois,  a-t-il  déclaré  à  l'abbé 
d'Olivet,  que  rien  n'est  plus  utile  à  la  langue  française 
qu'une  pareille  critique  du  petit  nombre  d'écrits  dont  le 
temps  a  établi  la  réputation.  »  Il  ne  se  contredit  donc  pas 
lorsqu'à  son  tour,  il  compose  un  commentaire  des  ouvrages 
de  son  père  conforme  à  ses  propres  idées,  telles  que,  peu  de 
temps  après  avoir  écrit  sa  lettre  à  l'abbé  Desfontaines,  il  eut 
encore  l'occasion  de  les  exposer  à  l'Académie  des  Inscriptions 
et  Belles-Lettres  (i).  Voici  dans  quelles  circonstances  il  fut 
amené  à  le  publier. 

Quelques  années  après  l'apparition  des  Remarques  de 
l'abbé  d'Olivet,  l'abbé  de  La  Porte  fut  sollicité  par  des  librai- 
res de  Paris  de  préparer  une  nouvelle  édition  des  Œuvres  de 
J.  Racine  in-4°.  Il  n'en  voulut  rien  faire  avant  qu'on  eût  pres- 
senti celui  que  les  liens  du  sang  désignaient  en  premier  lieu 
pour  accomplir  cette  tâche.  Mais  Louis  Racine  déclina  l'offre, 
alléguant  la  volonté  formelle  de  son  père  «  qui,  condamnant 
sincèrement  ses  tragédies  profanes,  refusait  de  jeter  même 
les  yeux  sur  les  éditions  nouvelles  qu'on  en  faisait  »  (2).  Il  se 

(i)  De  la  poésie  naturelle  ou  de  la  langue  poétique  {Mém.  de 
l'Acad.  des  Insc.  et  B.-L.,  séance  du  4  septembre  c^Sq,  XV, 
pp.  192-207).  Ce  mémoire  où  L.  Racine  prend  directement  à  partie 
l'abbé  d'Olivet,  est  entré  plus  tard  avec  d'autres  dans  la  compo- 
sition des  Réflexions  sur  la  poésie,  1747?  2  vol.  in-12. 

(2)  Discours  préliminaire  en  tête  des  Remarques  sur  les 
tragédies  de  J.  Racine  (O.  V,  pp.  255  etsq.). 


LES   COMMENTAIRES    GRAMMATICAUX  Io5 

sentait  d'ailleurs  retenu  par  la  crainte  d'être  accusé  de  partia- 
lité en  prodiguant  ses  louanges  à  l'auteur  à'Athalie,  et  aussi 
par  son  inexpérience  des  choses  du  théâtre.  Du  reste,  ces  scru- 
pules ne  l'empêchaient  pas  de  donner  quelques  conseils  à 
l'abbé  de  La  Porte  ;  il  lui  soumettait, dans  sa  réponse,  le  plan 
détaillé  d'une  édition  commentée  du  théâtre  de  J.  Racine  et 
lui  communiquait  ses  propres  observations  rédigées  unique- 
ment ((  pour  ma  satisfaction  particulière,  disait-il,  et  pour 
instruire  un  fils  qui,  sitôt  qu'il  sera  répandu  dans  le  monde, 
entendra  souvent  parler  de  ces  pièces  tantôt  avec  admiration, 
tantôt  avec  mépris,  jamais  indifféremment  ».  Le  plan  traitait 
successivement  de  la  revision  du  texte,  de  la  publication  des 
variantes,  des  épîtres  dédicatoires,  des  notes  sur  la  langue, 
de  l'orthographe,  notamment  de  l'emploi  des  majuscules,  des 
imitations,  des  pièces  critiques,  des  réponses  aux  critiques 
de  Racine,  du  costume  poétique  et  de  la  morale. 

L'abbé  de  La  Porte  ne  jugea  pas  à  propos  de  faire  siennes 
les  idées  de  Louis  Racine,  dont  il  donna  plusieurs  raisons  : 
((  1°  Je  me  serais  vu  exposé  au  reproche  que  M.  Racine  fait 
lui-même  à  certains  éditeurs  :  «  Il  faut,  dit-il,  que  Boileau  soit 
))  un  grand  poète  pour  forcer  ceux  qui  veulent  le  lire,  à  ache- 
))  ter  tout  ce  qui  accompagne  son  texte  »  [allusion  transpa- 
rente au  commentaire  de  Brossette  revu  et  augmenté  par 
Saint-Marc  en  1747]-  2°  Je  conviens  qu'un  examen  de  toutes 
les  pièces  d'un  de  nos  meilleurs  poètes  tragiques  pourrait  être 
un  ouvrage  fort  instructif  ;  mais  je  pense  qu'il  faut  le  donner 
séparément  et  ne  pas  en  surcharger  un  original  précieux. 
3"  M.  Racine  vient  d'exécuter  lui-môme  son  plan  dans  ses 
principaux  objets  par  l'ouvrage  qu'il  publie  aujourd'hui.  Que 
me  resterait-il  à  dire  après  un  si  habile  maître  ?  »  En  con- 
séquence l'abbé  de  La  Porte  annonçait  que,  dans  l'édition  de 
Racine  en  3  volumes  in-4"  qui  devait  paraître  l'année  suivante, 
il  se  bornerait  à  fournir  un  texte  correct,  à  «  rejeter  toutes  les 
mauvaises  critiques  qu'on  trouve  ordinairement  à  la  suite  de 


io6  l'exécution  du  programme 

ces  tragédies  »  et  à  composer  une  vie  du  poète  avec  un 
discours  qui  contiendrait  ((  l'histoire  des  pièces,  les  anecdotes 
qui  y  ont  rapport  )),ct  où  il  ferait  sentir  «  les  progrès  du  génie 
de  l'auteur  et  l'intervalle  immense  qu'il  a  franchi  avec  tant 
de  succès  et  de  rapidité  depuis  la  Thébaïde iasqnk  la  sublime 
Athalie  »  (i). 

A  ce  moment,  Louis  Racine,  devançant  la  réponse  de 
l'abbé  de  La  Porte,  venait  de  publier  «  séparément  »  ses 
Remarques  sur  les  tragédies  de  Jean  Racine  (i^Sa),  Renver- 
sant la  proportion  observée  par  l'abbé  d'Olivet,  il  y  prodi- 
guait à  son  père  plus  d'éloges  que  de  blâmes.  Le  résultat  fut 
aussi  qu'il  attira  sur  lui  moins*de  foudres  que  son  devancier. 
Gela  ne  veut  pas  dire  que  son  travail  ait  passé  inaperçu,  loin 
de  là  :  Voltaire  l'a  consulté  avec  fruit  en  préparant  son 
Commentaire  sur  Corneille  (2),  et  la  plupart  des  commenta- 
teurs de  Racine  en  ont  fait  autant. 

Louis  Racine  n'est  pas  le  seul  critique  auquel  le  petit 
livre  de  l'abbé  d'Olivet  ait  révélé  sa  vocation  de  commenta- 
teur. Au  lendemain  des  Remarques  sur  Racine,  le  collabo- 
rateur de  l'abbé  Prévost,  Lefèvre  de  Saint-Marc,  conçut 
également  le  dessein  d'écrire  des  remarques  sur  le  poète 
d" Athalie.  Il  en  dressa  même  le  plan  et  annonça  aux  lecteurs 
du  Pour  et  contre  qu'il  se  proposait  de  l'exécuter  a  tout 
à  loisir,  c'est-à-dire  au  gré  de  ma  paresse  »  (3).  Il  faut  croire 
que  la  paresse  de  Saint-Marc  était  bien  grande,  car  ses 
remarques  n'ont  jamais  paru  et  se  bornèrent  toujours  aux 
quelques  Réflexions  sur  un  endroit  du  a  Racine  vengé  »  (4) 
(visant  l'usage  des  transpositions  et  des  inversions  dans  la 
langue  française)  qu'il  avait  publiées  dans  ses  feuilles  «  pour 

(i)  Lettres  sur  quelques  écrits  de  ce  tems,  VII  (1702),  pp.  00-02. 

(2)  Cf.  sa  lettre  à  Damilaville,  26  juillet  1762  (O.  XLII 
p.  186). 

(3)  Pour  et  Contre,  XVllI,  p.  169. 

(4)  Pour  et  Contre,  XVII,  p.  289. 


LES   COMMENTAIRES   GRAMMATICAUX  IO7 

tâter  le  goût  du  public  ».  La  perte  n'est  évidemment  pas 
considérable  ;  l'œuvre  de  Saint-Marc  nous  le  montre,  à  peu 
de  chose  près,  incapable  d'un  effort  sérieux,  sinon  lorsqu'il 
s'agit  d'utiliser  le  labeur  d' autrui.  Dans  l'édition  des  Œuvres 
de  Boileau  qu'il  a  donnée  en  1747»  il  se  borne  à  rétablir,  en 
l'amplifiant,  le  commentaire  de  Brossette  émondé  par  les 
précédents  éditeurs.  Dans  son  Malherbe  paru  dix  ans  plus 
tard,  également  avec  une  sorte  de  table-commentaire,  il  met 
surtout  à  contribution  les  travaux  de  Chevreau  et  de 
Ménage.  Par  sa  connaissance  du  vieux  langage,  il  mérite 
pourtant  un  peu  plus  de  considération  que  le  sieur  Coste,  par 
exemple,  annotateur  futile  des  Fables  de  La  Fontaine  (i743)- 
Avant  de  passer  à  une  autre  série  de  commentaires,  il 
convient  d'en  signaler  deux  encore  qui  sont  directement  appa- 
rentés avec  les  Remarques  de  grammaire  sur  Racine.  On 
le  voit  par  le  titre  de  l'un,  les  Remarques  de  grammaire 
sur  Racine  pour  servir  de  suite  à  celles  de  l'abbé  d'Olivet, 
publiées  à  Berlin  par  l'académicien  Formey  en  1766.  Cet 
ouvrage  passe  en  revue,  outre  le  théâtre  de  Racine,  divers 
fragments  de  Boileau,  de  Watelet,  Fontenelle,  Vertot,  Vol- 
taire, non  sans  leur  arracher  à  tous  quelques  plumes.  Dans 
l'autre  commentaire,  d' Açarq,  cet  «  ancien  maître  de  pension 
assez  mauvais  sujet,  moitié  bête  et  moitié  fou  »  dont  parle 
Grimm  (1),  réchauffant  la  querelle  du  Racine  vengé,  entre- 
prend à  trente  ans  de  distance  (1770),  de  défendre  l'abbé 

(i)  Correspondance  littéraire,  i5  novembre  1770  (IX,  p.  171). 
Dans  le  Mercure,  La  Harpe  termine  ainsi  son  article  sur  les 
Observations  de  d'Açarq  :  «  Parlons  sérieusement  ;  nous  espérons 
que  les  gens  de  goût  voudront  bien  nous  pardonner  de  les  avoir 
occupés  un  moment  d'un  pareil  ouvrage.  Les  étrangers  croiraient 
que  nous  retombons  dans  la  barbarie,  si  les  gens  de  lettres  n'éle- 
vaient par  la  voix  de  temps  en  temps  pour  venger  le  bon  goût  et 
l'honneur  de  la  nation.  »  (O.  XVI,  Littérature  et  critique,  pp. 
iii-ii4). 


io8  l'exécution  du  programme 

d'Olivet  contre  les  attaques  de  l'abbé  Desfontaines.  Ses 
Observations  sur  Boileau,  sur  Racine,  sur  Créhillon,  sur 
Monsieur  de  Voltaire  et  sur  la  langue  françoise  ont  égale- 
ment la  prétention  de  fournir  un  pendant  aux  Remarques  de 
grammaire  sur  Racine.  Avec  d'Açarq,  la  postérité  directe 
de  l'abbé  d'Olivet  s'éteint  dans  la  folie.  Qu'est-il  advenu  de 
celle  de  Voltaire  ? 


II 


Nul  n'ignore  comment  Duclos,  engagé  dans  une  série 
de  réformes  au  moyen  desquelles  il  prétendait  justifier  son 
élévation  au  secrétariat  perpétuel  de  l'Académie  française,  fit 
appel  à  la  collaboration  de  Voltaire,  d'abord  quand  il  s'agit 
de  modifier  la  composition  du  Dictionnaire,  puis,  lorsque  cet 
ouvrage  fut  achevé,  en  1761,  en  vue  de  faire  publier  par 
l'Académie  «  un  recueil  de  nos  auteurs  classiques  avec  des 
notes  qui  fixeront  la  langue  et  le  goût  »  (i).  Le  concours  du 
châtelain  de  Ferney  devait  lui  sembler  d'autant  plus  indis- 
pensable que  celui-ci,  ami  commun  de  l'abbé  d'Olivet  et  de 
d'Alembert,  formait  une  sorte  de  trait  d'union  entre  les  chefs 
des  partis  qui  se  disputaient  alors  la  direction  de  l'Académie. 
Par  l'intermédiaire  de  Voltaire,  Duclos  atteignait  l'auteur 
des  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  auxiliaire  pré- 
cieux dans  l'entreprise  qu'il  méditait  (la).  Il  est  probable  aussi 
que  les  Lettres  philosophiques  lui  en  avaient  suggéré  l'idée. 
«  Pour  l'Académie  française,  avait-il  pu  lire  en  effet  dans  cet 
ouvrage,  quel  service  ne  rendrait-elle  pas  aux  lettres,  à  la 
langue  et  à  la  nation,  si,  au  lieu  de  faire  imprimer  tous  les  ans 
des  compliments,  elle  faisait  imprimer  les  bons  ouvrages  du 

(i)  Voltaire,  lettre  à  Duclos,  10  avril  1761  (O.  XLI,  p.  aG4). 
(2)  Voyez  les  lettres  de  Voltaire  à  d'Olivet  des  10  avril  et 
i5  juin  17G1. 


LES    COMMENTAIRES    G«AMMATFCAUX  IO9 

siècle  de  Louis  XIV  épurés  de  toutes  les  fautes  de  langage  qui 
s'y  sont  glissées  ?  Corneille  et  Molière  en  sont  pleins,  La 
Fontaine  en  fourmille  :  celles  qu'on  ne  pourrait  pas  corriger 
seraient  au  moins  marquées.  L'Europe,  qui  lit  ces  auteurs, 
apprendrait  par  eux  notre  langue  avec  sûreté.  Sa  pureté 
serait  à  jamais  fixée.  Les  bons  livres  français  imprimés  avec 
ce  soin  aux  dépens  du  roi  seraient  un  des  plus  glorieux  monu- 
ments de  la  nation.  J'ai  ouï  dire  que  M.  Despréaux  avait  fait 
autrefois  cette  proposition  et  qu'elle  a  été  renouvelée  par  un 
homme  dont  l'esprit,  la  sagesse  et  la  saine  critique  sont 
connus  ;  mais  cette  idée  a  eu  le  sort  de  beaucoup  d'autres 
projets  utiles,  d'être  approuvée  et  d'être  négligée  »  (i). 

A  l'époque  où  Voltaire  rédigeait  ce  passage,  probable- 
ment aux  alentours  de  1784,  il  interprétait  la  proposition 
de  Boileau  —  et  il  n'avait  peut-être  pas  tort  (2)  —  dans  le 
sens  de  textes  épurés,  c'est-à-dire  simplement  corrigés,  plu- 
tôt que  de  textes  annotés.  Ce  procédé  fut  également  très  en 
faveur  au  dix-huitième  siècle.  J.-B.  Rousseau  ne  cache  pas  à 
l'abbé  d'Olivet  qu'il  le  préfère  à  l'autre  (3).  Il  l'avait  éprouvé 
lui-même    sur  la  Marianne   de  Tristan  (4).  Après  lui,  les 

(i)  Lettres  philosophiques,  XXIV  (O.  XXII,  p.  186). 

(2)  En  effet,  Boileau  ne  propose  son  commentaire  au  bas  des 
pages  des  traductions  que  si  l'Académie,  dit-il,  «  ne  jugeait  pas 
à  propos  de  corriger  tout  ce  qu'elle  y  trouverait  d'équivoque,  de 
hasardé,  de  négligé  »  {Histoire  de  l'Académie,  II,  p.  109), 

(3)  «  Je  ne  sais  pourtant  si  vous  ne  rendriez  pas  autant  de 
service  au  public  en  employant  l'esprit  que  vous  avez  et  le  talent 
que  vous  possédez  pour  mettre  vos  pensées  au  net,  à  rectifier 
dans  nos  excellents  auteurs  les  hardiesses  et  les  licences  que 
vous  y  remarquez,  qu'à  leur  faire  un  procès  sévère  et  sans  misé- 
ricorde, dès  qu'il  s'agit  de  fixer  un  doute  dans  les  langues.  » 
Lettre  du  8  mai  i7'38  {Œuvres  choisies,  i8i8,  II,  p.  139). 

(4)  1731,  in-12.  Voyez,  sur  ce  travail,  les  lettres  qu'il  adresse 
à  l'dbbé  d'Olivet,  les  8  décembre  1724,  i4  janvier  et  20  février  1725 
{Œuvres  choisies,  1818,  II,  pp.  263,  266  et  270). 


IIO  L  EXECUTION    DU   PROGRAMME 

a  rajeunisseurs  »  ont  fait  beaucoup  d'autres  victimes.  Une 
des  plus  notables  est  le  Venceslas  de  Rotrou  remanié  par 
Marmontel  en  1769  sur  l'invitation  de  M""*  de  Pompadour  (i). 
Cette  méthode  a  des  partisans  convaincus  jusque  dans  l'en- 
tourage de  Voltaire.  En  communiquant  au  public  la  lettre- 
prospectus  du  Commentaire  sur  Corneille,  le  Journal 
Encyclopédique  regrette  que  l'auteur  «  ne  pense  pas  à 
exécuter  une  chose  dont  il  nous  paraît  seul  capable  et  que 
nous  espérions  de  voir  annoncée  dans  sa  lettre.  Une  se  pro- 
pose qu'un  commentaire  ;  nous  souhaiterions  qu'il  étendît 
plus  loin  ses  vues,  qu'il  retouchât  toutes  les  pièces  de 
Corneille  qui  méritent  de  rester  au  théâtre  ;  il  lui  coûterait 
peu  d'en  faire  disparaître  toutes  les  taches  qui  les  défigurent. 
Ce  serait  mettre  le  comble  à  un  des  plus  grands  services  qui 
aient  jamais  été  rendus  à  la  littérature  française  »  (2). 
Eflectivement,  quelques  années  plus  tard,  Voltaire  a  sacrifié 
à  la  mode  des  rajeunissements,  mais  d'une  manière  occa- 
sionnelle et  passagère  (3).  Dans  l'intervalle  qui  sépare  les 

(i)  Venceslas,  tragédie  en  cinq  actes,  retouchée  par  M.  Mar- 
montel, Paris,  Séb.  Jouy,  1709,  iQ-8°.  Le  rajeunissement  du 
Venceslas  de  Rotrou  par  Marmontel  fut  critiqué  par  l'Année 
littéraire,  1709, 111, pp.  97-129,  et  la  Correspondance  littéraire  de 
Grimra,  1"  juin  1759  (IV,  p.  116),  approuvé,  par  Collé  {Journal, 
avril  1769,  II,  pp.  172-186),  lui-même  grand  rajeunisseur  de 
pièces,  du  Menteur  àe  Corneille,  de  la  Mère  coquette  de  Quinaull, 
de  V Andriénne  de  Baron,  etc. 

(2)  Journal  encyclopédique,  1761,  VII  (i«  partie),  p.  ii5. 

(3)  Pour  opposer  la  Sophonisbe  de  Mairet  à  celle  de  Cor- 
neille (1770).  Au  fond,  quoi  qu'il  ail  écrit  soit  à  Marmontel, 
i3  janvier  1768  (O.  XLV,  p.  491),  soit  dans  l'épitre  dédicatoire  de 
sa  Sophonisbe  remaniée,  ces  procédés  ne  lui  conviennent  guère  et 
il  est  le  premier  à  ne  pas  prendre  au  sérieux  son  abbé  Lantin 
«  quand  il  a  exhorté  les  jeunes  gens  à  rapetasser  les  détestables 
pièces  et  les  détestables  sujets  du  raisonneur  ampoulé  (Cor- 
neille) »  (Lettre  à  La  Harpe,  27  juillet  1770,  O.  XLVII,  p.  i53). 


LES   COMMENTAIRES    GRAMMATtCAUX  III 

Lettres  anglaises  de  sa  Sophonisbe,  ses  idées  avaient  eu 
le  temps  de  se  préciser  et  de  se  fixer,  en  ce  qui  concerne 
la  publication  des  auteurs  classiques.  Le  rajeunisseur  se 
propose  finalement  un  autre  objet  que  le  commentateur  : 
l'adaptation  des  vieilles  pièces  de  théâtre  à  la  scène  contem- 
poraine, opération  avec  laquelle  l'enseignement  de  la  langue 
n'a  pas  de  rapport  nécessaire. 

Une  première  occasion  sérieuse  de  réaliser  ses  vues, 
sous  la  forme  qui  lui  a  certainement  le  plus  agréé,  celle 
des  textes  annotés,  s'ofl'rit  à  Voltaire  pendant  son  séjour  à 
Potsdam,  on  se  souvient  peut-être  dans  quelles  circonstances 
mémorables.  La  Beaumelle  réfugié  en  Danemark  où  il 
enseignait  la  langue  française,  venait  d'être  invité  par  le  roi 
à  publier  une  «  édition  ad  usum  delphini  Danemarki  des 
auteurs  classiques  français  »  (i).  Il  prit  conseil  de  Voltaire. 
Celui-ci  n'était-il  pas  le  patron  tout  désigné  d'une  pareille 
entreprise  depuis  les  Lettres  anglaises!  Il  avait  d'autant 
plus  de  raisons  de  s'y  intéresser  à  ce  moment-là  que,  profes- 
seur de  français  du  roi  de  Prusse,  comme  La  Beaumelle 
l'était  de  la  noblesse  danoise,  il  faisait  avec  son  élève,  confor- 
mément à  une  promesse  antérieure  à  son  arrivée  à  Berlin, 
«  des  remarques  critiques  sur  nos  meilleurs  auteurs  »  (2). 

Un  peu  plus  tard  (novembre  i75i),  La  Beaumelle  ayant 
quitté  Copenhague  pour  la  capitale  de  la  Prusse,  la  con- 
versation reprit  de  vive  voix,  mais  ne  dura  pas  long- 
temps sans  tourner  à  l'aigre,  grâce  à  l'imprudence  qu'eut 
l'auteur  de  Mes  Pensées  de  mettre  à  l'épreuve  la  sus- 
ceptibilité de  Voltaire.  L'accord  rompu  sur  un  point,  il  ne 
fut  plus  possible  de   s'entendre  sur   la  question  qui  avait 

(i)  Lettre  du  18  décembre  1762,  à  d'Argental  (O.  XXXVII, 
p.  541).  Cf.  les  lettres  2448,  2457,  2463,  à  M.  Roques  (1752). 

(2)  Lettre  à  Frédéric  II,  19  avril  1749  (O.  XXXVII,  pp.  11 
et  12). 


112  L  EXECUTION    DU   PROGRAMME 

tout  d'abord  rapproché  les  deux  interlocuteurs.  La  Beaumelle 
se  tourne  alors  vers  Maupertuis,  l'ennemi  juré  de  Voltaire, 
et  veut  l'entraîner  à  sa  suite  dans  l'entreprise  qu'il  médite. 
Idée  malheureuse,  car  Maupertuis  ayant  fait  mine  de  s'y 
intéresser  en  y  intéressant  le  roi  et  l'Académie  de  Berlin, 
Voltaire  n'a  désormais  plus  qu'une  préoccupation,  c'est  delà 
l'aire  échouer.  A  son  instigation,  son  compère  Darget, 
secrétaire  de  Frédéric  II,  empêche  qu'un  mémoire  de  La 
Beaumelle  sur  le  projet  des  éditions  de  classiques  français  ne 
parvienne  au  souverain  (i)  et  lui-même  se  met  à  dire  «  tout 
le  mal  imaginable  d'une  entreprise  dont  quatre  mois  aupa- 
ravant il  m'avait  écrit  tout  le  bien  possible  ». 

Voilà  du  moins  ce  que  raconte  La  Beaumelle  (2).  Les  his- 
toriens de  Voltaire,  M.  Desnoiresterres  entre  autres,  n'ont 
pas  manqué  de  relever  les  invraisemblances  de  son  récit, 
surtout  dans  la  manière  de  présenter  les  faits.  Ce  qu'ils 
n'ont  pas  vu  et  ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  28  décembre, 
près  d'un  mois  après  avoir  lu  3Ies  Pe/isées,  Voltaire  écrivait 
encore  ce  qui  suit  à  son  éditeur  Walther  :  «  Il  se  présente 
une  plus  grande  entreprise  :  c'est  d'imprimer  et  de  débiter 

(i)  Déjà  dans  la  lettre  que  La  Beaumelle  avait  écrite  précé- 
demment au  roi,  sur  le  conseil  de  Maupertuis,  pour  protester 
contre  les  mauvais  bruits  qui  couraient  sur  son  compte  dans 
l'entourage  du  souverain  à  propos  du  livre  de  Mes  Pensées,  il 
lui  touchait  un  mot  de  l'entreprise  des  classiques  français  :  «  Me 
seroit-il  permis  d'ajouter  que  ce  livre  m'a  empêché  d'exécuter 
une  entreprise  que  j'ôtois  sur  ce  point  de  commencer.  C'est  une 
édition  des  livres  françois  qu'on  peut  regarder  comme  classiques. 
Il  est  sans  doute  réservé  de  fixer  la  langue  françoise  au  Roi  qui 
lui  fait  le  plus  d'honneur.  »  (Bibl.  Nat.  Ms.,  Nouv.  acq.fr.  10234, 
fol.  57  vo).  Cette  lettre,  à  en  croire  La  Beaumelle,  aurait  été  éga- 
lement interceptée  par  Darget. 

(2)  Dans  sa  Lettre  sur  mes  démêlés  ai>ec  M.  de  Voltaire,  à  la 
suite  de  la  Réponse  au  Supplément  du  Siècle  de  Louis  XIV, 
Golmar,  1754,  in- 12,  pp.  1 19-134. 


LES   COMMENTAIRES   GRAMMATICAUX  Il3 

volume  à  volume  les  auteurs  classiques  de  France,  avec  des 
notes  très  instructives  sur  la  langue,  sur  le  goût,  et  quan- 
tités d'anecdotes  au  bas  des  pages  ;  on  commencerait  par 
La  Fontaine,  Corneille,  Molière,  Bossuet,  Fl^chier,  etc.  Rien 
ne  serait  plus  utile  pour  donner  aux  étrangers  l'intelligence 
parfaite  du  français,  et  pour  former  le  goût.  J'ose  dire  qu'une 
telle  entreprise  fera  la  fortune  de  celui  qui  en  fera  les  frais. 
Nous  commencerions  à  la  Saint- Jean,  et  cela  irait  sans  inter- 
ruption. Vous  pouvez  voir  que  je  ne  songe  qu'à  vous  rendre 
service.  C'est  à  vous  à  voir  si  vous  voulez  joindre  votre 
peine  à  mes  soins  (i).  » 

Cette  lettre  prouve  que  Voltaire  n'était  pas  aussi  acharné 
contre  le  projet  de  La  Beaumelle  que  La  Beaumelle  veut  le 
faire  entendre.  Il  se  peut  toutefois  qu'il  en  ait  médit  publi- 
quement afin  de  se  réserver  à  lui  seul  la  conduite  et  le 
bénéfice  de  l'entreprise.  Pour  employer  une  locution  tri- 
viale, mais  expressive,  il  aurait  craché  dans  le  plat  pour  en 
dégoûter  les  autres.  Voltaire  était  malheureusement  coutu- 
mier  de  semblables  roueries. 

Quoi  qu'il,  en  soit,  de  ces  tractations,  il  n'est  finalement 
résulté  que  l'édition  du  Siècle  de  Louis  X/ F  annotée  par  La 
Beaumelle  et  qui  vit  le  jour  en  1753.  Voltaire  y  gagnait  d'être 
traité  lui-même  en  auteur  classique,  mais  à  vrai  dire  d'une 
manière  qui  frisait  fort  la  satire.  Dans  son  avertissement, 
le  libraire  annonce  que  si  cet  essai  de  remarques  réussit, 
il  donnera  «  tous  les  bons  livres  français  qu'on  peut  regarder 
comme  classiques  avec  des  remarques  de  style  et  de  goût  », 
dernier  écho  d'un  projet  que  les  événements  avaient  com- 
plètement détourné  de  son  but  primitif.  Dix-sept  ans  plus 
tard,  La  Beaumelle  renouvelle  sa  tentative  au  nom  des 
mêmes   principes,    mais    avec    aussi    peu  de  sincérité.    Il 

(I)  Lettre  du  28  décembre  1761  à  G.-G.  Walther  (O.  XXXVII, 
p.  352). 


Il4  L  EXECUTION    DU   PROGRAMME 

annonce  qu'il  publiera  une  édition  des  œuvres  de  son  ennemi 
((  avec  des  notes  courtes  et  utiles,  dans  le  goût  de  l'édition 
qu'il  m'avait  fait  l'honneur  de  donner  chez  vous  des 
Mémoires  de  Madame  de  Maintenon  »,  écrit-il  aux  libraires 
Philibert  et  Chirol  (i).  Mais  il  a  beau  protester  qu'il  veut 
traiter  Voltaire  «  comme  un  des  modèles  rares  dont  les  fautes 
peuvent  être  prises  pour  des  beautés  »  et  qu'il  «  l'élève  en 
quelque  sorte  à  la  dignité  d'auteur  classique  »,  faire  appel 
en  conséquence  au  patronage  de  l'Académie  et  se  réclamer 
des  Sentiments  sur  le  Cid,  il  sait  bien  qu'il  ne  donnera  le 
change  à  personne  et  que  son  G ommentaire  sur  la  Henriade 
ne  passera  que  pour  ce  qu'il  est  en  réalité,  c'est-à-dire  une 
défense  ou  plus  exactement  une  contre-attaque  justifiée  par 
les  procédés  de  Voltaire  à  son  égard. 

Une  première  fois  donc,  le  projet  des  Lettres  anglaises 
avait  fait  long  feu.  Il  semblait  qu'un  sort  jaloux  s'achar- 
nât contre  Voltaire  pour  l'empêcher  en  toute  occasion  de 
servir  la  cause  des  classiques  français.  Déjà  en  1734,  invité 
par  les  libraires  de  Paris  à  rédiger  de  petits  sommaires  des 
pièces  de  Molière  qui  devaient  figurer  dans  une  édition 
nouvelle  des  œuvres  de  ce  poète,  il  avait  vu  son  travail 
écarté  au  dernier  moment  par  le  fonctionnaire  chargé  du 
département  de  la  librairie  (2).  C'était  l'embryon  d'une 
sorte  de  commentaire.  Mais  que  de  chemin  parcouru  depuis 
lors  pour  aboutir  aux  notes  sur  le  théâtre  de  Corneille  ! 

En  1761,  les  plans  de  Voltaire  ont  eu  tout  le  temps  de 
mûrir  lorsque  Duclos  s'adresse  à  lui  ;  aussi  entre-t-il  sans 
hésiter  dans  les  vues  du  seci-étaire  perpétuel,  réclamant  pour 
sa  part  de  la  besogne  l'auteur  de  Cinna.  Dans  sa  réponse, 
il  presse  Duclos  de  questions  au  moyen  desquelles,  tout  en 

(i)  Année  littéraire,  i;770  (4  septembre),  IV,  p.  25i. 
(2)  Cf.  la  Vie  de  Molière,  avec  des  Jugements  sur  ses  ouvrages, 
Paris,  Prault  fils,  1739,  in-12  (O.  XXIII,  pp.  87-126). 


LES   COMMENTAIRES    GRAMMATICAUX  Il5 

ayant  l'air  de  lui  demander  les  instructions  exactes  de 
l'Académie,  il  lui  suggère  ses  propres  idées  :  «  Le  dessein  de 
l'Académie  est-il  d'imprimer  tous  les  ouvrages  de  chaque 
auteur  classique  ?  Faudra-t-il  des  notes  sur  Agésilas  et  sur 
Attila  comme  sur  Cinna  et  sur  Rodogune  ?  Voulez- vous 
avoir  la  bonté  de  m'instruire  des  intentions  de  la  compagnie  ? 
Exige-t-elle  une  critique  raisonnée  ?  Veut-elle  qu'on  fasse 
sentir  le  bon,  le  médiocre  et  le  mauvais  ?  qu'on  remarque  ce 
qui  était  autrefois  d'usage  et  ce  qui  ne  l'est  plus  ?  qu'on  dis- 
tingue les  licences  et  les  fautes?  Et  ne  propose-t-elle  pas  un 
petit  modèle  auquel  il  faudra  se  conformer  (i)?  L'ouvrage 
est-il  pressé?  Combien  de  temps  me  donnez-vous?  »  (2) 
Soit  que  l'Académie  n'eût  pas  d'opinion  bien  arrêtée  sur 
ces  différents  points,  soit  que  Voltaire,emporté  par  la  fougue 
de  son  caractère,  fût  résolu  à  n'écouter  que  lui-même,  il  eut 
d'ailleurs  bientôt  fait  de  se  passer  des  avis  de  son  corres- 
pondant. Trois  semaines  plus  tard,  il  n'interroge  plus,  mais 
il  propose,  procédant  à  un  examen  détaillé  de  l'édition  du 
théâtre  de  Corneille  qu'il  a  l'intention  de  publier.  Il  en 
indique  le  format,  le  prix,  le  mode  d'achat  par  souscription, 
la  durée  d'exécution,  le  plan  sommaire,  etc.  ;  il  montre 
même  comment  on  peut  poursuivre  à  l'Académie  l'entreprise 
qu'il  inaugure.  Il  faut  commencer  par  Corneille,  parce  que 
c'est  le  poète  du  Cid  qui  a  «  ouvert  la  carrière  »  et  qu'il  a 
commencé  «  à  rendre  notre  langue  respectable  chez  les  étran- 
gers ».  Mais  plusieurs  des  collègues  de  Voltaire  pourront  se 
charger  d'autres  auteurs  illustres  :  «M.  le  cardinal  de  Bernis 
et  M.  l'archevêque  de  Lyon  feraient  une  chose  digne  de  leur 
esprit  et  de  leurs  places  de  présider  à  une  édition  des  Orai- 

(1)  Voltaire  fait-il  allusion  dans  ce  passage  aux  Sentiments 
de  l'Académie  sur  le  Cid?  C'est  probable.  (Voyez  plus  loin, 
chapitre  VI,  §  II). 

(2)  I^ettre  à  Duclos,  10  avril  1761  (O.  XLI,  p.  a64). 


ii6  l'exécution  du  programme 

sons  funèbres  et  des  Sermons  des  illustres  Bossuet  et  Mas- 
sillon.  Les  Fables  de  La  Fontaine  ont  besoin  de  notes,  sur- 
tout pour  l'instruction  des  étrangers.  Plus  d'un  académicien 
s'offrira  à  remplir  cette  tâche  qui  paraîtra  aussi  agréable 
qu'utile  »  (i). 

A  partir  de  ce  moment  Duclos  n'est  plus  maître  de  son 
projet.  Voltaire  l'accapare  en  vertu  de  ses  droits  de  pre- 
mier occupant  ;  il  en  fait  sa  chose  pour  laquelle  il  se  pro- 
digue en  démarches  de  toute  sorte.  Il  dresse  des  listes  de 
souscription  en  tête  desquelles  s'inscrivent  les  principaux 
monarques  de  l'Europe,  dirige  d'une  main  ses  libraires  et  de 
l'autre  l'Académie  occupée  à  revoir  ses  notes,  s'efforce 
d'éveiller  l'intérêt  du  public  par  de  nombreuses  lettres  dont 
quelques-unes  sont  communiquées  à  la  presse,  enfin  remue 
ciel  et  terre  en  faveur  d'une  entreprise  qui,  dans  son  esprit, 
vise  un  double  but  :  philanthropique  —  doter  la  jeune 
Corneille  — ,  et  littéraire  —  opposer  une  barrière  à  la  déca- 
dence du  goût. 

Le  commentaire  voit  le  jour  en  1764  et  aussitôt,  tout 
comme  les  Remarques  de  l'abbé  d'Olivet,  mais  avec  un 
retentissement  d'autant  plus  grand  que  l'auteur  est  plus 
célèbre,  il  est  en  butte  à  de  violentes  critiques  que  l'édition 
augmentée  de  1774  (2)  contribue  à  entretenir  pendant  de 
longues  années  (3).  Mais  comme  ces  attaques  ont  un  carac- 

(1)  Lettre  à  Duclos,  1"  mai  17Ô1  (O.  XLI,  pp.  288-290). 

(2)  C'est  d'elle  que  Voltaire  dit  dans  son  commentaire 
{Remarques  sur  Sertorius,  acte  II,  se.  V)  :  «  Nous  reprenons 
quatre  fois  plus  des  fautes  dans  cette  édition  que  dans  les  précé- 
dentes, parce  que  des  gens  qui  ne  savent  point  le  français,  ont 
eu  le  ridicule  d'imprimer  qu'il  ne  fallait  pas  s'apercevoir  de  ces 
fautes ».(0.  XXXIl,  p.  204).  Cf  la  lettre  de  Voltaire  à  d'Argental, 
16  avril  1775  (O.  XLIX,  p.  277). 

(3)  Dès  l'apparition  du  Commentaire,  Bachaumont  traduit  le 
sentiment  d'une  partie  importante  du  public  dans  ses  Mémoires 
secrets  (mai  1764)  où  il  se  montre  très  sévère  pour  Voltaire. 


LES   COMMENTAIRES   GRAMMATICAUX  II7 

tère  personnel  beaucoup  plus  prononcé,  qu'elles  visent 
l'homme  plutôt  que  l'œuvre,  elles  ne  méritent  pas  de  nous 
retenir  aussi  longtemps.  Ce  qu'on  cherche  surtout  à  persuader 
au  public,  c'est  que  le  Commentaire  est  un  monument  de  la 
jalousie  de  Voltaire.  On  y  avait  d'autant  moins  de  peine  que 
l'inégalité  de  l'œuvre,  le  ton  de  polémique  que  l'auteur 
n'avait  pas  toujours  su  éviter,  la  légèreté  en  même  temps  que 
la  rigueur  superficielle  de  sa  critique  sautaient  aux  yeux  de 
tout  le  monde  (i).  Il  n'y  eut  guère  que  Duclos  et  Grimm 
pour  trouver  cette  critique  indulgente  (2).  Encore  le  second 
convenait-il  qu'il  y  avait  dans  le  Commentaire  «  une  foule  de 
remarques  négligemment  écrites,  faites  à  la  hâte,  peu  appro- 
fondies, quelquefois  peu  importantes,  d'autres  fois  suscep- 
tibles de  plus  de  lumière  et  d'un  plus  grand  développement  »  ; 
il  admettait  que  «  des  esprits  cultivés  et  nourris  des  meil- 
leurs ouvrages  de  l'antiquité  et  des  nations  modernes  sont 
en  droit  de  trouver  ces  commentaires  légers,  d'y  désirer  plus 
de  vues  et  de  profondeur  ».  Môme  des  écrivains  qui  n'ont 
pas  de  préventions  contre  Voltaire,  d'Alembert  et  Palissot, 
s'efforcent,  l'un  de  le  mettre  en  garde,  avant  que  le  Commen- 
taire ait  paru,  contre  son  penchant  à  découvrir  partout  des 
fautes    dans    Corneille   (3),   l'autre,    beaucoup    plus    tard, 

(i)  La  critique  la  plus  complète  à  laquelle  ait  été  soumis  le  Com' 
mentaire  sur  Corneille,  est  —  depuis  Palissot  —  celle  de  F.  Gode- 
froy  dans  son  Lexique  comparé  de  lalangue  de  Corneille,  Paris, 
1862,  2  vol.  in-8°.  On  en  peut  lire  encore  avec  fruit  l'introduelion 
ainsi  que  le  chapitre  de  L.  Brunel  consacré  au  même  sujet  dans 
Les  philosophes  et  V Académie  française  au  dix-huitième  siècle. 

(2)  Cf.  Voltaire,  Réponse  à  un  académicien  (Duclos)  (O.XXV, 
pp.  223-227)  et  la  Correspondance  littéraire  de  Grimm,  i5  mai  1764 
(V,  p.  5o2)  :  «  M.  de  Voltaire  a  été  souvent  trop  indulgent,  ou  du 
moins  très  réservé  dans  ses  critiques,  surtout  dans  les  premiers 
volumes.  » 

(3)  Lettres  à  Voltaire,  8  septembre  et  10  octobre  1761  (Œuvres 
de  Voltaire,  XLI,  pp.  4'^4  ^t  475). 


ii8  l'exécution  du  programme 

d'expliquer  par  un  accès  de  mauvaise  humeur  les  exagéra- 
tions de  sa  critique  (i).  A  plus  forte  raison,  un  Fréron  (2) 
ou  un  Clément  (3)  devaient-ils  s'en  prendre  à  Voltaire  en 
l'accusant  des  plus  bas  calculs. 

Dans  un  procès  qui  n'avait  pour  but  que  de  mettre  en 
évidence  la  mauvaise  foi  de  l'accusé,  il  est  clair  que  les 
principes  n'interviennent  que  subsidiairement  et  pour  fournir 
des  armes  à  la  partie  adverse.  C'est  ainsi  que  dans  les  deux 
Lettres  que  Clément  consacre  à  la  réfutation  du  Commen- 
taire, on  voit  reparaître  sous  une  forme  légèrement  modifiée 
les  mêmes  arguments  dont  l'abbé  Desfontaines  et  Louis 
Racine  s'étaient  servis  contre  l'abbé  d'Olivet  ;  d'abord  le 
danger  de  rendre  les  jeunes  gens  et  les  gens  de  lettres  trop 
vétilleux  sur  le  chapitre  de  la  langue  :  «  ils  ne  sont  que  trop 
portés  à  condamner  une  belle  chose  parce  qu'elle  pèche 
contre  la  grammaire  »  (4)  ;  puis  le  caractère  propre  de  la 
langue  poétique  où  l'inversion  autorise  quantité  de   tours 

(i)  Voyez  dans  les  Œuvres  de  P.  Corneille  avec  le  commen- 
taire de  Voltaire  sur  les  pièces  de  théâtre  et  les  observations 
critiques  sur  ce  commentaire  par  le  citoyen  Palissot,  Paris, 
Didot,  1801,  12  vol.  in-S",  le  Sentiment  de  V éditeur  sur  le  com- 
mentaire de  Voltaire,  (I,  pp.  33-42).  A  en  croire  Palissot,  c'est 
inconsciemment  que  Voltaire  témoigne  si  peu  d'égards  à  Corneille, 
par  réaction  d'abord  contre  ceux  qui  affectent  de  préférer  ce 
poète  à  Racine,  puis  contre  ceux  qui  s'en  font  un  moyen  de 
rabaisser  l'auteur  de  Zaïre  et  de  Mérope.  Cf.  les  Mémoires  de 
Palissot,  i8o3, 1,  p.  2i3  :  «  On  s'était  pressé  malignement  de  publier 
que  Voltaire,  en  se  chargeant  de  ce  travail,  n'avait  eu  d'autre 
but  que  d'outrager  la  mémoire  de  ce  grand  poète.  Cette  injustice 
lui  donna  de  l'humeur,  et  telle  est  la  faiblesse  de  l'esprit  humain, 
que  cette  humeur  semble  quelquefois  rejaillir  sur  Corneille.  » 

(2)  Année  littéraire,  1764,  III,  p.  97  et  1768,  VI,  p.  217. 

(3)  Cinquième  et  Sixième  lettres  à  M.  de  Voltaire,  La  Haye, 
1774,  2  vol.  in-8'. 

(4)  Cinquième  lettre,  p.  29. 


LES   COMMENTAinES   GRAMMATICAUX  II9 

interdits  à  la  prose  (i)  ;  enfin  l'inconvénient  d'enchaîner 
par  des  lois  les  écrivains  de  génie,  «  car  enfin  la  grammaire 
ne  doit  pas  commander  à  ceux  qui  l'ont  créée  ou  sans  lesquels 
elle  n'eût  jamais  été.  On  sait  que  les  poètes  ont  fait  leurs 
langues  avant  qu'il  y  eût  des  grammairiens.  C'est  cette  har- 
diesse à  subjuguer  la  langue,  je  le  répète,  qui  distingue  les 
plus  grands  poètes  :  ce  ne  sont  que  de  froids  grammairiens 
sans  goût  qui  leur  en  font  des  reproches  »  (2).  A  entendre 
Clément,  si  Voltaire  avait  bien  compris  son  rôle  de  commen- 
tateur, il  se  serait  donné  la  peine  d'observer  que  «  les  fautes 
du  grand  Corneille  contre  la  grammaire  sont  de  trois 
espèces  :  celles  qui  n'en  étaient  pas  de  son  temps  et  qui 
en  sont  devenues  par  le  caprice  de  l'usage  ;  celles  que 
s'est  permis  ce  grand  homme  en  faveur  de  la  précision, 
de  la  force,  de  la  vivacité  du  style...;  enfin  celles  qui  lui 
sont  échappées  par  inadvertance  et  qui  sont  des  fautes 
réelles  »  (3).  Son  ignorance  l'a  empêché  de  reconnaître 
partout  les  fautes  de  la  première  espèce  ;  bien  loin  de 
faire  admirer,  comme  il  aurait  dû,  les  fautes  de  la  seconde 
espèce,  il  les  a  le  plus  souvent  portées  au  compte  des 
erreurs  de  Corneille  ;  quant  aux  fautes  de  la  troisième 
espèce,  il  les  a  multipliées  comme  à  plaisir  dans  son  relevé. 
Dans  ce  concert  de  blâmes,  Tabbé  Galiani  faisait  entendre 
une  note  un  peu  plus  imprévue.  Pour  le  correspondant  de 
]\|me  (l'Épinay,  la  perfection  d'une  langue  étant  chose  essen- 
tiellement relative,  c'est-à-dire  dépendant  des  besoins  et  des 
goûts  du  moment,  seuls  les  contemporains  d'un  auteur  sont 
en  mesure  de  le  juger  à  ce  point  de  vue.  Il  est  absurde  de 
vouloir  apprécier,  à  plus  de  cent  ans  de  distance,  la  langue  de 
Corneille   en   s'inspirant   de    principes   qu'il   n'a   peut-être 

(1)  Sixième  lettre,  pp.  118  cl  sq. 

(2)  Ibid.,i).  164. 

(3)  Ibid.,p.  194. 


I30  L  EXECUTION    DU    PROGRAMME 

jamais  été  tenté  d' observer,  a  Tous  les  siècles  et  tous  les 
pays  ont  leur  langue  vivante  et  toutes  sont  également 
bonnes.  Chacun  écrit  la  sienne.  Nous  ne  savons  rien  de  ce 
qui  arrivera  à  la  langue  française  lorsqu'elle  sera  morte  ; 
mais  il  se  pourrait  bien  faire  que  la  postérité  s'avisât 
d'écrire  en  français  sur  le  style  de  Montaigne  et  de  Cor- 
neille et  pas  sur  celui  de  Voltaire  »  (i).  Il  appartenait 
à  un  homme  d'esprit  comme  l'abbé  Galiani  d'observer  que, 
somme  toute,  ce  que  Voltaire  déplorait,  c'était  que  l'auteur 
du  Cid  n'eût  pas  écrit  comme  celui  de  Zaïre. 

Pour  le  venger  de  ces  attaques  et  de  ces  paradoxes,  le 
commentateur  avait  la  plume  de  Blin  de  Sainmore  (2),  celle 
de  Grimm  dans  sa  Correspondance  littéraire  (3)  et  celle 
de  La  Harpe  dans  le  Mercure  (4)  ;  il  avait  enfin  la  sienne 
dont  il  n'a  pas  manqué  de  s'armer  une  fois  de  plus  contre 
Clément  (5).  Méconnues  de  ses  détracteurs  habituels,  ses 
idées  n'en  faisaient  pas  moins  leur  chemin.  Elle  répondait 
à  un  besoin  véritable  chez  tous  ceux  qui  avaient  perdu 
l'espoir  de  se  reconnaître  au  milieu  de  la  masse  des  jugements 
vagues  et  contradictoires  entassés  sur  le  compte  des  écri- 
vains célèbres  du  règne  de  Louis  XIV.  Que  ne  possédait-on, 
pour  chacun  d'eux,  quelque  recueil  où  seraient  signalés  «  les 
actes,  les  scènes,  les  morceaux  qui  doivent  être  estimés  ou 
blâmés,  les  phrases  qui  sont  exactes  ou  incorrectes,  les 
pensées  brillantes  ou  obscures,  sublimes  ou  triviales  »  !  Ce 
souhait  semblait  d'autant  plus  facile  à  satisfaire  qu'on  avait 

(1)  Lettre  à  Madame  d'Épinay,  28  avril  1774  (Correspondance 
inédite,  Paris,  1818,  in-S»,  II,  pp.  io4-io5). 

(2)  Lettre  sur  la  nouvelle  édition  de  Corneille  par  M.  de 
Voltaire,  Amsterdam,  M.DGC.LXIV,  in-8»  de  22  pp. 

(3)  Mai  1764  (V,  pp.  498-5o5)  et  juin  1774  (X,  pp.  443-449). 

(4)  Juillet  1774(0.  XIV,  pp.  391-398). 

(5)  Sentiment  d'un  académicien  de  Lyon  sur  quelques  endroits 
des  commentaires  de  Corneille  (O.  XXIX,  pp.  317-324). 


LES   COMMENTAIRES    GRAMMATICAUX  121 

désormais  sous  les  yeux  «  la  critique  du  Cid  par  l'Académie 
et  les  notes  de  Voltaire  sur  Pierre  Corneille  »  (i). 

Des  vœux  on  passait  aux  actes.  Non  content  d'éveiller 
un  écho  sympathique ,  l'auteur  du  Commentaire  faisait 
souche  et,  de  son  vivant,  pouvait  assister  déjà  à  la  nais- 
sance des  premiers  rejetons  de  sa  nombreuse  postérité.  Le 
commentaire  de  La  Harpe  sur  le  théâtre  de  Voltaire  est 
rédigé  pour  ainsi  dire  sous  les  yeux  du  maître,  mais  ne  verra 
le  jour  que  longtemps  après  sa  mort.  En  1768,  Luneau  de 
Boisjermain  pourvoit  Racine  d'un  nouveau  et  copieux 
commentaire,  fruit  de  plusieurs  collaborations  anonymes 
auxquelles  le  marquis  de  Ximénès  cherche  à  joindre  la  sienne 
avec  son  Examen  impartial  des  meilleures  tragédies  de 
Racine.  En  1773,  Bret  livre  au  public  son  Molière  commenté 
avec  des  notes  grammaticales  dont  il  voudrait  bien  pouvoir 
révéler  l'illustre  origine.  La  même  année,  Marmontel  com- 
mence la  publication  de  ses  Chefs-d'œuvre  dramatiques 
accompagnés  de  remarques  sur  la  langue  et  le  goût.  Elle  se 
heurte  à  des  obstacles  financiers  qui  la  font  échouer  au 
moment  où  l'auteur  n'avait  encore  fourni  que  la  Sophonisbe 
de  Mairet,  le  Scévole  de  Du  Ryer  et  le  Venceslas  de  Rotrou, 
c'est-à-dire  les  pièces  destinées  seulement  «  à  marquer  les 
progrès  de  l'art  » . 

Après  la  mort  de  Voltaire,  l'époque  révolutionnaire  donne 
naissance  aux  travaux  de  La  Harpe  sur  Racine,  de  Guillon 
et  de  Chamfort  sur  La  Fontaine.  Le  même  Chamfort  exerce 
en  outre  sa  critique  sur  la  tragédie  d'Esther.  C'est  alors 
que  Domergue  fait  passer  sous  les  yeux  des  membres  du 
Comité  de  Salut  public  le  projet  d'un  «  commentaire  gram- 

(i)  Observations  sur  la  littérature  à  Monsieur  ***  (Sabatier 
de  Castre),  Amsterdam  et  Paris,  1774,  in-8\  Lettre  XVIII  : 
«  Moyens  proposés  à  l'auteur  des  Trois  siècles  pour  rendre  l'étude 
des  Belles-Lettres  plus  facile  aux  jeunes  gens  »  (pp.  241-245). 


122  L  EXECUTION    DU    PROGRAMME 

matical  des  auteurs  célèbres  »  (i),  mais  sans  éveiller  d'autre 
écho,  semble-t-il,  que  le  petit  La  Fontaine  annoté  par  Mongez 
et  destiné  «  aux  écoles  primaires  de  tous  les  cantons  de 
France  »  (2).  De  l'autre  côté  de  la  Manche,  le  Boileau  que  le 
grammairien  Lévizac  commente  à  l'usage  des  jeunes  Anglais, 
clôt  enfin  cette  période  du  dix-huitième  siècle  pendant  laquelle 
la  manie  d'annoter  les  écrivains  classiques  avait  fini  par 
gagner  tout  le  monde,  André  Chénier  en  fut  atteint  au  sortir 
du  collège,  d'où  ses  notes  sur  Malherbe  Dans  un  âge  plus 
avancé,  Rivarol  en  a  manifesté  les  symptômes  en  marge  de  ses 
livres.  On  raconte  que  Le  Brun,  après  avoir  pâli  pendant 
soixante  ans  «  sur  nos  plus  fameux  classiques,  Malherbe, 
Boileau,  Racine  et  Jean-Baptiste  Rousseau  »,  presque  privé 
de  la  vue,  la  loupe  à  la  main,  jusqu'aux  derniers  moments  de 
sa  vie,  analysait  encore  leurs  écrits  (3).  Un  éditeur  bénévole 
du  premier  et  du  dernier  de -ces  poètes  devait  sauver  de 

l'oubli  une  partie  de  ces  radotages  d'un  moribond,  tout  comme 

• 

(i)  Guillaume,  Procès-verbaux  du  Comité  de  V Instruction 
publique  de  la  Convention  nationale,  III,  p.  447-  «  J'examinerai, 
dit  Domergue,  et  les  fautes  qui  sont  échappées  aux  grands  écri- 
vains, et  les  beautés  dont  ils  ont  enrichi  la  langue.  Jean-Jacques, 
Voltaire,  Bufîon,  Racine,  nos  plus  beaux  génies,  comparaîtront 
devant  nos  lecteurs  qui  leur  pardonneront  quelques  taches  effa- 
cées par  tout  l'éclat  de  leur  talent.  Mes  remarques  seront  respec- 
tueuses par  égard  pour  les  grands  hommes;  raisonnées  pour 
être  utiles;  également  éloignées  du  ton  de  l'école  et  de  celui  des 
académies,  pour  [n'être]  ni  sèches,  ni  fausses  ». 

(2)  Un  indice  tout  à  fait  sûr  de  la  parenté  de  cet  ouvrage 
avec  le  projet  soumis  au  Comité  de  Salut  public,  c'est  la  note 
grammaticale  signée  du  «  citoyen  Domergue  »  qui  figure  au 
commencement. 

(3)  Avertissement  de  l'éditeur  en  tête  des  Œuvres  poétiques 
de  Boileau- Despréaux  avec  des  notes  de  Ponce-Denys  Écouchard 
Lebrun,  Paris,  François  Buisson,  1808,  in-8». 


LES   COMMENTAIRES   GRAMMATICAUX  ia3 

il  devait  s'en  trouver  un  pour  transmettre  à  la  postérité  les 
remarques  juvéniles  d'André  Chénier  commentateur. 

Au  moment  où  nous  arrêtons  cette  revue,  l'entreprise 
que  nous  avons  vu  naître  péniblement  à  l'Académie  au  com- 
mencement du  siècle,  est  en  plein  essor  et  va  se  poursuivre, 
sous  l'Empire  et  la  Restauration,  grâce  aux  travaux  des 
Geoffroy,  des  Daunou,  des  Auger,  des  Amar,  des  Fontanier, 
etc.  Qu'était-elle  devenue  à  l'Académie  depuis  que  Duclos 
s'était  efforcé  de  l'y  ressusciter  ? 


III 


L'énergie  dépensée  par  Voltaire  auprès  des  Quarante 
en  vue  d'obtenir  d'eux  un  examen  approfondi  du  commen- 
taire sur  Corneille,  laisse  supposer  qu'ils  ne  mettaient  pas 
plus  d'empressement  qu'il  ne  fallait  à  le  suivre  dans  la  voie 
où  il  voulait  les  engager,  a  Conseillez,  pressez  ces  éditions  de 
nos  auteurs  classiques  »,  écrivait-il  déjà  en  juin  1764  à  l'abbé 
d'Olivet  (i).  Lui-même  accapara  longtemps  une  bonne  partie 
du  temps  de  ses  confrères  en  leur  soumettant  les  ébauches  de 
son  propre  travail.  Évidemment  sa  façon  de  prêter  son  con- 
cours à  l'entreprise  n'en  avait  pas  complètement  satisfait  les 
promoteurs.  Duclos  s'était  senti  débordé  par  le  zèle  de  son 
correspondant  ;  tout  son  rôle,  ou  à  peu  près,  et  celui  de 
d'Alembert  consistèrent  par  la  suite  à  le  refréner.  La  lecture 
des  notes  hâtives  du  commentateur  de  Corneille,  l'espèce 
d'affectation  qu'il  met  à  placer  son  œuvre  sous  le  patronage 
de  la  haute  assemblée  tout  en  se  réservant  le  dernier  mot, 
devaient  finir  par  inquiéter  le  secrétaire  perpétuel  d'un  corps 
aussi  soucieux  de  ne  pas  compromettre  son  autorité.  En  vain 
Voltaire  s'efforçait-il  de  rassurer  Duclos  :  «  Je  ne  veux  point 

(i)  Lettre  du  i5  juin  1761  (O.  XLI,  p.  323). 


124  l'exécution  du  programme 

rendre  l'Académie  responsable  de  mon  commentaire  ;  je 
veux  seulement  profiter  de  ses  lumières,  qu'on  sache  que 
j'en  ai  profité  et  que,  sans  ses  bontés  et  ses  soins,  le  commen- 
taire serait  bien  moins  utile  »  (i).  Ces  protestations  ne 
suffirent  pas  à  l'Académie  :  elle  exigea  de  Voltaire  qu'il 
signât  la  dédicace  du  Corneille  commenté  et,  de  cette  manière, 
l'ouvrage  tout  entier  (2). 

Cependant  Duclos  n'avait  pas  renoncé  à  ses  plans  de 
commentaires  composés  non  plus  par  des  académiciens, 
mais  par  la  compagnie  délibérant  en  corps.  La  publication  du 
Corneille  de  Voltaire  lui  laissa  enfin  tout  le  loisir  de  les 
mettre  à  exécution.  Dans  les  derniei's  mois  de  1765,  à  ce  qu'il 
semble,  un  commentaire  de  Boileau  fut  mis  sur  le  chantier. 
Il  fut  suivi  par  d'autres  pendant  les  secrétariats  de  d'Alem- 
bert  et  de  Marmontel,  si  bien  qu'au  moment  où  l'ancienne 
Académie  disparaît,  elle  n'a  pas  achevé  moins  de  cinq 
commentaires  grammaticaux,  non  compris  ceux  qu'elle  avait 
entrepris  en  1719.  Ces  cinq  commentaires  passaient  en  revue 
les  œuvres  de  Boileau,  de  Molière,  de  La  Fontaine,  de 
Quinault  et  de  La  Bruyère  (3).  Il  est  vrai  que  l'Académie 
elle-même  n'en  avait  publié  aucun.  Seul  le  commentaire 
sur  Molière,  confié  à  Bret  en  1773,  mais  à  condition  qu'il 
n'en  révélât  pas  la  provenance,  avait  vu  le  jour.  Le  tour 
de    certaines    remarques    souligné    par    les    indiscrétions 

(i)  Lettre  à  Duclos,  7  octobre  1761  (O.  XLl,  p.  470). 

(2)  Cf.  les  lettres  de  Voltaire  à  Duclos,  6  janvier  1764  et  de 
d'Alembert  à  Voltaire,  i5  janvier  l'^ô^  (Œuvres  de  Voltaire,  XLIII, 
pp.  76  et  88). 

(3)  «  L'examen  du  Cid  par  l'Académie  française  et  ses  remar- 
ques sur  Molière  seront  encore  pour  vous  de  très  bonnes  leçons. 
J'ai  conservé  ses  notes  sur  les  fables  de  La  Fontaine.  Que  n'ai-je 
pu  retrouver  celles  qu'elle  avait  faites  sur  Boileau,  sur  Quinault 
et  sur  La  Bruyère  !  »  Marmontel,  Leçonn  d^un  père  à  ses  enfants 
sur  la  langue  française,  i"  leçon  (O.  XVI,  pp.  3-4). 


LES   COMMENTAIRES   GRAMMATICAUX  Ia5 

de  la  presse,  n'avait  pas  tardé  du  reste  à  instruire  le 
public  de  ce  que  l'Académie  tenait  si  fort  à  dissimuler.  Un 
peu  plus  tard  d'Alembert  laissait  entendre,  dans  son  Histoire 
des  membres  de  V Académie,  qu'outre  le  Dictionnaire, 
((  l'examen  grammatical  des  bons  auteurs  français  »  absorbait 
en  partie  l'activité  de  la  compagnie,  ajoutant  qu'il  ne  serait 
pas  difficile  de  mettre  le  public  en  état  d'apprécier  les  fruits 
de  ce  travail  (i).  Mais,  une  fois  de  plus,  la  timidité  de  l'Aca- 
démie l'emporta  sur  son  désir  de  paraître  aussi  laborieuse 
que  sa  sœur  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres.  De  ses  com- 
mentaires demeurés  presque  tous  à  l'état  de  manuscrits  au 
dix-huilième  siècle,  plusieurs,  ceux  de  La  Fontaine,  de  Qui- 
nault  et  de  La  Bruyère,  sont  aujourd'hui  perdus  ;  d'autres, 
ceux  d'Athalie  et  des  Œuvres  de  Boileau,  ont  été  publiés  au 
dix-neuvième  siècle  dans  des  conditions  fort  peu  favorables. 
Nous  n'avons  de  textes  absolument  certains  que  les  Remar- 
ques sur  le  Quinte-Curce  et  les  notes  grammaticales  sur 
Molière,  si  tant  est  que  soit  Bret,  soit  Duclos  les  aient  res- 
pectées (2). 

(i)  Éloge  de  Régnier-Desmarais,  noie  e  (Histoire  des  mem- 
bres de  V Académie,  III,  pp.  290-292). 

(2)  L'Académie  s'est  encore  occupée  de  commentaires  au 
dix-neuvième  siècle.  Sans  parler  des  vœux  plus  ou  moins  plato- 
niques exprimés  par  ses  membres  (ainsi  par  Joseph  Chénier 
lorsqu'il  rend  compte  de  l'édition  de  Boileau  commentée  par 
Daunou  en  1709.  Cf.  ses  Œuvres,  Paris,  Guillaume,  1825,  in-S",  IV, 
p.  276),  très  peu  après  sa  résurrection,  elle  chargea  de  l'examen 
des  œuvres  de  Vauvenargues,  au  point  de  vue  de  la  langue  et  du 
goût,  une  commission  dont  taisaient  partie  Garât,  Destutt-Tracy, 
Suard  et  Morellet.  Il  est  probable  que  les  notes  de  ces  deux  der- 
niers académiciens  dans  l'édition  des  Œuvres  de  Vauvenargues, 
Paris,  Denlu,  1806,  2  vol.  in-8%  sont  le  résultat  de  cet  examen 
qui  ne  fut  jamais  achevé  (Gilbert,  Avertissement  en  tête  de  son 
édition  des  Œuvres  de  Vauvenargues,  Paris,  1867, 1,  p.  n,  note  i. 
Cf.  Morellet,  Mémoires,  1822,  II,  p.  126,  à  la  date  de  i8o3).  Plus 


126  l'exécution  du  programme 

Nous  venons  de  passer  en  revue,  dans  les  chapitres  qui 
précèdent,  toute  l'œuvre  des  grammairiens  puristes  au  dix- 
huitième  siècle,  telle  qu'on  peut  la  suivre  dans  ses  princi- 
pales directions  en  prenant  pour  point  de  départ  l'Acadé- 
mie. De  cette  manière,  nous  sommes  parvenus  à  nous 
orienter  dans  ce  redoutable  labyrinthe.  Et  voici,  non  seu- 
lement nous  y  avons  découvert  quelques  grandes  voies, 
mais  nous  avons  reconnu  l'existence  d'une  voie  centrale  plus 
importante  que  les  autres.  En  d'autres  termes,  les  commen- 
taires nous  sont  apparus  comme  l'œuvre  essentielle  du 
purisme  à  cette  époque.  Ils  le  sont  par  la  place  qu'ils  doivent 
occuper  dans  l'enseignement  de  la  langue,  par  le  nombre, 
et  aussi  par  l'originalité  de  la  conception.  Nous  avons 
affaire  ici  à  une  entreprise  nouvelle  du  dix-huitième  siècle 
opposée  à  l'œuvre  grammaticale  du  dix-septième.  C'est  sur 
elle  que,  pendant  un  certain  temps,  les  puristes  ont  porté 
leur  principal  effort  ;  ils  l'ont  marquée  de  leur  person- 
nalité avec  une  prédilection  significative  dans  l'espoir 
qu'on  les  tiendrait  quittes  de  leurs  engagements  antérieurs. 
Elle  est  enfin  la  manifestation  la  plus  caractéristique  de 
leur  doctrine,  si  tant  est  que  cette  doctrine  ait  des  principes 
bien  arrêtés  Nous  allons  nous  en  assurer.  Pour  cela  nous 
n'aurons  qu'à  isoler  la  formule  du  bon  usage,  pierre  angulaire 
de  tout  le  système,  et  à  voir  ce  qu'elle  était  devenue  depuis 
que  Vaugelas  s'était  donné  la  peine  de  la  fixer  pour  ses 
contemporains  et  pour  lui-même. 

lard,  Auger,  suivant  l'exemple  de  Voltaire,  lut  à  ses  confrères  des 
fragments  de  son  commentaire  sur  Molière.  «  Qui  ne  voit  là  une 
des  grandes  destinations  d'une  véritable  académie  ?  »  écrit  à  ce 
propos  Lacretelle  dans  la  Minerve  française  (II,  mai  1818,  p.  486. 
Cf.  Ibid.,  I,  février  i8i8,  p.  555).  Il  recommande  tout  spécialement 
le  procédé  qui  consiste  à  faire  revoir  par  les  académiciens  en 
corps  les  commentaires  qu'ils  ont  préparé  individuellement. 


CHAPITRE  IV 


L  ESPRIT   DU   PROGRAMME  : 
3"  LES  VARIATIONS  DE   LA  DOCTRINE  DE  l' USAGE. 


Tendances  conservatrice  et  rationaliste  de  la  grammaire  avi  dix-hui- 
tième siècle. —  Déformation  de  la  formule  de  Vaugelas. —  L'usage 
de  la  langue  parlée  :  la  ville  et  la  société  bourgeoise.  —  L'usage  de 
la  langue  écrite  :  les  grands  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV.  — 
Critique  de  l'usage  des  bons  auteurs  :  archaïsmes,  négligences, 
hardiesses.  —  L'usage  grammatical  :  la  tradition,  la  raison  et 
l'analogie. 

A  ne  tenir  compte  que  des  explications  des  grammai- 
riens, on  pourrait  croire  que  la  formule  du  bon  usage  selon 
Vaugelas  —  la  façon  de  parler  de  la  plus  saine  partie 
de  la  Cour,  conformément  à  la  façon  d'écrire  de  la  plus 
saine  partie  des  auteurs  du  temps  —  fut  appliquée  à  peu  près 
telle  quelle  au  dix-huitième  siècle.  Le  P.  Buflier  se  borne  à 
substituer  à  la  notion  d'élite  celle  de  pluralité,  la  première 
n'étant  pas  assez  précise  à  son  gré.  Il  veut  que  a  l'usage  cons- 
tant ))  soit  «  celui  sur  lequel  le  plus  grand  nombre  des  per- 
sonnes de  la  Cour  qui  ont  de  l'esprit  et  des  écrivains  qui  ont 
de  la  réputation  conviennent  manifestement  »  (i).  Beauzée, 
tout  en  reconnaissant  les  bonnes  intentions  du  P.  Budier, 
trouve  que  cette  nouvelle  formule  permet  encore  d'hésiter.  Il 

(i)  Grammaire,  édit.  de  17 14,  p.  22. 


120  L  ESPRIT    DU   PROGRAMME 

se  demande  comment  on  désignera  les  personnes  de  la  Cour 
qui  ont  de  l'esprit,  à  quel  signe  on  reconnaît  qu'un  écrivain 
a  de  la  réputation.  De  la  sorte,  il  en  vient  à  éliminer  de  la 
formule  du  P.  Buffier  les  mots  qui  ont  de  V esprit  et  à  donner 
pour  mesure  de  la  réputation  d'un  écrivain  le  degré  de  faveur 
que  le  public  lui  témoigne  au  moment  précis  où  l'on  invoque 
son  autorité.  Le  bon  usage,  selon  Beauzée,  c'est  a  la  façon 
de  parler  de  la  plus  nombreuse  partie  de  la  Cour,  confwmé- 
ment  à  la  façon  d'écrire  de  la  plus  nombreuse  partie  des 
auteurs  les  plus  estimés  du  temps  »  (i). 

A  première  vue,  ces  variantes  destinées  à  faciliter  l'ap- 
plication de  la  formule  de  Vaugelas,  ne  l'atteignent  pas  dans 
ses  parties  essentielles.  En  y  regardant  de  plus  près,  elles  la 
modifient  sur  un  point  dont  l'importance  apparaîtra  mieux 
tout  à  l'heure,  a  La  plus  saine  partie  des  auteurs  du  temps  », 
écrivait  Vaugelas  ;  Buffier  ne  parle  plus  que  des  auteurs  ((  qui 
ont  de  la  réputation  »  et  Beauzée  des  auteurs  «  les  plus 
estimés  du  temps  ».  Ils  ne  désignent  donc  plus  expressément 
les  bons  auteurs  contemporains.  Par  contre,  l'usage  parlé 
n'a  toujours,  pour  ces  deux  grammairiens,  qu'un  seul  et 
même  juge,  la  Cour,  tandis  qu'en  réalité,  sur  ce  point  aussi, 
la  formule  de  Vaugelas  ne  se  conserve  pas  intacte  au  dix- 
huitième  siècle.  Il  s'en  faut  bien  qu'à  cette  époque  les  ten- 
dances auxquelles  la  formule  du  bon  usage  est  censée  corres- 
pondre, soient  exactement  les  mêmes  que  précédemment. 


Longtemps  la  mobilité  naturelle  de  l'usage  n'avait  pas 
été  le  sujet  d'inquiétude  profonde  qu'elle  est  devenue  par  la 

(i)  Encyclopédie,  Avi.  Usaffe. 


LES   VARIATIONS    DE   LA    DOCTRINE   DE   L  USAGE  I29 

suite.  Pour  les  grammairiens  de  l'école  de  Malherbe  et  de 
Vaugelas,  la  langue  française  était  encore  en  train  de  sç 
former  et,  si  rapprochée  qu'elle  fût  de  sa  majorité,  il  ne  leur 
semblait  pas  qu'elle  l'eût  encore  atteinte.  L'usage  guidé  par 
eux  ne  faisait  alors  que  la  perfectionner.  Mais  quand  elle  eut 
produit  des  chefs-d'œuvre  dans  tous  les  genres,  quand  elle 
eut  achevé  d'établir  son  règne  sur  l'Europe  entière,  il 
devint  évident  qu'elle  avait  terminé  son  ascension.  A  partir 
de  ce  moment,  elle  n'avait  plus  qu'à  redescendre.  L'usage, 
avec  sa  fuite  irrésistible,  constituait  désormais  pour  elle  un 
danger,  car  il  n'allait  pas  manquer  de  la  «  corrompre  »  peu 
à  peu. 

On  en  eut  très  vite  le  sentiment.  Dès  les  premières  années 
du  dix-huitième  siècle,  des  plaintes  sur  la  «  décadence  »  de  la 
langue  se  font  entendi'e  un  peu  partout,  soit  en  France,  soit  à 
l'étranger  (i);  elles  vont  grossissant  par  la  suite  pour  prendre, 
chez  Voltaire  et  les  principaux  puristes  de  son  entourage,  le 
caractère  d'une  véritable  obsession.  «Tout conspire,  observe 
le  Dictionnaire  philosophique,  à  corrompre  une  langue  un 
peu  étendue  :  les  auteurs  qui  gâtent  le  style  par  l'aiiectation; 
ceux  qui  écrivent  en  pays  étranger  ot  qui  mêlent  presque 
toujours  des  expressions  étrangères  à  leur  langue  naturelle  ; 
les  négociants  qui  introduisent  dans  la  convei'salion  les 
termes  de  leur  comptoir  et  qui  vous  disent  que  l'Angleterre 
arme  une  ilotte  mais  que,/)a/*  contre,  la  France  équipe  des 
vaisseaux  ;  les  beaux  esprits  des  pays  étrangers  qui,  ne  con- 
naissant pas  l'usage,  vous  disent  qu'un  jeune  prince  a  été 

(1)  «  ïhe  french  (language),  l'or  ihe  last  lit'.y  years,  has  been 
polishing  as  much  as  il  will  beur,  aud  appears  lo  be  declining  by 
the  nalural  inconstancy  of  that  people  and  Ihe  affecliou  of  some 
laie  aulhors  to  inlroduce  and  niulUply  canl  words,  which  is  Ihe 
most  ruinous  corruplion  in  any  language.  »  J.  Swift,  A  proposai 
for  correcting,  improving  and  asceriaining  the  English  Tongue, 
171a  (O.,  édit.  W.  Scott,  Ï824,  IX,  p.  i44). 

F.  —  «. 


i3o  l'esprit  du  programme 

très  bien  éduqué,  au  lieu  de  dire  qu'il  a  reçu  une  bonne 
éducation  (i).  » 

Cette  décadence  de  la  langue  française  parvenue  depuis 
peu  à  son  plus  haut  point  de  perfection,  apparaissait  d'ailleurs 
comme  la  conséquence  inéluctable  d'une  loi,  lorsqu'on  la 
comparait  à  celle  du  latin  et  du  grec  par  exemple,  qu'une 
tradition  plus  ou  moins  conforme  à  la  vérité  représentait 
traversant  une  époque  dite  classique  à  paitir  de  laquelle  ces 
deux  langues  ne  faisaient  plus  que  déchoir.  On  en  concluait 
que  l'évolution  des  langues  littéraires  ne  présente  qu'un 
sommet  où  elles  ne  se  maintiennent  pas  longtemps.  Les  siè- 
cles suivants  les  en  éloignent  continuellement  sans  jamais  les 
y  ramener.  ((  Je  pense,  lit-on  dans  la  Correspondance  de 
Grimm  un  jour  qu'elle  prend  la  défense  du  grammairien 
Voltaire,  je  pense  qu'il  y  a  eu  pour  chaque  nation  une  époque 
où  sa  langue  a  acquis  la  perfection  dont  elle  était  susceptible 
et  que  cette  époque  n'est  pas  difficile  à  fixer,  parce  qu'elle  a 
toujours  été  marquée  par  de  grands  événements  et  par  des 
prodiges  en  tous  genres.  Qui  peut  douter  que  la  langue 
grecque  ne  fut  jamais  plus  pure  et  plus  parfaite  qu'au  siècle 
d'Alexandre  et  de  Périclès,  celle  des  Romains  sous  Auguste 
et  la  nôtre  sous  le  règne  de  Louis  XIV?  »  (2)  Et  à  la  vérité, 
rien,  en  ce  temps  de  classicisme  étiolé,  ne  vient  encore 
démentir  cette  théorie.  La  production  des  chefs-d'œuvre 
subitement  arrêtée  après  le  règne  de  Louis  XIV,  n'est  pas 
faite  po.ur  donner  l'impression  que  la  langue  est  en  mesure 
de  renouveler  sa  perfection  ou  seulement  de  la  conserver. 
Mais,  au  contraire,  la  médiocrité  relative  des  ouvrages  qui 
voient  le  jour  au  dix-huitième  siècle,  surtout  dans  les  genres 
qui  ont  pris  la  tête  des  autres,  la  tragédie  et  la  comédie, 
semble  justifier  le  pessimisme  de  la  critique.  Nous  ne  voulons 

(1)  Dict.  phil.,  art  Langues,  sect.  III  (O.  XIX,  p.  S^o). 

(2)  Correspondance  littéraire,  juin  1774  (X,  p.  447)* 


LES  VARIATIONS  DE  LA  DOCTRINE  DE  l' USAGE      l3^I 

pas  insister  sur  l'évident  parallélisme  des  idées  littéraires  et 
grammaticales  à  cette  époque  ;  mais  il  est  bon  de  faire  obser- 
ver qu'elles  se  renforcent  mutuellement.  L'histoire  d'une 
langue  étant  liée  à  celle  de  ses  chefs-d'œuvre,  ce  qu'on  peut 
dire  des  pi*ogrès  de  l'une  est  également  applicable  à  l'appa- 
rition des  autres  et  vice-versa. 

Ainsi  représentée  comme  une  quasi-nécessité,  l'évolution 
décroissante  du  français  classique  offrait  un  double  incon- 
vénient :  tout  d'abord  elle  devait  frapper  d'infériorité  la 
production  des  époques  subséquentes  ;  ensuite,  conséquence 
non  moins  désastreuse  aux  yeux  des  puristes,  elle  allait 
compromettre  l'existence  des  chefs-d'œuvre.  En  entrant  à 
l'Académie,  en  1671,  Bossuet  n'avait  su  tirer  qu'une  belle 
leçon  d'humilité  chrétienne  du  fait  que  (t  nous  ne  saurions 
rien  confier  d'éternel  à  des  langues  toujours  changeantes  ». 
Quarante-trois  ans  plus  tard  l'abbé  de  Saint-Pierre,  parlant 
dans  la  même  enceinte,  envisage  avec  beaucoup  moins  de 
résignation  cette  inconstance  de  l'usage  qui,  faisant  «  insen- 
siblement périr  pour  notre  siècle  nos  vieux  originaux,  fera 
ainsi  périr  nos  meilleurs  ouvrages  pour  les  siècles  suivants, 
ce  qui  peut,  ce  me  semble,  être  regardé  comme  une  grande 
perte  pour  les  lettres  en  général  et  pour  la  réputation  de 
nos  excellents  auteurs  en  particulier  »  (i).  Cette  inquiétude 
grandit  à  mesure  qu'on  avance  dans  le  siècle,  «  Doit-on 
permettre  que  La  Fontaine,  Despréaux,  Racine,  Rousseau 
deviennent  jamais  gothiques  ?  Corneille,  Balzac  et  Voiture 
n'ont  vieilli  que  pour  quelques  mots,  parce  que  la  langue  n'a 
été  bien  formée  que  depuis  eux  par  les  élégants  écrivains 
du  Port-Royal,  de  l'Académie  française  et  autres.  Il  est  à 
propos  que  ce  qui  n'est  point  devenu  suranné  dans  Corneille, 
dans  Balzac,  dans  Voiture,  ne  le  devienne  jamais  (2).  «Telles 

(i)  S econd discours..  .,édit  de  1717,  p.  66. 
(2)  Jug.  ouvr.  nouv.,  II,  p.  37. 


i32  l'esprit  du  programme 

sont  les  réflexions  que  l'abbé  Desfontaines  oppose  au  dis- 
cours révolutionnaire  de  Moncrif.  Un  peu  plus  la,rd, Voltaire 
dira  en  s'adressant  aux  corrupteurs  de  la  langue  :  «  Qu'arri- 
verait-il si  vous  changiez  ainsi  le  sens  de  tous  les  mots  ? 
On  ne  vous  entendrait  ni  vous,  ni  les  bons  écrivains  du 
grand  siècle  (i).  »  La  Correspondance  de  Grimm,  avec  non 
moins  d'énergie,  dénonce  le  même  péril  :  «  Ne  serait-il  pas 
à  désirer  que  la  langue  française  pût  être  fixée  au  point  où 
elle  est  parvenue  aujourd'hui?  Je  sais  que  le  temps  mine 
tous  les  ouvrages  des  hommes  et  qu'il  n'est  pas  plus  aisé 
d'arrêter  le  progrès  ou  la  décadence  d'une  langue  que  d'arrê- 
ter le  développement  ou  la  corruption  des  mœurs  publiques  : 

. . .  Mortalia  facta  peribunt  : 
Nedum  sermonum  stet  honos  et  gratia  vivax. 

Mais  au  moins  ne  faudrait-il  pas  hâter  une  révolution  à 
laquelle  nous  ne  pouvons  que  perdre.  Quel  dédommagement 
notre  siècle  laissera-t-il  à  la  postérité,  s'il  lui  fait  perdre  le 
goût  des  che/s-d'œuçre  que  nous  ont  laissés  nos  pères  ?  (2)  » 
Notons  cette  première  impression  qui  domine  le  travail 
des  grammairiens  du  dix-huitième  siècle  :  la  langue  et  ses 
chefs-d'œuvre  sont  menacés  de  ruine  pai'  la  fuite  de  l'usage. 
Il  en  est  une  autre  que  leurs  prédécesseurs  n'avaient  pas 
éprouvée  non  plus,  du  moins  au  même  degré.  L'antinomie 
apparente  ou  réelle  de  l'usage  et  de  la  raison  les  avait  lais- 
sés relativement  calmes.  Les  qualités  de  la  langue  qu'ils 
s'appliquaient  surtout  à  mettre  en  lumière,  l'élégance,  l'har- 

(i)  Dlct.  phiL,SLVt.  Languefrançaise  (O.XIX,  p.  188).  Ci.Ibid., 
art.  Langues  :  «  Toute  langue  étant  impartaite,  il  ne  s'ensuit  pas 
qu'on  doive  la  changer.  Il  taut  absolument  s'en  tenir  à  la  manière 
dont  les  bons  auteurs  l'ont  parlée ...  La  raison  en  est  claire  :  c'est 
qu'on  rendrait  bientôt  inintelligibles  les  livres  qui  tout  l'instruc- 
tion elle  plaisir  des  nations.  »  (O.  XIX,  pp.  670-571). 

(2)  Correspondance  littéraire,  juin  1774  0^>  P*  44^)- 


LES   VARIATIONS   DE   LA   DOCTUINE   DE    l'USAGE  i33 

monie,  la  grâce,  la  nouveauté,  les  dispensaient  de  prendre 
une  attitude  résolue  dans  ce  conflit.  Si  leurs  préférences  vont 
à  l'une  des  deux  parties,  c'est  à  l'usage,  incarnation  de  la 
mode  dans  ce  qu'elle  a  tout  à  la  fois  de  plus  jeune  et  de 
plus  capricieux.  Rien  n'égale  la  satisfaction  de  Vaugelas 
lorsqu'il  découvre  une  «  belle  et  curieuse  exception  »  aux 
règles  qu'il  s'efïbrce  d'établir.  Longtemps  après  lui,  les 
grammairiens  célèbrent  encore  le  charme  de  l'irrégularité 
en  matière  de  langage  (i).  Le  gallicisme,  ce  fils  insoumis 
de  la  langue,  leur  inspire  plus  que  de  l'indulgence  :  ils  ont 
pour  lui  toutes  les  faiblesses.  Mais  après  eux  commence 
une  génération  de  grammairiens  épris  de  logique.  En  plein 
siècle  de  philosophie,  ces  nouveaux  venus  n'admettent  pas 
sans  peine  que  la  langue  résiste  à  la  toute-puissance  de  la 
raison,  et  tandis  que  les  plus  sensés  d'entre  eux  se  consolent 
en  espérant  toujours  découvrir  les  raisons  cachées  de  ce  qui 
n'en  a  pas  à  première  vue,  les  autres  se  répandent  en  récri- 
minations contre  la  tyrannie  «  capricieuse  et  bornée  »  de 
l'usage  (2).  Mais  tous  se  rencontrent  sur  ce  point,  qu'il  s'agit 
de  réduire  son  rôle  au  strict  nécessaire.  Dans  le  discours 

(i)  Notamment  à  l'Académie  :  «  On  ne  peut  mieux  prouver 
que  cette  phrase  est  bonne  qu'en  faisant  voir  qu'elle  auroit  moins 
de  grâce  en  la  rendant  plus  grammaticale  »,  lit-on  dans  les 
Remarques  et  décisions  de  l'abbé  ïallemant,  p.  7.  Enéore  en 
1721,  le  vieux  Dacier  tient  un  raisonnerneut  semblable  dans  sa 
préface  aux  Vies  de  Plutarque  :  «  Notre  langue  est  surtout 
capricieuse  en  une  chose,  c'est  qu'elle  prend  souvent  plaisir  à 
s'éloigner  de  la  règle  ;  et  l'on  peut  dire  que  souvent  rien  n'est 
plus  français  que  ce  qui  est  irrégulier.  » 

(2)  Voir  déjà  la  diatribe  de  Griniarest  père.  Discours  sur  ce 
qu'on  appelle  Usag-e  dans  la  langue  française,  dans  son  Traité 
sur  la  manière  d'écrire  des  lettres  et  sur  te  cérémonial,  Paris, 
1709,  in- 12.  Il  y  prend  violemment  à  partie  Vaugelas  et  tous  ceux 
qui  opposent  l'autorité  de  l'usage  à  celle  de  la  raison. 


i34  l'esprit  du  progkamme 

préliminaire  de  V Encyclopédie,  d'Alembert  expose  de  la 
manière  suivante  comment  il  comprend  la  fonction  de  la 
grammaire  :  a  Éclairée  par  une  métaphysique  fine  et  déliée, 
elle  démêle  les  nuances  des  idées,  apprend  à  distinguer  ces 
nuances  par  des  signes  différents,  donne  des  règles  pour  faire 
de  ces  signes  l'usage  le  plus  avantageux,  déco.uvre  souvent 
par  cet  esprit  philosophique  qui  remonte  à  la  source  de  tout, 
les  raisons  du  choix  bizarre  en  apparence  qui  fait  préférer 
un  signe  à  un  autre  et  ne  laisse  enfin  à  ce  caprice  national 
quon  appelle  Usage  que  ce  quelle  ne  peut  absolument  lui 
ôter  (i).  » 

L'idéal  de  clarté  et  de  régularité  qui  se  dresse  mainte- 
nant devant  les  gramuiairiens,  ne  leur  permet  plus  de 
s'attarder  aux  détails  qui  ont  mérité  la  sollicitude  de  leurs 
devanciers.  Dans  le  parc  somptueux  de  la  langue  française, 
ils  délaissent  les  bosquets  et  les  sentiers  pour  les  allées 
coupées  en  droite  ligne.  Elles  ne  sont  jamais  assez  larges 
ni  assez  nombreuses  à  leur  gré.  C'est  ainsi  que  la  lecture 
des  grammaires  françaises  inspire  à  Desfontaines  d'amères 
réflexions.  Malgré  lui,  il  sent  «  diminuer  son  estime  pour 
la  langue  française  où  l'on  ne  voit  presqu'aucune  analo- 
gie, où  tout  est  bizarre  pour  l'expression  et  pour  la  pro- 
nonoiation,  et  sans  cause  ;  où  l'on  n'aperçoit  ni  principes, 
ni  règles,  ni  conformité  ;  où  enfin  tout  paraît  avoir  été  dicté 
par  un  capricieux  génie.  Que  cette  langue  originairement 
barbare  et  qui  l'est  encore  à  plusieurs  égards,  a  bien  mérité 
autrefois  le  nom  de  langue  rustique  !  »  (2)  Voltaire  aussi 
constate  à  regret  que  le  français  est  une  langue  «  très  irré- 
gulière )).  Les  langages,  à  l'entendre,  «  sont  comme  les  gou- 
vernements :  les  plus  parfaits  sont  ceux  où  il  y  a  le  moins 
d'arbitraire.  11  est  bien  ridicule  que  d'augustus  on  ait  fait 

(i)  Œuvres,  I,  p.  35. 

(2)  Jug.ouvr.  nouv.,  IX,  p.  8i. 


LES   VARIATIONS    DE    LA    DOCTRINE   DE   l'USAGE  i35 

août  ;  de  pavonem, paon\  de  Cadomum,  Caen;  de  gustus, 
goût  (i).  »  Un  écrivain  qui  se  respecte,  datera  donc  ses 
lettres  du  mois  d'auguste  et  non  du  mois  d'août.  Cela,  c'est 
la  raison  intervenant  dans  le  vocabulaire,  avec  quel  succès, 
on  en  peut  juger  par  cet  exemple.  La  syntaxe  n'en  sera 
pas  moins  pénétrée.  L'abbé  d'Olivet  ayant  fixé  les  règles 
d'accord  du  participe  passé,  conclut  par  ces  mots  carac- 
téristiques :  «  Moins  la  grammaire  autorisera  d'exceptions, 
moins  elle  aura  d'épines  ;  et  rien  ne  me  paraît  si  capable 
que  des  règles  générales  de  faire  honneur  à  une  langue 
savante  et  polie  (2).  »  Nous  sommes  loin  de  Vaugelas  et  de 
sa  prédilection  pour  les  caprices  du  langage.  Le  P.  Buffier 
signale  déjà,  sans  oser  l'approuver,  la  tendance  de  ceux  qui 
cherchent  à  doter  la  langue  française  d'une  qualité  nouvelle, 
la  simplicité.  Son  raisonnement  qui  met  en  lumière  le  côté 
pratique  de  la  question,  rejoint  d'ailleurs  les  théories  de 
ceux  qui  veulent  rationaliser  la  langue  pour  en  faire  un  ins- 
trument plus  docile  de  la  pensée.  Cette  simplicité,  c'est  celle 
des  règles  :  «  Ils  la  font  consister  dans  la  manière  la  plus 
naturelle  et  la  plus  commode  d'employer  les  mots  ;  de  sorte 
que  l'on  y  puisse  établir  des  règles  uniformes  et  générales 
et  que  par  là  une  langue  puisse  être  apprise  facilement  ; 
car,  disent-ils,  puisque  les  langues  sont  comme  le  lien 
ou  le  canal  de  la  société  des  hommes,  pourquoi  rendre 
plus  difficile  ce  commerce  de  société  par  la  difficulté  des 
constructions  variées  et  bizarres  qui  demandent  autant  de 
règles  qu'il  y  a  de  façons  différentes  de  parler,  tandis  que 
les  pensées  pourraient  être  également  bien  exprimées  par 
des  règles  de  langage  beaucoup  plus  simples  et  plus  sui- 
vies (3).  )) 

(i)  Lettre  à  M.  Guyot,  7  août    1767  (O.    XLV,  p.  34o).  Cf. 
Dict.  phil.,  art.  Langues,  sect.  III  (O.  XIX,  p.  56;). 

(2)  Opuscules  sur  la  langue  française . . .,  1764,  p.  386. 

(3)  Grammaire,  édit.  de  1714,  pp.  3i-3a. 


i36  l'esprit  du  programme 

Tendance  rationaliste  et  tendance  conservatrice,  tels  sont, 
par  conséquent,  les  caractères  dominants  et  quelque  peu 
contradictoires  du  mouvement  grammatical  au  dix-huitième 
siècle.  En  y  joignant  les  circonstances  politiques  et  sociales, 
qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue,  on  aura  toutes  les  causes 
qui  ont  modifié  peu  à  peu  la  formule  de  Vaugelas,  au  point 
de  la  rendre  méconnaissable. 


II 


La  Cour,  assurément,  n'est  à  aucun  moment  dépouillée 
de  ses  prérogatives  en  matière  de  langage.  Ceux  qui  en  font 
partie,  doivent  à  leur  éducation  raffinée  ainsi  qu'à  la  fré- 
quentation constante  du  meilleur  monde,  de  s'exprimer 
aussi  bien  qu'il  est  possible.  Nul  parmi  les  grammairiens 
ne  songe  à  leur  contester  ce  privilège.  A  la  veille  de  la 
Révolution,  l'un  d'eux  définit  encoi*e  de  la  manière  suivante 
le  seul  usage  qui  soit  bon  et  authentique  :  «  C'est  à  la  Cour, 
dit-il,  qu'il  établit  son  tribunal,  qu'il  rend  ses  oracles.  Le 
petit  nombre  de  ceux  qui  la  fréquentent,  apporte  à  la  capitale 
ses  décisions  et  sa  manière  de  prononcer  qui,  de  la  capitale, 
passent  ensuite  successivement  de  bouche  en  bouche  dans 
les  provinces  et  chez  l'étranger  (i).  »  C'est  une  chose  toute 
naturelle  :  «  Il  est  raisonnable,  selon  Beauzée,  que  la  Cour, 
protectrice  de  la  nation,  ait  dans  le  langage  national  une 
autorité  prépondérante  (2).  » 

(i)  Montmignon,  Système  de  prononciation  figurée,  applicable 
à  toutes  les  Langues  et  exécuté  sur  les  langues  française  et  anglaise, 
1785, in-8",  p.  8o(cité  parThurot  dans  sa.  Prononciation  française). 

(2)  Encyclopédie,  art.  Usage.  D'Aienibert  expliquant  les 
raisons  qu'on  a  d'ouvrir  aux  grands  les  portes  de  l'Académie, 
s'écrie:   «Qui  doit  mieux  connaître  les   iinesses  de  la  langue 


LES   VARIATIONS    DE   LA   DOCTRINE    DE   l'uSAGE  13^ 

Il  convient  d'observer  toutefois  qu'au  moment  où  Beauzée 
rend  cet  oracle,  les  circonstances  politiques  et  sociales  aux- 
quelles nous  faisions  allusion  tout  à  l'heure,  ne  se  prêtent 
plus  aussi  bien  que  précédemment  à  l'exercice  d'un  pouvoir 
à  ce  point  centralisé.  Déjà  Louis  XIV  devenu  dévot  sur 
ses  vieux  jours,  a  vu  sa  cour  délaissée  pour  deux  ou  trois 
autres  qui  se  sont  formées  autour  de  quelques-unes  de  ses 
sujettes,  reines  par  le  sourire  ou  par  l'intelligence.  La 
Régence,  en  ramenant  pour  un  certain  temps  la  Cour  à  Paris, 
favorise  ce  mouvement  de  dispersion.  A  mesure  que  les  salons 
se  multiplient  dans  la  capitale,  et  avec  eux  les  cafés,  rendez- 
vous  des  beaux  esprits,  la  méfiance  témoignée  au  langage  de 
la  Ville  par  les  puristes  de  la  seconde  moitié  du  dix -septième 
siècle,  perd  sa  raison  d'être.  L'usage  de  Paris,  centre  de  la 
vie  littéraire  et  artistique,  se  dérobe  au  reproche  de  vul- 
garité qui  l'avait  inexorablement  frappé  auparavant.  En 
conséquence,  ce  que  le  grand  Arnauld  réclamait  à  un 
moment  où  il  ne  pouvait  rencontrer  qu'opposition  parmi 
les  amateurs  de  beau  langage,  devient  une  réalité  :  sont 
pris  indifféremment  pour  juges  du  bon  usage  «  et  ceux  qui 
parlent  bien  à  Paris,  et  ceux  qui  parlent  bien  à  la  Cour  »  (i). 

que  des  hommes  qui,  obiig-és  de  vivre  continuellement  les  uns 
avec  les  autres,  et  d'y  vivre  dans  la  réserve  et  souvent  dans  la 
défiance,  sont  forcés  de  substituer  à  l'énergie  des  sentiments  la 
noblesse  des  expressions;  qui,  ayant  besoin  de  plaire  sans  se 
livrer  et  par  conséquent  de  parler  sans  rien  dire,  doivent  mettre 
dans  leur  conversation  un  agrément  qui  supplée  au  défaut 
d'intérêt,  et  couvrir  par  l'élégance  de  la  forme  la  frivolité  du  fond  ?  » 
(Hist.  des  membres  de  VAcadt^mie,  préface,  1,  p.  xxvi).  En  rece- 
vant le  marquis  de  Montesquiou  (.5  juin  1784),  Suard  s'exprime  de 
la  même  façon,  ironie  en  moins  que  les  circonstances  lui  interdi- 
saient. 

(i)  Antoine  Arnauld,  Règles  pour  discerner  les  bonnes  et 
les  mauvaises  critiques  des  traductions  de  V Écriture-Sainte   en 


i38  l'esprit  du  programme 

Les  grammairiens  affectent  de  réunir  en  un  seul  groupe  ces 
deux  espèces  de  témoins  pour  les  opposer  à  la  Province  (i); 
et  la  même  raison  politique  qui,  aux  yeux  de  Beauzée,  justifie 
le  pouvoir  des  courtisans  sur  la  langue,  se  trouve  autoriser, 
d'après  l'abbé  Girard,  une  formule  sensiblement  plus  éten- 
due :  «  Chez  les  peuples  unis  sous  une  seule  domination,  lit- 
on  dans  sa  grammaire,  soit  monarchie,  soit  république, 
l'usage  de  la  langue  suit  celui  de  la  politique  :  je  veux  dire 
qu'il  est  unique,  et  que,  dépendant  toujours  de  la  portion 
dominante,  il  s'apprend  à  la  Cour  et  dans  la  Capitale  (2).  » 
Les  représentants  du  bon  usage  ne  sont  pas  seulement 
dispersés  sur  un  plus  grand  territoire  ;  ils  appartiennent 
en  outre  à  des  milieux  plus  variés.  La  défaveur  qui  s'atta- 
chait aux  mœurs  épaisses  des  bourgeois,  avait  été  pour  beau- 
coup dans  l'anathème  prononcé  contre  la  Ville  par  un  de 
Callières  par  exemple.  Mais,  au  dix-huitième  siècle,  la  grosse 
bourgeoisie  acquiert  une  culture  qui  dissipe  en  grande  partie 
ces  préjugés.  Gens  de  finances  et  gens  de  robe  achèvent  de 
gravir  les  derniers  échelons  qui  les  séparaient  delà  noblesse. 

français  pour  ce  qui  rep^arde  la  langue;  avec  des  réflexions  sur 
cette  maxime  que  l'usage  est  la  règle  et  le  tyran  des  langues 
vivantes,  Paris,  1707  (ouvrage  posthume),  in  12,  p.  m. 

(i)  «  La  politesse  de  notre  langue  demande  des  soins  sur  les 
moindres  choses.  C'est  cette  atlention  qui  fait  la  dilTérence  entre 
le  langage  de  la  Cour  et  du  beau  monde  de  Paris,  et  celui  des 
Provinces.  »  De  Vallange,  Nouveau  système  et  nouveau  plan 
d'une  grammaire  françoise,  1719,  p.  262.  —  a  Quand  je  le  vois  [le 
grammairien]  nous  prescrire  souvent  un  usage  contraire  à  celui 
de  la  Cour  et  de  toutes  les  personnes  du  grand  monde  ou  des 
gens  de  lettres  de  Paris...,  je  ne  puis  m'empêcher  de  m'écrier 
infelix  labor!  »  Destbntaines,  Jug.  ouvr.  nouv.,  II,  pp.  i45-i46. 
Cf.  la  série  des  témoignages  cités  par  Thurot  dans  sa  Prononcia- 
tion française,  I,  pp.  cu-ciu. 

(2)  Vrais  principes  de  la  langue  françoise,  l,  pp.  19-20. 


LES   VARIATIONS    DE   LA    DOCTRINE   DE   LUSAGE  iSq 

X.  force  de  se  frotter  au  marquis,  son  perpétuel  obligé,  le 
traitant  a  pris  peu  à  peu  ses  goûts,  ses  habitudes  et  jusqu'à 
ses  manières.  Il  est  instruit,  il  cultive  les  arts  et  les  protège. 
Hier  il  additionnait  des  chift'res,  aujourd'hui  il  écrit  des 
contes  badins  ou  compose  des  opéras.  Ses  fils  partagent  la 
vie  élégante  des  jeunes  nobles.  Son  hôtel,  dont  souvent  le 
luxe  éclipse  celui  des  maisons  princières,  s'ouvre  comme 
elles  à  la  foule  des  artistes  et  des  gens  de  lettres.  Sa  com- 
pagne, une  Geoffrin,  une  Dupin,  tient  salon  à  l'instar  de 
la  duchesse  ou  de  la  maréchale  ;  et,  comme  l'autorité  de  ces 
réunions  se  mesure  moins  peut-être  aux  quartiers  de  noblesse 
qu'on  y  rassemble  qu'à  la  somme  d'esprit  qu'on  y  dépense, 
on  voit  se  presser  chez  elle  la  foule  des  beaux  esprits  en 
quête  d'une  réputation  mondaine.  Après  avoir  si  bien  pro- 
fité de  ses  leçons,  pourquoi  M.  Jourdain  n'en  donnerait-il 
pas  à  son  tour  ?  Pourquoi  n'enseignerait-il  pas  le  bon  lan- 
gage au  même  titre  que  le  noble  Dorante  ?  Il  a  pris  rang 
parmi  les  «  honnêtes  gens  de  la  nation  »  dont  on  parle 
la  langue  et  parmi  lesquels  il  faut  comprendre,  suivant 
Dumarsais,  «  les  personnes  que  la  condition,  la  fortune  ou 
le  mérite  élèvent  au-dessus  du  vulgaire  et  qui  ont  l'esprit 
cultivé  par  la  lecture,  par  la  réflexion  et  par  le  commerce 
avec  d'autres  personnes  qui  ont  les  mêmes  avantages  »  (i). 
Cette  définition  du  bon  usage  de  la  langue  parlée  est  déjà 
bien  différente  de  celle  de  Vaugelas,  ne  disons  pas  plus  large, 
car,  à  y  regarder  de  près,  elle  enferme  cette  langue  dans  ses 
limites  traditionnelles,  la  bonne  société,  entre  lesquelles  seu- 
lement un  plus  grand  nombre  de  personnes  ont  pris  place.  A 

(i)  Encyclopédie,  art.  Construction.  —  Pour  désigner  les  repré- 
sentants du  bon  usage  de  la  langue  parlée,  on  emploie  diverses 
expressions  à  celle  époque,  toutes  plus  vagues  les  unes  que  les 
aulres  :  les  «  honnêtes  gens  »,  les  «  personnes  bien  élevées  », 
le  «.beau  monde  »,  ou  simplement  «  la  Sociélé  », 


i4o  l'esprit  du  programme 

envisager  la  question  non  plus  du  point  de  vue  géographique 
ou  social,  comme  nous  venons  de  le  faire,  mais  du  point  de 
vue  de  la  culture  générale  de  cette  société,  on  serait  amené 
par  contre  à  constater,  surtout  en  ce  qui  concerne  le  voca- 
bulaire, que  l'usage  de  la  langue  parlée  embrasse  un 
territoire  plus  vaste  au  dix-huitième  qu'au  dix-septième 
siècle.  Mais  la  formule  de  Vaugelas  qui  nous  sert  de  guide, 
ne  nous  permet  pas  d'envisager  ce  côté  de  la  question. 
D'ailleurs,  par  la  force  des  choses,  le  bon  usage  de  la 
langue  parlée  n'a  plus,  au  point  de  vue  où  nous  nous  plaçons, 
qu'une  importance  secondaire.  Il  ne  sert  qu'à  fixer  la  pro- 
nonciation et  le  vocabulaire  de  la  langue  usuelle.  Le  régime 
que  les  grammairiens  tentent  d'imposer  à  la  langue  écrite 
au  dix-huitième  siècle,  la  met  en  mesure  de  se  passer  à  peu 
près  complètement  des  services  de  la  langue  parlée. 


m 


Il  n'en  avait  pas  été  toujours  ainsi.  Malherbe  et  Vaugelas 
avaient,  l'un  après  l'autre,  posé  en  principe  que  la  langue 
écrite  doit  rester  dans  l'absolue  dépendance  de  la  langue 
parlée.  C'est  par  la  seconde  qu'ils  avaient  commencé  à 
épurer  la  première.  De  là  le  respect  qu'ils  témoignent  à  la 
langue  parlée  et  l'importance  qu'elle  prend  à  leurs  yeux. 
Mais  peu  à  peu,  par  une  conséquence  inévitable  du  système 
de  ces  deux  grands  puristes,  la  langue  écrite  se  dégage  de  la 
langue  parlée.  Cédant  à  l'action  combinée  des  grammairiens 
et  des  écrivains,  elle  s'érige  en  aristocratie,  c'est-à-dire  que, 
sans  sortir  des  limites  de  la  langue  parlée,  vraie  réserve  de 
sa  richesse  et  de  sa  force,  elle  s'élève  au-dessus  d'elle  et 
atteint  par  les  degrés  compliqués  d'une  sorte  de  hiérarchie 
verbale  —  le  mot  se  trouve  dans  le  Discours  de  Rivarol  —  le 


LES   VARIATIONS    DE   LA   DOCTRINE   DE   l'uSAGE  i4i 

rang  le  plus  élevé  auquel  une  langue  puisse  prétendre.  Au 
bas  de  Téchelle,  comme  une  sorte  de  classe  intermédiaire 
entre  les  proscrits  et  les  réprouvés  d'une  part,  et  les  grands 
seigneurs  de  l'autre,  la  langue  parlée  ne  vit  plus  sur  un  pied 
d'entière  égalité  qu'avec  les  dernières  couches  de  la  langue 
écrite.  Cette  sélection  rigoureuse  devait  finir  par  changer 
l'oi'dre  de  préséance  en  faveur  de  la  langue  écrite  faite  de 
matériaux  plus  délicats  que  l'autre.  Voltaire  est  d'avis  qu'un 
écrivain  digne  de  ce  nom  n'emploie  pas,  dans  une  tragé- 
die, «  le  ton  de  la  conversation  fj^milière  dans  laquelle  on  se 
permet  beaucoup  d'impropriétés  et  souvent  des  solécismes  et 
des  barbarismes  w  (i).  Et  l'abbé  d'Olivet  sait  bien  qu'a  autre 
chose  est  de  parler  ou  d'écrire  ;  car  si  l'on  veut  s'arrêter 
aux  licences  de  la  conversation,  c'est  le  vrai  moyen  d'estro- 
pier la  langue  à  tout  moment  »  (2). 

Qu'est-ce  donc  qui,  en  dehors  de  la  conversation  des  gens 
de  goût,  maintiendra  la  langue  dans  son  état  de  pureté 
avec  ses  nuances  de  style  soigneusement  distinguées?  Qui 
servira  de  guide  pour  lixer  le  vocabulaire  des  dilférents 
genres  et  les  finesses  d'une  syntaxe  parvenue  au  dernier 
degré  du  perfectionnement? 

Les  chefs-d'œuvre  des  bons  auteurs  :  il  n'y  a  là-dessus 
qu'un  cri.  Les  grands  écrivains  sont  les  véritables  maîtres 
de  la  langue.  La  raison  en  est  simple  :  ce  sont  eux  qui  l'ont 
faite  ce  qu'elle  est.  Nulle  époque  n  a  insisté  sur  cette  idée 
avec  autant  de   complaisance  que   le  dix-huitième   siècle. 

(1)  Remarques  sur  Nicomède,  acte  II,  se.  I  (O.  XXXII, 
p..  108). 

(2)  Remarques  sur  la  langue  françoise,  1767,  p.  247.  Vaugelas 
avait  écrit  déjà  :  «  Tout  ce  qui  est  bon  à  écrire,  est  bon  à  dire  : 
mais  tout  ce  qui  se  peut  dire,  ne  se  doit  pas  écrire.  »  D'Olivet 
s'empresse  de  recueillir  cette  parole  dans  ses  Remarques  sur 
Racine,  1738,  p.  18. 


i42  l'esprit  du  programme 

Déjà,  l'auteur  du  Discours  sur  les  progrès  de  la  langue 
françoise  présenté  à  l'Académie  en  17 lo,  admet  que  «  c'eût 
été  peu  de  la  rendre  [cette  langue]  parfaite  par  des  règles 
sujettes  aux  caprices  des  hommes,  si  les  mêmes  génies 
auteurs  des  règles  [entendez  les  membres  de  T Académie 
française]  ne  les  avaient  rendues  immuables  par  la  pratique  ; 
je  veux  dire,  par  des  ouvrages  dont  la  solidité  et  l'excel- 
lence ne  permettront  plus  qu'on  change  rien  à  la  langue  de 
laquelle  ils  se  sont  servis  »  (i).  L'académicien  de  Soissons 
responsable  de  ces  lignes  prend  encore  en  considération  le 
rôle  des  grammairiens.  Louis  Racine  et  Fréron  le  réduisent 
à  rien.  «  Notre  langue,  afïirme  le  premier,  a  été  portée  et 
fixée  à  son  point  de  perfection,  et  par  nos  grands  poètes,  et 
par  de  graves  et  solides  écrivains...  M.  Pascal,  M.  Nicole, 
le  P.  Malebranche  et  M.  Rollin  n'ont  pas  appris  la  langue 
ni  dans  les  réflexions  des  puristes,  ni  dans  l'usage  de  ce  qu'on 
appelle  le  beau  monde  qu'ils  ne  fréquentaient  point,  ni 
dans  l'Académie  dont  ils  n'étaient  pas.  Mais  comme  ils  pen- 
saient mieux  que  d'autres,  ils  s'exprimaient  mieux  que 
d'autres.  L'habileté  à  manier  sa  langue  est  le  fruit,  non  pas 
de  l'étude,  mais  du  génie.  Quiconque  conçoit  profondément 
et  écrit  ce  qu'il  possède  bien,  les  tours  et  les  expressions 
viennent  sous  sa  plume  (12).  »  De  son  côté,  Fréron  conteste 
à  l'abbé  Arnaud  le  droit  de  dire,  comme  il  l'a  fait  dans  son 
discours  de  réception,  que  l'Académie  a  fixé  le  caractère  de 
la  langue  en  l'épurant  et  en  l'ordonnant,  a  Ceux  qui  ont 
épuré,  ordonné,  fixé  le  caractère  de  notre  langue,  sont  nos 
bons  écrivains  dont  l'Académie  a  eu  l'honneur  de  compter 
quelques-uns  au  nombre  de  ses  membres  (3).  »  Dépouillez 
cette  observation  de  ce  qu'elle  a  de  volontairement  désobli- 

(i)  Recueil  de  plusieurs  pièces. . .  pour  l'année  171 1,  p.  167. 

(2)  Réflexions  sur  la  poésie  (O.  II,  p.  219). 

(3)  Année  littéraire,  1771,  III,  p.  212, 


LES    VARIATIONS   DE   LA    DOCTRINE   DE   l'USAGE  i43 

géant  pour  les  Quarante,  c'est  un  des  thèmes  favoris  de  leurs 
discours  (i).  Elle  peut  être  rangée  parmi  les  lieux  communs 
de  l'époque.  «  Ne  vous  semble-t-il  pas,  monsieur,  que  Racine, 
Pascal,  Bossuet  et  quelques  autres  ont  créé  la  langue 
française  ?  »  écrit  un  jour  Vauvenargues  à  Voltaire  (2). 
Diderot  le  confirme  :  selon  lui.  «  chez  toutes  les  nations, 
la  langue  a  dû  ses  progrès  aux  premiers  génies  ;  c'était 
le  résultat  des  efibrts  qu'ils  faisaient  pour  rendre  forte- 
ment leurs  pensées.  C'est  Rabelais,  Marot,  Malherbe, 
Pascal  et  Racine  qui  ont  conduit  celle  que  nous  parlons  au 
point  où  elle  -est  (3).  » 

On  va  plus  loin  :  on  en  vient  à  penser  que  les  langues 
n'ont  pas  de  caractère  propre  en  dehors  de  leur  littérature, 
en  d'autres  termes  qu'elles  n'ont  pas  d'autre  génie  que  celui 
des  grands  écrivains.  Cette  théorie  est  déjà  comme  ébauchée 
dans  le  discours  de  réception  de  La  Motte  à  l'Académie 
française  (8  février  1710)  (4).  Beaucoup  plus  tard  (9  mai 
1^46)'  Voltaire  s'en  fait  le  champion  dans  des  ciixîonstances 

(1)  Voyez  par  exemple  celui  du  philologue  Sainle-Palaye 
(26  juin  17Ô8)  :«  Ainsi,  pendant  que  Louis  XIV  affermissait  le 
pouvoir  suprême  relevé  par  Lous  XI,  Pellisson,  Racine  et  Flé- 
chier  faisaient  voir  dans  sa  perfection  une  langue  qui,  sous  la 
plume  de  Gommines,  sortait  à  peine  de  l'enfance.  » 

(2)  Lettre  du  22  avril  174^  dans  les  Œui>res  de  Voltaire, 
XXXVI,  p.  206. 

(3)  Flan  d'une  Université,  1770  (Q.  111,  pp.  467-468). 

(4)  «  On  ne  dira  plus  simplement,  comme  on  l'a  dit  jusqu  ici, 
que  chaque  langue  a  ses  beautés  différentes  et  que  le  génie  parti- 
culier de  la  nôtre,  est  l'ordre,  la  netteté  et  la  justesse.  Vous  le 
sçavez  mieux  que  moi.  Messieurs,  les  langues  n'ont  point  de 
génie  par  elles-mêmes  ;  ce  sont  les  écrivains  célèbres  qui,  par 
l'usage  diffèrent  qu'ils  en  font,  établissent  ces  préventions  confu- 
ses, à  qui,  dans  la  suite,  on  laisse  usurper  le  nom  de  principes.  » 
Recueil  de  plusieurs  pièces...  pour  l'année  1711,  pp.  179-180. 


i44  l'esprit  du  programme 

identiques  (i),  et  après  lui  c'est  presque  une  tradition  parmi 
les  récipiendaires  d'en  orner  leur  discours.  «  La  langue  Iran- 
çaise,  dit  à  son  tour  Duclos  en  prenant  séance  (26  janvier 
1^47).  élevée  dans  Corneille,  élégante  dans  Racine,  exacte 
dans  Boileau,  facile  dans  Quinault,  naïve  dans  La  Fontaine, 
forte  dans  Bossuet  sublime  aussi  souvent  qu'il  est  possible 
aux  hommes  de  l'être,  prouve  assez  que  les  langues  n'ont 
que  le  génie  de  ceux  qui  les  emploient  (2).  »  L'abbé  Delille 
accueillant  Lemierre  (21  janvier  i;;8i)  n'hésitera  pas  à 
s'écrier  devant  l'Académie  assemblée  :  a  Ne  dites  pas  ;  voilà 
la  langue  de  ce  peuple,  de  cette  nation  ;  dites  :  voilà  la 
langue  de  ce  poète,  de  cet  orateur  (3).  » 

En  dehors  de  l'Académie,  cette  idée  compte  aussi  des 
partisans  qui  lui  font  honneur.   L'abbé  Prévost,  pour  l'avoir 

(i)  «  Et  quand  je  dis  ici,  Messieurs,  que  ce  sont  les  grands 
poètes  qui  ont  déterminé  le  génie  des  langues,  je  n'avance  rien 
qui  ne  soit  connu  de  vous...  »  (O.  XXlll,  p.  208,) 

(2)  Œuvres,  1,  p.  cxxx, 

(3)  Œuvres  de  Le  Mierre,  Paris,  1810,  in-8»,  I,  p.  17.  Gha- 
banon  dans  son  discoui's  (20  janvier  1780),  Paris,  1780,  in-4", 
p.  14,  est  un  peu  moins  tranchant  :  «  Que  de  doutes  à  proposer 
sur  le  caractère  des  langues,  sur  leur  point  de  perfection  !  et  dans 
d  autres  moments,  combien  j'airaerois,  Messieurs,  à  les  soumettre 
à  votre  décision  !  Je  vous  demanderois  si  vous  reconnoissez  à 
notre  langue  un  caractère  propre  de  force  ou  de  douceur,  de 
circonspection  ou  d'audace,  de  longueur  ou  de  brièveté,  que  le 
génie  puissant  d'un  grand  écrivain  ne  puisse  pas  avec  succès 
contredire.  Peut-être  l'usage  le  plus  habituel  que  l'on  fait  d'une 
langue  détermine  le  caractère  qu'on  lui  attribue,  peut-être  la 
nôtre  ne  nous  semble  inférieure  à  l'élévation  du  genre  épique, 
que  parce  qu'on  l'a  consacrée  au  tliéâtre  plus  qu'à  l'épopée  et 
que  les  formes  simples  du  dialogue  n'atteignent  pas  à  la  hauteur 
du  style  épique.  » 


LES   VARIATIONS   DE   LA    DOCTRINE   DE   l'USAGE  i45 

soutenue,  en  termes  mesurés  pourtant,  dans  le  Journal  des 
Etrangers  (i),  s'attire  une  verte  réplique  de  la  Correspon- 
dance littéraire  de  Grim^n.  Elle  lui  fait  observer  —  très  jus- 
tement d'ailleurs,car  c'était  là  le  nœud  de  la  question  —  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  (c  le  génie  de  la  langue  et  son  méca- 
nisme avec  le  tour  qu'elle  prend  sous  la  plume  d'un  homme 
de  génie  et  en  général  de  tous  ceux  qui  l'écrivent  »  (2). 
Bien  des  années  plus  tard  cependant,  la  Correspondance 
paiera  son  léger  tribut  aux  idées  du  jour  et  admettra  sans 
difliculté  qu'un  seul  homme  supérieur  peut  «  influer  prodi- 
gieusement sur  le  génie  de  sa  langue  »  (3). 

L'importance  de  l'action  des  écrivains  dans  le  perfection- 
nement d'une  langue  étant  aussi  généralement  reconnue, 
on  est  surpris  qu'  il  se  soit  alors  trouvé  tant  de  gens  pour 
vouloir  l'enchaîner.  Si  les  orateurs  et  les  poètes  étaient 
véritablement  les  artisans  des  beautés  de  la  langue,  que  ne 
les  laissait-on  accomplir  en  paix  leur  œuvre  sans  leur  rogner 
les  ailes?  Aussi  bien  Marmontel  n'a-t-il  pas  manqué  de  se  ser- 
vir de  cet  argument  dans  son  Discours  sur  l'usage,  en  ijBo, 
Mais  les  vrais  puristes  ne  l'entendaient  pas  de  cette  manière. 
Four  eux,  avons-nous  dit,  la  perfection  de  la  langue  était 

(i)  Janvier  1705,  p.  g  :  «  Les  langues  comme  les  arts,  y  est-il 
dit,  n'ont  point  de  bornes  connues.  S'il  est  vrai  qu'elles  prennent 
le  caractère  de  ceux  qui  les  parlent,  elles  doivent  s'élever  avec 
les  hommes  de  génie  :  témoin  la  langue  française  qui  doit  peut- 
être  sa  force  et  sa  majesté  au  grand  Corneille.  » 

(2)  Correspondance  littéraire,  i5  janvier  1706  (II,  pp.  4^8 
etsq.). 

(3)  Ibid.,  juin  1774  (X,  p.  446)-  La  Correspondance  n'en  con- 
tinue pas  moins  à  professer  qu'il  y  a  un  génie  original  auquel  la 
langue  «  est  foncièrement  soumise.  Des  esprits  audacieux  peu- 
vent le  dompter  quelquefois,  mais  on  ne  saurait  le  subjuguer 
tout  à  fait  qu'en  détruisant  la  puissance  môme  dont  il  est  l'âme 
et  le  principe  ». 

F.  —  10. 


i46  l'esprit  du  programme 

chose  accomplie  :  il  n'y  avait  plus  à  y  revenir.  Après  avoir 
façonné  le  langage,  les  gi^ands  écrivains  l'avaient  définitive- 
ment fixé  ;  ils  n'en  étaient  même  plus  les  maîtres  que  de  cette 
façon,  c'est-à-dire  que  le  pouvoir  concédé  aux  écrivains  du 
passé,  était,  par  cela  même,  ôté  d'avance  aux  écrivains  à 
venir.  On  s'explique  ainsi  que  les  idées  dont  nous  venons  de 
rendre  compte,  inoffensives  en  d'autres  circonstances,  pèsent 
alors  d'un  poids  considérable  sur  la  langue  dont  elles 
préparent  l'assujettissement.  La  formule  encore  si  souple  de 
Vaugelas,  les  bons  auteurs  du  temps,  se  fige  pour  ainsi  dire 
au  dix-huitième  siècle  et  devient  en  réalité  celle-ci  :  les  bons 
auteurs  du  temps  où  la  langue  est  arrivée  à  sa  perfection. 

Quel  est  ce  temps  ?  Voltaire  le  fait  commencer  à  la 
publication  des  Lettres  provinciales,  en  i656  (i),  et,  bien 
qu'autour  de  lui  on  se  contente  souvent  d'une  date  plus 
vague,  celle-ci  a  été  depuis  lors  généralement  adoptée  (2). 
A  la  vérité,  les  bons  auteurs  n'ont  pas  manqué  avant  l'appa- 
rition du  chef-d'œuvre  de  Pascal  ;  Malherbe,  Racan,  Balzac, 

(1)  Voyez  le  Siècle  de  Louis  XIV  (O.  XIV,  p.  54i),  Diction- 
naire philosophique,  à  l'art.  Style  {O.  XX,  p.  4^7)i  ^^  lettre  au 
duc  de  la  Vallière,  1761  (O.  XLI,  p.  281),  etc.,  etc. 

(2)  Cf.  Palissot  {Mémoires,  i8o3.  II,  p.  241),  M.  J.  Chénier 
{Obs.  sur  le  projet  d^un  nouv.  dictionnaire  de  la  langue  française 
dans  les  Œuvres,  1820,  in-8",  IV,  p.  254)  ^^  F-  de  Neutchâleau 
(Essai  sur  la  langue  françoise,  1818,  in-8",  p.  vui).  «  Corneille, 
Balzac  et  Voiture,  dit  déjà  Desfontaines  (Jug.  ouvr.  nouv.,  II, 
p.  37)  n'ont  vieilli  que  pour  quelques  mots,  parce  que  la  langue 
n'a  bien  été  formée  que  depuis  eux  par  les  élégans  écrivains  de 
P[ort]  R[oj-al],  de  l'Académie  françoise  et  autres.  »  Dans  son 
Éloge  de  Pascal  (en  tête  de  l'édition  des  Pensées,  Londres,  1776, 
in-8°,  pp.  34-35),  Gondorcel  observe  que  «  lorsque  les  Provinciales 
parurent.  Descartes  était  le  seul  qui  eût  écrit  en  français  d'un 
style  à  la  fois  naturel  et  noble.  Pascal  joignit  au  même  mérite 
celui  de  la  finesse  et  d'une  correction  dont  il  a  été  le  premier  et 
pendant  longtemps  l'unique  modèle.  » 


LES    VARIATIONS   DE   LA    DOCTRINE   DE   l'USAGE  i47 

Voiture,  Corneille  en  témoigneraient  au  besoin.  Mais  leur 
rôle  fut  de  hâter  les  progrès  de  la  langue  française.  A  partir 
des  Provinciales  seulement,  celle-ci  peut  se  flatter  d'avoir 
atteint  sa  perfection.  Alors  Saint-Réal  «  écrit  l'histoire  d'un 
stj'le  convenable  »,  alors  Pellisson  trouve  «  le  vrai  style 
de  l'éloquence  cicéronienne  »,  alors  Bossuet  obtient  un 
succès  pareil  dans  l'oraison  funèbre,  Molière  dans  la  comédie, 
La  Fontaine  dans  la  fable,  Boileau  dans  la  satire  et  l'épître, 
Racine  dans  la  tragédie.  L'épopée  seule  doit  attendre  encore 
jusqu'à  ce  que  Voltaire  l'ait  dotée  d'un  chef-d'œuvre  avec  sa 
Henriade.  Cela  revient  à  dire  que  la  langue  française  a  été 
fixée  par  les  grands  écrivains  du  règne  de  Louis  XIV 
auxquels  ceux  du  règne  de  Louis  XIII  ont  préparé  les  voies. 
Là  comme  ailleurs,  «  l'influence  de  ce  beau  siècle  a  tout 
préparé  avant  Louis  XIV  et  tout  fini  sous  lui  »  (i).  Écoutez 
l'histoire  de  la  langue  racontée  par  Voltaire  :  «  —  Ronsard 
gâta  la  langue  en  transportant  dans  la  poésie  française  les 
composés  grecs  dont  se  servaient  les  philosophes  et  les 
médecins.  Malherbe  répara  un  peu  le  tort  de  Ronsard.  La 
langue  devint  plus  noble  et  plus  harmonieuse  par  l'établis- 
sement de  TAcadémie  française  et  acquit  enfin,  dans  le 
siècle  de  Louis  XIV,  la  perfection  où  elle  pouvait  être  portée 
dans  tous  les  genres  (2).  »  Ecoutez  Louis  Racine  :  «  Les 
grands  hommes  qui  écrivirent  soit  en  prose,  soit  en  vers, 
sous  le  règne  de  Louis  XIV,  achevèrent  de  perfectionner  la 
langue  française  (3).  »  Écoutez  Rivarol  :  «  A  cette  époque 

(i)  Voltaire,  lettre  à  d'Argental,  r'  avril  1762(0.  XXXVII, 

P-  399)- 

(2)  Dictionnaire  philosophique,  art.  Français  (O.  XIX, 
p.  184).  «  La  langue,  lit-on  dans  le  Précis  du  Siècle  de  Loui^  XV, 
lut  portée  sous  Louis  XLV  au  plus  haut  point  de  perfection  dans 
tous  les  genres. . .  »  (O.  XV,  pp.  434-435). 

(3)  De  la  poésie  naturelle  dans  les  Mém.  de  l'Acad.  des  Ins. 
et  B.-L.,  XV,  p.  200  (4  septembre  1739). 


i48  l'esprit  du  programme 

[c'est-à-dire  à  partir  du  cardinal  de  Richelieu],  une  foule  de 
génies  vigoureux  entrèrent  à  la  fois  dans  la  langue  fran- 
çaise et  lui  firent  parcourir  rapidement  tous  ses  périodes, 
de  Voiture  jusqu'à  Pascal  et  de  Racan  jusqu'à  Boileau  (i).  » 
Les  grands  écrivains  de  l'époque  de  Louis  XIV  sont 
donc  autant  de  bornes  auxquelles  il  faut  s'arrêter.  Ils 
ont  cloué  la  langue  à  eux  selon  l'énergique  et  pittoresque 
expression  que  Thomas  emprunte  au  style  de  Montaigne  (2). 
Ce  sont  eux  en  conséquence  qui  serviront  de  modèles  pour 
bien  écrire.  Le  trente-deuxième  chapitre  du  Siècle  de  Louis 
XIV,  n'a  pas,  on  s'en  souvient,  d'autre  conclusion  :  «  Les 
grands  hommes  du  siècle  passé  ont  enseigné  à  penser  et  à 
parler  (3).  »  Ce  principe,  à  la  vérité,  souft're  quelque  tempé- 
rament. Les  écrivains  du  dix-huitième  siècle  ne  sont  pas 
inexorablement  exclus  de  la  liste  des  autorités  que  l'on  con- 
sulte en  matière  de  langage.  Voltaire  dit  quelque  part  : 
((  Les  bons  auteurs  du  dix-septième  et  du  dix-huitième  siècle 
serviront  toujours  de  modèles  (4).  ))  Et  sans  doute,  il  plaide 
un  peu  pi'o  domo.  Mais  qu'importe,  s'il  a  raison  dans  la 
pratique  et  si,  d'autre  part,  en  se  rangeant  sans  façon  lui- 
même  à  diverses  reprises  parmi  les  classiques  de  la  langue 
française  (5),  il  a  eu  conscience  qu'il  était  de  leur  lignée, 
c'est-à-dire  qu'il  confirmait  leur  enseignement  par  son 
exemple.  Pour  lui  en  eflet,  comme  pour  ses  contemporains, 
les  chefs-d'œuvre  de  la  littérature  du  dix-huitième  siècle  ne  le 
sont  que  dans  la  mesure  où  ils  se  rapprochent  de  ceux  du 
règne  de  Louis  XIV  ;  à  travers  ces  chefs-d'œuvre  par  consé- 
quent, ce  sont  encore  les  écrivains  du  grand  siècle  qui  dictent 

(i)  De  l'universalité  de  la  langue  française,  1784,  in-8°,  p.  37. 

(2)  De  la  langue  poétique  {O.  IV,  pp.  343-344)- 

(3)  Œuvres  de  Voltaire,  XIV,  p.  552. 

(4)  Dictionnaire  philosophique,  a.rt.  Français  {O.XIX,  p.  i85). 

(5)  Notamment  dans  la  Connaissance  des  bautez. 


LES   VARIATIONS   DE   LA    DOCTRINK    DE   l'uSAGE  i49 

la  loi.  Mais  il  vaut  naturellement  toujours  mieux  remonter 
à  la  source,  si  l'on  veut  disposer  d'une  information  parfai- 
tement authentique. 

Rencontrez-vous  sur  votre  chemin  l'expression  avoir  trait, 
vous  la  condamnerez,  vous  rappelant  que  Voiture,  Pellisson, 
Boileau,  Racine  l'ont  ignorée  (i).  Interrogez  ces  auteurs  et 
avec  eux  Fléchier,  Bossuet,  Massillon,  Fénelon,  Quinault, 
Molière  même  et  La  Fontaine  :  ils  vous  répondront  qu'on 
n'emploie  le  terme  vis-à-vis  «  que  pour  exprimer  une  position 
de  lieu  »  (2).  Inversement,  comment  peut-on  blâmer  Crébillon 
d'avoir  écrit  :  «  fais-toi  d'autres  vertus  »,  puisque  Racine  a 
dit  dans  Britannicus  : 

Qui,  dans  l'obscurité  nourrissant  sa  douleur, 
S'est  fait  une  vertu  conforme  à  son  malheur  (3). 

Voulez-vous  reprocher  à  d'Alembert  d'avoir  employé  l'ex- 
pression de  vaste  silence  dans  sa  traduction  de  Tacite  ?  Il 
vous  rappellera  qu'elle  se  trouve  dans  La  Fontaine  (4).  Et 
si  d'aventure  quelque  grammairien  épris  de  simplification 
à  outrance  propose  de  décréter  que  les  participes  passé 
seront  indéclinables,  il  n'y  a  pas  de  meilleure  réponse  à  lui 
faire  que  celle  de  V Année  littéraire  :  «  Le  mot  aimé  dans /"ai 
aimé  est  quelquefois  déclinable,  quelquefois  indéclinable. .  . 
voilà  notre  langue,  la  langue  de  Bossuet,  de  Fénelon,  de  Flé- 
chier, de  Boileau,  de  Racine  et  du  Rousseau  qui  restera  (5).  » 

(i)  Dictionnaire  philosophique,  art.  Langue  française  (O. 
XIX,  p.  190). 

(2)  Ibid.  (O.  XlX,  pp.  190-191). 

(3)  Ibid.  (O.  XIX,  p.  193). 

(4)  Journal  encyclopédique,  1761,  III,  i""»  partie,  pp.  118  et  sq. 

(5)  Année  littéraire,  1769,  II,  p.  297. 


l5o  l' ESPRIT    DU   PROGRAMME 


IV 


Est-ce  à  dire  que  l'autorité  des  modèles  soit  infaillible  ? 
Assurément  non  ;  sur  ce  point  tout  le  monde  est  plus  ou 
moins  d'accord  au  dix-huitième  siècle  (i).  C'est  même  l'argu- 
ment principal  que  Moncrif  oppose  à  ceux  qui  prétendent 
fixer  la  langue  au  moyen  des  auteurs  classiques.  Ceux-ci, 
fait-il  observer,  finiraient  par  accréditer  les  fautes  qui  se 
trouvent  dans  leurs  ouvrages  (2).  Aux  yeux  des  puristes, 
l'obstacle  n  est  pas  insurmontable  ;  ils  ne  l'en  ont  pas  moins 
vu.  ((  Avons-nous  dans  les  productions  de  notre  littérature, 
se  demande  d'Açarq,  quelqu' ouvrage  canonique  ou  qui  puisse 
servir  de  règle  infaillible  et  de  loi  inviolable  par  rapport  à 
notre  langue,  norma  loquendi  ?  »  Après  avoir  examiné  avec 
tous  les  scrupules  du  grammairien  le  plus  pédant  qu'ait 
produit  le  dix-huitième  siècle,  la  langue  à'Athalie  et  de 
Phèdre,  d'Electre  et  de  Rhadamiste,  de  Zaïre  et  de  Mérope, 
il  conclut  en  citant  ce  vers  d'Horace  : 

...  et  idem 
Indigner  quandoque  bonus  dormitat  Homerus  (3). 

(i)  Différence  capitale,  il  est  bon  de  l'observer,  entre  les  clas- 
siques français  et  les  classiques  italiens. 

(li)  Dissertation,  qu'on  ne  peut  ni  ne  doit  fixer  une  lang-ue 
vivante  (1742),  dans  les  Œuvres  de  Moncrif,  Paris,  1768,  in-12,  II, 
pp.  71-73. 

(3)  Observations  sur  Boileau,  etc.,  1770,  p.  102.  Gf.  les  Obser- 
vations sur  la  littérature  à  Monsieur***,  Amst.  et  Paris,] 774, in-S", 
p.  129  :  «  On  trouve  dans  les  plus  grands  orateurs  du  siècle  pré- 
cédent de  petites  taches,  des  négligences,  quelquefois  des  anti- 
thèses affectées  ou  des  phrases  obscures,  ou  même  des  discours 
médiocres  ;  dans  les  auteurs  dramatiques, quelques  pièces  qui  man- 
quent ou  par  le  nœud,  ou  par  le  dénouement,  ou  par  le  style  ..  » 


LES    VARIATIONS   DE   LA    DOCTRINE   DE   l'USAGE  i5i 

La  même  opération  pratiquée  avec  autant  de  soin,  mais 
un  peu  plus  de  bon  sens  sur  les  théâtres  de  Racine  et  de 
Corneille,  impose  à  d'Olivet  et  à  Voltaire  une  constatation 
identique.  La  perfection  des  bons  auteurs  consiste  en  ce 
que  leurs  écrits  présentent  moins  de  taches  que  les  autres. 
«  Nous  avons,  dit  Voltaire,  trouvé  très  peu  de  fautes  contre 
la  pureté  de  la  langue  dans  Racine,  dans  Boileau,  dans 
Pascal  (i).  »  Mais  encore  y  en  a-t-il.  L'enseignement  des 
modèles  ne  saurait  donc  être  admis  que  sous  certaines 
réserves.  Lesquelles  ? 

Sans  doute,  comme  l'observe  Duclos,  «  les  auteurs  de 
génie  doivent  ralentir  les  révolutions  du  langage  :  on  adopte 
et  l'on  conserve  longtemps  les  expressions  de  ceux  dont  on 
admire  les  idées  »  (a).  Cela  même  est  un  des  principaux 
avantages  que  l'on  attend  de  l'institution  des  auteurs  clas- 
siques. Leur  autorité,  écrit  Desfontaines,  «  garantira  de  la 
vieillesse  et  de  l'oubli  les  termes  et  les  tours  qu'ils  auront 
employés.  Elle  préservera  notre  langue  des  pertes  qu'elle 
pourrait  essuyer  si  on  venait  à  abolir  des  expressions  cen- 
surées dans  les  écrivains  originaux  »  (3).  Ce  pouvoir  ne 
peut  pourtant  pas  aller  jusqu'à  suspendre  entièrement  la 
fuite  de  l'usage.  Le  même  Desfontaines  l'avait  si  bien  reconnu 
qu'il  a  recours  à  cet  argument  dans  sa  grande  querelle 
avec  l'abbé  d'Olivet.  Pour  avoir  en  français  des  auteurs 
classiques,  conformément  au  souhait  de  Boileau,  «  il  fau- 
drait, fait-il  observer,  que  la  langue  fût  tellement  fixée 
qu'un  ouvrage  déclaré  en  un  certain  temps  exempt  de  fautes 
de  style,  ne  pût  pas  au  bout  de  cinquante  ans  renfermer  des 
locutions  surannées  »  (4).  Or,  on  aura  beau  soutenir,  comme 

(i)  Lettre  à  FrédéricII,i9  avril  i;49(0.  XXXVII,  pp.  i3). 

(2)  Discours  de  réception  à  V Académie  française,  1^47  (O. 
I,  p.  cxxxi). 

(3)  /«g-,  ouvr.  nouv.,  II,  p.  37. 

(4)  Racine  vengé,  1739,  p.  2. 


i52  l'esprit  du  programme 

l'abbé  d'Olivet,  que  Racine,  le  plus  pur  des  écrivains  du 
siècle  de  Louis  XIV,  est  aussi  l'écrivain  qui  présente  le  moins 
de  mots  et  de  tours  vieillis  :  cela  n'empêche  pas  qu'en  cher- 
chant avec  soin,  on  en  découvre  jusque  dans  ses  plus  beaux 
ouvrages  (i).  Que  sera-ce  si  l'on  examine  des  auteurs  moins 
parfaits,  Corneille  ou  La  Fontaine  par  exemple?  Plus  on 
avance  dans  le  siècle,  plus  cet  inconvénient  saute  aux  yeux  : 
«  Les  étrangers,  écrit  Court  de  Gébelin  en  1778,  auront  sans 
doute  peine  à  croire  que  Corneille,  Molière  et  nombre 
d'écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV  sont  remplis  de  mots 
absolument  hors  d'usage  et  dont  on  ne  peut  plus  se  ser- 
vir (2).  »  Un  peu  plus  tard,  Féraud  constate  en  renchérissant 
qu'((  il  est  une  foule,  non  seulement  de  termes  et  de  mots, 
mais  de  manières  de  parler,  de  régimes,  de  constructions  en 
usage  dans  le  siècle  passé,  qui  sont  surannés  aujourd'hui  ; 
et  l'on  en  rencontre  plus  qu'on  ne  pourrait  penser  dans  nos 
plus  grands  écrivains  et  dans  ceux-là  même  qu'on  regarde 
comme  classiques  »  (3).  Féraud  n'exagère  pas  ;  on  peut 
même  ajouter  qu'un  très  grand  nombre  de  fautes  repro- 
chées par  les  puristes  du  dix-huitième  siècle  aux  grands 
écrivains  du  dix-septième,  n'étaient  alors,  à  tout  prendre, 
que  des  archaïsmes  (4). 

Inversement,  il  est  une  autre  catégorie  de  taches  dont 
par  ignorance  ou  par  légèreté,  ils  ont  exagéré  l'importance. 

(i)  Voyez  les  archaïsmes  relevés  dans  Racine  par  d'Olivet 
dans  ses  Remarques  sur  Racine,  n^^  I  à  XIX  (classement  de 
l'édition  de  i']6'^.  Remarques  sur  la  langue  françoise,  pp.  257-284). 

(2)  Monde  primitif ,  Y,  p.  xciv. 

('3)  Dictionnaire  critique,  I,  p.  i. 

(4)  A  côté  des  expressions  et  des  tours  usités  de  leur  temps 
et  qui  se  sont  usés  par  la  suite,  il  faut  tenir  compte  des  cas  très 
nombreux  où  l'on  pouvait  eucore  hésiter  au  dix-septième  siècle. 
L'usage,  en  se  fixant  depuis  lors  d'après  le  plus  grand  nombre 
d'exemples,  a  rejeté  les  autres  au  nombre  des  archaïsmes. 


LES   VARIATIONS   DE   LA    DOCTRINE   DE   l'uSAGE  i53 

11  s'agit  des  fautes  qui  doivent  être  portées  au  compte  de  la 
négligence  ou  de  la  maladresse  de  l'écrivain,  ou,  comme 
ils  disent  volontiers  en  empruntant  un  vers  d'Horace  (les 
axiomes  poétiques  d'Horace  interviennent  fréquemment 
dans  ces  discussions)  : 

. .  .quas  aut  incuria  fudit, 
Aut  humana  parum  cavit  natura. . . 

Les  plus  grands  génies  sont  sujets  à  ces  faiblesses  ;  aucun 
n'est  impeccable  au  point  de  ne  laisser  passer  aucune  faute 
contre  la  langue.  Admettons  même  qu'à  cet  égard  les  bons 
poètes  prêtent  moins  le  flanc  à  la  critique  que  les  bons  pro- 
sateurs (i).  H  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'ils  l'y  prêtent  aussi 
et  que  Boileau,  le  parfait  Boileau,  a  laissé  imprimer  et  réim- 
primer plusieurs  fois  son  Art  poétique  avec  ce  vers  : 

Que  votre  âme  et  vos  mœurs  peints  dans  tous  vos  ouvrages  (2). 

La  langue  de  Racine  même  ne  paraîtra  pas  inattaquable, 
surtout  si  l'on  se  souvient,  comme  son  fils  nous  y  exhorte, 
que  l'auteur  n'a  pas  mis  la  dernière  main  à  son  œuvre  (3). 

Jusqu'ici  en  somme  nulle  dilïiculté  :  imputable  à  l'écri- 
vain ou  à  son  époque,  l'erreur  est  manifeste.  C'est  à  peine  si 
elle  présente  un  danger  sérieux  ;  en  efl'et,  rien  ne  la  défend 
contre  la  foule  des  exemples  contraires  disséminés  dans  les 
œuvres  du  même  auteur  ou  dans  celles  de  ses  pairs.  En 
pareil  cas,  on  sait  bien  que  (f  l'esprit  des  grands  écrivains 
doit  se  chercher  non  dans  un  passage    seul    qui  pourrait 

(1)  C'est  l'opinion  de  Voltaire  et  de  l'abbé  d'Olivet.  Nous 
reviendrons  sur  ce  point  dans  le  chapitre  suivant. 

(2)  Exemple  cité  par  L.  Racine,  Réflexiona  sur  la  poésie, 
chap.  111,  art.  2d  (O.  II,  p.  228)  et  d'Olivet,  Remarques  sur  la 
langue  française,  1767,  p.  3oi. 

(3)  Voyez  la  Lettre  de  Louis  Racine  à  d'Olivet,  i*""  mai  1738, 
Paris,  1828,  imp.  Didot,  in-80,  p.  5. 


i54  l'esphit  du  programme 

n'être  qu'une  faute  d'impression ,  mais  dans  l'usage  constant 
et  uniforme  auquel  nous  les  voyons  attachés  partout  ail- 
leurs ))  (i).  Ce  qui  est  autrement  redoutable  que  la  mala- 
dresse de  l'écrivain  ou  son  ignorance,  c'est  son  génie,  autre 
ment  dit  l'autorité  qu'il  prête,  en  les  employant  à  propos,  à 
des  expressions  ou  à  des  tours  irréguliers,  mais  qu'il  intro- 
duit ainsi  de  force  dans  la  langue,  en  dépit  de  la  grammaire. 
Qui  oserait  condamner  le  fameux  vers  de  Racine  : 

Je  t'aimais  inconstant;  qu'aurais-je  fait  fidèle  ?  (2) 

Il  est  beau  malgré  son  ellipse  audacieuse  et  peut-être  même 
à  cause  d'elle.  Le  malheur  est  qu'une  fois  engagé  dans  cette 
voie,  on  a  quelque  peine  à  savoir  parfois  où  s'arrête  le  talent 
de  l'écrivain,  où  commence  son  erreur.  Louis  Racine  avait 
tout  d'abord  renoncé  à  justifier  ces  vers  d'Athalie  (3)  : 

Mais  je  n'ai  plus  trouvé  qu'un  horrible  mélange 
D'os  et  de  chairs  meurtris  et  traînés  dans  la  fange. 

((  S'il  se  rapporte  à  chair,  dira-il  encore  un  peu  plus  tard  de 
ce  meurtris,  il  ne  doit  être  ni  masculin,  ni  au  pluriel  ;  s'il  se 
rapporte  à  mélange,  il  doit  être  au  singulier  ;  il  ne  peut  se 
rapporter  à  os  :  on  ne  meurtrit  pas  des  os  ».  Mais  il  n'est 
plus  alors  aussi  sûr  de  ne  pas  se  tromper  en  raisonnant  de 
la  sorte  et  il  se  demande  si  ces  deux  vers  ne  seraient  pas 
((  une  image  de  ce  désordre  que  peint  le  poète  »  (4).  En  pareil 
cas,  Cicéron  n'a  pas  tort  :  Quaedam  etiam  negligentia  est 
diligens  (Orat.  23). 

Voilà  qui  va  troubler  singulièrement  la  conscience  des 

(1)  D'OIivet,  Remarques  sur  la  langue  françoise^  1767»  P-  219. 

(2)  Ce  vers  souvent  cité  a  fait  couler  des  flots   d'encre  au 
dix-huilième  siècle. 

(3)  Dans  sa  lettre  à  d'Olivet  écrite  en  mai  1738. 

(4)  Lettre   à  René    Chevaye,  29  oct.    17^4  (Correspondance 
littéraire  inédite,  Paris  et  Nantes,  i858,  pp.  35-36). 


LES    VARIATIONS   DE   LA    DOCTRINE   DE   l'usAGE  i55 

puristes  au  dix-huitième  siècle.  On  leur  a  prêché  et  ils  prê- 
chent sur  tous  les  tons  que  la  pureté  et  la  correction  sont  les 
qualités  essentielles  et  pour  ainsi  dire  élémentaires  du  style. 
Ils  ont  pris  pour  mot  d'ordre  ces  vers  de  ïArt  poétique  : 

Sans  la  langue  en  un  mot  l'auteur  le  plus  divin 
Est  toujours,  (|uoi  qu'il  fasse,  un  méchant  écrivain, 

et  ne  se  lassent  pas  de  les  commenter.  D'Olivet  rappelle 
avec  complaisance  la  maxime  de  Cicéron  :  Nemo  unqiiam 
est  oratorem  quod  latine  loquereiiir  admiratus  :  si  est  aliter 
irrident  (De  Orat.,  III,  i4),  qu'il  traduit  ainsi  :  «  Parler  i)ure- 
menl  n'est  pas  un  grand  mérite  ;  d'y  manquer,  c'est  une 
honte  (i).  »  Voltaire  s'écrie  :  «  Trois  choses  sont  absolu- 
ment nécessaires  :  régularité,  clarté,  élégance.  Avec  les 
deux  premières  on  parvient  à  ne  pas  écrire  mal;  avec  la 
troisième,  on  écrit  bien  (2).  »  Il  a  vidé  le  fond  de  son  âme 
dans  ce  passage  si  souvent  cité  :  «  Point  de  vrai  succès 
aujourd'hui  sans  cette  correction,  sans  cette  pureté  qui  seule 
met  le  génie  dans  tout  son  jour  et  sans  laquelle  ce  génie  ne 
déploierait  qu'une  force  monstrueuse  tombant  à  chaque  pas 
dans  une  faiblesse  plus  monstrueuse  encore  (3).  » 

Or,  voici  que  les  grands  écrivains  semblent  leur  infliger 
un  démenti  formel.  Etre  obligé  d'admirer  un  écart  de  langue 
dans  un  chef-d'œuvre  !  Etre  contraint  de  dire  parfois  :  Si  non 
errasset,  fccerat  illeniinus !  Quel  coup  pour  nos  puristes  ! 

C'est  ici  qu'apparaît,  dans  ses  pires  conséquences,  un 
conflit  dont  les  origines  i^emontent  au  temps  où  gram- 
mairiens et  auteurs  avaient  cessé  de  poursuivre  le  même 
idéal,  les  uns  n'écoutant  plus  que  la   logique,   les   autres 

(i)  Remarques  sur  Racine,  1738,  p.  i5. 

(2)  Dictionnaire  philosophique^  art.  Langues,  sect.  II  (O.  XIX, 
p.  56i). 

(3)  Dédicace  d'Irène  (O.  VII,  p.  329). 


i56  l'esprit  du  programme 

continuant  à  se  laisser  guider  uniquement  par  leur  goût,  les 
premiers  rêvant  d'ordre,  de  régularité,  de  raison,  les  seconds 
«  souvent  plus  occupés,  comme  dira  Féraud  beaucoup  plus 
tard,  des  choses  et  des  pensées  que  de  l'emploi  et  de  l'arran- 
gement des  mots,  et  plus  jaloux  de  l'élégance  que  de  la  cor 
rection  du  style  »  (i).  Négligeons,  si  l'on  veut,  l'insolente 
déclaration  de  guerre  de  Grimarest  père  aux  écrivains  dans 
son  Discours  sur  ce  quon  appelle  Usage  dans  la  langue 
française  (2)  ;  mais  le  P.  Bufïier  lui-même  avait  déjà  signalé 
chez  les  meilleurs  grammairiens  de  son  temps,  notamment 
chez  Régnier-Desmarais,  certaines  expressions  contre  les- 
quelles il  avait  protesté  de  toute  la  force  de  son  bon  sens  : 
((  l'usage  est  en  ce  point  opposé  à  la  grammaire  »,  ou  «  la 
langue  s'affranchit  ici  des  lois  de  la  grammaire  »,  ou  encore 
u  on  parle  de  telle  et  telle  sorte,  mais  c'est  contre  les  règles 
de  la  grammaire  »  (3).  C'était  la  reconnaissance  d'un  état  de 

(i)  Dictionnaire  critique,  1787,  I,  p.  11. 

(2)  1709,  p.  2i3  :  «  Comme  ces  Messieurs-là  se  sont  fait  une 
ioy  de  ne  point  approfondir  les  connoissances  grammaticales, 
de  peur  de  dégénérer  à  l'élévation  de  leur  génie,  il  n'y  a  pas 
moyen  de  les  taire  revenir  de  leur  entêtement  :  et  au  lieu  qu'ils 
devroient,  par  leurs  soins  et  par  leurs  observations,  rendre  la 
langue  plus  assurée,  au  contraire  ils  la  détruisent.  C'est  de  Jà 
sans  doute  que  sont  venues  beaucoup  de  manières  de  parler  dont 
nous  ne  saurions  rendre  raison  :  et  de  cette  impossibilité  est 
venue  la  coutume  d'alléguer  l'Usage  pour  toute  règle,  ou  du 
moins  de  le  mettre  beaucoup  au  dessus  du  principe,  »  Ce  reproche 
atteint  les  bons  écrivains  comme  les  mauvais  :  «  Les  grands 
hommes  donnent,  comme  les  autres,  lieu  à  des  usages  dont  on  ne 
sauroit  rendre  raison  suivant  les  principes  établis  dans  les  lan- 
gues. »  Ibid.  p.  25o.  Cf.  encore  à  la  p.  271. 

(3)  Voyez  le  paragraphe  de  la  Grammaire  du  P.  Bulïîer  inti- 
tulé Ce  que  c'est  que  la  grammaire  et  combien  il  est  ordinaire  de 
s'y  méprendre  (pp.  7  et  sq.  de  l'édit.  de  1714)-  En  se  reportant  à 
l'article  que  le  P.  B.  a  consacré  dans  les  Mémoires  de  Trévoux 


LES    VARIATIONS    DE   LA    DOCTRINE   DE   l'USAGE  167 

choses  que  le  P.  Buflier  n'aurait  pas  dû  être  le  seul  à  trou- 
ver anormal.  Malheureusement  le  pli  était  déjà  pris  par 
les  grammairiens.  Désormais  ils  trouvent  tout  naturel  de 
travailler  à  leur  guise  sans  se  soucier  des  écrivains.  Sous 
leur  plume,  l'axiome  de  Quintilien,  aliud  est  latine^  aliud 
grammatice  loqui,  prend  un  sens  bizarre  ;  on  lui  fait  dire, 
selon  l'expression  de  l'Année  littéraire  qu'a  une  langue 
quelconque  a  un  double  génie,  le  génie  de  la  grammaire  et 
le  génie  de  l'usage  »  (i).  Il  devient  ainsi  la  consécration 
d'un  divorce  que  le  rhéteur  latin  n'avait  nullement  songé  à 
approuver. 

Vienne  cependant  une  occasion  pour  la  grammaire  de  se 
trouver  en  présence  des  écrivains  pour  les  juger.  Elle  s'aper- 
çoit alors  qu'ils  réussissent  par  des  moyens  qu'elle  n'approuve 
pas.  Comment  va-t-elle  se  tirer  d'embarras  ?  Car,  de  condam- 
ner purement  et  simplement  des  expressions  comme  le  vers 
de  Racine  cité  plus  haut,  il  ne  pouvait  être  question  ;  tous 
les  grammairiens  l'ont  senti,  non  seulement  un  Desl'ontaines 
ou  un  Louis  Racine,  à  qui  revient  principalement  l'honneur 
d'avoir  insisté  sur  cette  difficulté,  mais  aussi  un  d'Olivetou  un 
Voltaire,  représentants  du  rigorisoie  puriste  le  plus  absolu. 

au  Traité  de  Régnicr-Desmarais,  on  voit  que  cet  ouvrage  est 
très  spécialement  visé  par  sa  critique  :  «  Dans  une  inlinité  de 
phrases  semblables,  dit-on  ici,  l'usage  de  la  langue  est  au-dessus 
des  règles  de  la  grammaire  :  mais  la  grammaire  et  ses  règles 
sonl-elles  autre  chose  que  des  observations  sur  ce  qui  est  en 
usage  dans  les  langues  et  ne  peut-on  pa.^  dire,  au  regard  des 
phrases  précédentes,  qu'il  n'y  a  rien  contre  les  règles  les  plus 
exactes  de  la  grammaire, puisqu'elle  observe  que, dans  le  françois, 
que  est  aussi  bien  le  génitif  et  le  datif  du  pronom  qui  que  de  qui  ». 
(Mémoires  de  Trévoux,  octobre  1706,  p.  1OG2).  Ce  passage  est 
devenu  dans  la  Grammaire  du  P.  B.  le  paragraphe  auquel  nous 
faisons  ici  allusion. 

(i)  Année  littéraire,  1^55,  UI,  p.  266. 


i58  l'esprit  du  programme 

Le  goût  seul  le  leur  eût  interdit,  quand  ils  ne  se  seraient  pas 
heurtés  en  outre  à  un  obstacle  insurmontable  :  le  prestige 
des  grands  écrivains  qu'ils  travaillaient  eux-mêmes  à  conso- 
lider. A  propos  du  vers  Je  f aimais  inconstant...,  d'Olivet 
confesse  :  «  J'avoue  qu'un  critique, s'il  condamne  absolument 
ce  qu'un  grand  maître  a  écrit  avec  mûre  réflexion,  se  sent 
plus  de  courage  que  je  n'en  ai  (i).  »  Le  commentaire  de 
Voltaire  est  encore  plus  explicite  :  «  Il  y  a  des  expressions 
que  Boileau  appelle  trouvées,  qui  font  un  effet  merveilleux 
dans  la  place  où  un  homme  de  génie  les  emploie  :  elles 
deviennent  ridicules  chez  les  imitateurs  (2).  »  Ainsi,  nos 
puristes  admettent  ces  expressions,  mais  en  les  rangeant 
à  part,  dans  la  catégorie  des  expressions  «  trouvées  »,  ou 
des  ((  hardiesses  »,  heureuses  autorisées  tantôt  par  les  pri- 
vilèges du  génie,  tantôt,  pour  ceux  qui  l'admettent,  par  la 
plus  grande  liberté  de  la  langue  poétique.  Reconnues  et 
signalées  comme  telles,  ces  «  hardiesses  »  ne  risquaient  plus 
de  porter  atteinte  aux  droits  de  la  grammaire,  et  c'est  tout 
ce  qu'on  voulait. 

Archaïsmes,  négligences,  hardiesses,  voilà  donc  autant 
de  raisons  de  se  méfieE  de  l'usage  des  grands  écrivains, 
quels  que  soient  d'ailleurs  leurs  titres  au  brevet  d'écrivains 
classiques.  Il  en  résulte  que  les  chefs-d'œuvre  peuvent  bien 
servir  de  modèles,  mais  à  une  condition,  c'est  d'avoir  préa- 
lablement subi  l'examen  des  grammairiens,  opération  indis- 
pensable si  l'on  considère  avec  Gondorcet  que  «  les  préjugés, 

(i)  Remarques  sur  la  langue  française,  1767,  p.  37. 

(2)  Sentiment  d'un  Académicien  de  Lyon,  1774  (O.  XXIX, 
p.  321).  Ci.  d' Alemberi,  Réflexions  sur  Vélocution  oratoire  (encore 
à  propos  du  vers  Je  t'aimais  inconstant. . .)  :  «  Quoique  la 
correction  soit  une  qualité  si  essentielle  qu'il  est  inutile  de  la 
recommander,  l'orateur  ne  doit  pas  néanmoins  s'en  rendre  telle- 
ment esclave  qu'elle  nuise  à  la  vivacité  nécessîdre  du  discours  ;  de 
légères  fautes  sont  alors  une  licence  heureuse.  »  (O.  IV,  p.  281). 


LES    VARIATIONS   DE   LA   DOCTRINE   DE   L  USAGE  IDQ 

nne  fois  consacrés  dans  les  livres  classiques,  se  transmettent 
de  génération  en  génération  »  (i).  Tout  en  recommandant  la 
lecture  de  Molière,  on  ne  négligera  donc  pas  «  de  combattre 
l'abus  qu'on  fait  quelquefois  des  écrits  de  ce  grand  homme 
en  citant  pour  des  autorités  consacrées  des  fautes  de  lan- 
gue ))  (2).  Et  puisque  Voltaire  a  pris  la  peine  de  faire 
«  remarquer  si  scrupuleusement  tous  les  mots  et  toutes  les 
phrases  de  Corneille  qui  ne  sont  pas  en  bon  français  )),il  fau- 
dra lui  en  savoir  gré  comme  d'un  grand  service,  rien  n'étant 
plus  difficile  dans  l'application  que  ((  de  discerner  ce  qui  est 
analogue  au  génie  particulier  de  la  langue  ou  ce  qui  ne  l'est 
pas  ))  (3).  Racine  môme  ne  pourra  se  soustraire  à  cette 
enquête,  s'il  est  vrai,  comme  son  fils  l'écrit,  que  «  lorsqu'un 
de  nos  écrivains  est  consulté  sur  notre  langue  par  les  étran- 
gers plus  souvent  qu'un  autre  et  que  son  autorité  est  dans 
les  dictionnaires  souvent  citée,  il  est  nécessaii-e  de  faire 
remarquer  les  endroits  de  ses  ouvrages  où  cette  autorité 
peut  tromper  »  (4).  De  cette  façon,  l'on  espère  rendre  les 
modèles  inofl'ensifs,  autrement  dit  vraiment  utiles  à  l'ensei- 
gnement de  la  langue.  Muselés,  ce  sont  d'excellents  chiens 
de  garde.  Les  commentaires  grammaticaux  d'auteurs  clas- 
siques n'ont  pas  d'autre  objet  et  reposent  sur  cette  donnée. 
Il  semble  que  l'autorité  des  bons  auteurs  ne  puisse  être 
emprisonnée  dans  des  bornes  plus  étroites.  La  grammaire 
est  cependant  allée  plus  loin  dans  cette  voie  au  dix-huitième 
siècle.  D'abord,  il  lui  arrive  de  se  passer  résolument  des 

(1)  Gondorcet,  préface  aux  Pensées  de  Pascal,  édit.  de  Lon- 
dres, 1776,  in-8%  pp.  xvii-xvni. 

(2)  Voltaire,  Connaissance  des  bautez,  i749>  P-  i'^^. 

(3)  Correspondance  littéraire  de  Grimm,  juin    1774  (^»  PP- 

447-^48). 

(4)  Discours  préliminaire  aux  Remarques  sur  les  tragédies  de 
J.  liacine  (O.  V,  p.  2GG). 


i6o  l'esprit  du  programme 

écrivains,  quels  qu'ils  soient,  bons  ou  médiocres.  Songez  aux 
vaines  tentatives  de  ceux  qui  voudraient  que  les  bons  auteurs 
fussent  cités  dans  le  Dictionnaire  de  l'Académie.  L'abbé 
d'Olivet  leur  oppose  un  argument  des  plus  caractéristiques  : 
«  Est-ce  que  Racine,  dit-il,  lorsqu'il  écrit  une  phrase  dans 
la  chaleur  de  la  composition,  sera  plus  infaillible  la  plume  à 
la  main  qu'il  ne  lest  dans  une  assemblée  où,  de  sang  froid 
et  avec  réflexion,  il  approuve  cette  même  phrase  après  que 
d'habiles  grammairiens,  lui  présent,  l'ont  examinée  à  la 
rigueur  (i).  »  A  l'autorité  de  l'écrivain  on  préfère  donc 
ouvertement  dans  ce  passage  l'autorité  du  grammairien,  ou, 
ce  qui  revient  au  même,  l'autorité  de  l'écrivain  en  fonction 
de  grammairien. 

Comparé  à  cette  omission  systématique,  l'appel  au  témoi- 
gnage des  bons  auteurs  par  le  moyen  de  citations  et  d'exem- 
ples, semble  ménager  mieux  leur  autorité.  Mais  en  fait,  dans 
les  conditions  où  cet  appel  a  lieu,  c'est  plutôt  le  contraire  qui 
est  exact.  Tous  les  grammairiens  qui  citent  les  bons  auteurs 
le  font  à  la  façon  du  P.  Bouhours,  c'est-à-dire  en  professant 
comme  lui  que  l'exemple  des  bons  écrivains  étant  «  plus  con- 
tagieux que  celui  des  autres  »,  l'on  ne  saurait  trop  «  se  pré- 
cautionner contre  certaines  locutions  qui,  toutes  méchantes 
qu'elles  sont,  passent  pour  bonnes  parce  qu'elles  se  trouvent 
dans  d'excellents  livres  »  (2).  En  conséquence,  s'ils  ont 
recours  au  témoignage  des  chefs-d'œuvre,  c'est  au  moins 
autant  «  pour  empêcher  qu'on  ne  les  imite  en  ce  qu'ils  peu- 
vent avoir  de  mauvais  0,  que  pour  les  faire  servir  à  l'établis- 

(1)  Histoire  de  V Académie,  II,  p.  48. 

(2)  La  citalion  est  faite  par  de  Wailly  dans  la  préface  de  sa 
Grammaire  (p.  10  de  la  8""  édit.),  et  par  Féraud  dans  celle  de 
son  Dictionnaire  critique,  1787,  I,  p.  xii.  Le  passage  est  tiré  de 
V Ai^ertissement  à  la  Suite  des  remarques  nouvelles  de  Bou- 
hours, 1692. 


LES   VARIATIONS    DE   LA    DOCTRINE    DE   l'uSAGE  IÔI 

sèment  d'une  règle  (i).  Sous  couleur  d'avoir  recours  à  leurs 
lumières,  on  les  discute,  on  reconnaît  qu'il  y  a  quelque  chose 
de  supérieur  à  leur  autorité  :  c'est  d'abord  «  un  usage  cons- 
tant et  presqu'universel  »  ;  c'est  ensuite  «  une  assez  bonne 
raison  »  ;  et  c'est  enfin  a  la  décision  de  ceux  qui  ont  fait 
une  étude  particulière  de  notre  langue,  Messieurs  de  l'Aca- 
démie française  et  tous  les  grammairiens,  et  les  plus  récents 
comme  les  plus  anciens  »  (2). 

Dans  ces  conditions,  autant  dire  que  les  grands  écrivains 
n'ont  de  pouvoir  sur  la  langue  que  celui  qu'ils  tiennent  de  la 
grammaire,  et  que  celle-ci  leur  délègue  dans  chaque  cas  par- 
ticulier. La  valeur  personnelle  du  poète  ou  de  l'orateur  finit 
par  importer  peu;  les  médiocres  comme  les  meilleurs  peu- 
vent être  momentanément  revêtus  de  la  même  autorité.  A 
quoi  bon  faire  un  choix  parmi  les  ouvrages  qu'il  est  ques- 
tion de  citer  dans  le  Dictionnaire  de  l Académie  ?  «  Il  faut 
citer  les  mauvais  comme  les  bons  ;  il  n'y  en  a  point  de  si 
bons  où  on  ne  trouve  quelque  façon  de  parler  vicieuse  qu'il 
est  bon  de  remarquer  ;  il  n'y  en  a  point  de  si  mauvais  où  l'on 
ne  trouve  quelque  mot  heureusement  employé  et  des  phrases 
assez  heureusement  tournées  pour  servir  d'exemple  (3)     » 

(i)  Féraud,  dans  son  Dictionnaire  critique,  III  (1788),  p.  vi, 
énumère  diirérenls  emplois  des  citalions  d'auleurs  «  ou  comaie 
simples  exemples,  ou  comme  orneniens,  ou  comme  autorités  et 
modèles,  ou  enfin  comme  objets  de  critique  ». 

(2)  Féraud,  Dictionnaire  critique,  III,  p.  v. 

(3)  Mémoire  anonyme  sur  le  Dictionnaire  de  C Académie, 
daté  du  24  janvier  1727,  retrouvé  dans  les  papiers  de  l'abbé 
Bignon  et  reproduit  dans  le  Bull,  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  France, 
février  i853,  p.  28.  (L'atlribution  de  ce  mémoire  à  l'abbé  d'Olivet 
est  suggérée  par  une  allusion  du  P'  Bouhier  dans  la  lettre  qui  le 
précède.  Elle  est  conteslablc  si  l'on  considère  l'altitude  de 
l'auteur  favorable  aux  citations  d'auleurs  dans  le  Dictionnaire.) 
Cf.  Féraud,  Dictionnaire  critique,  111,  p.  vi  :  «  Quand  il  n'y  a  ni 

F.  -  U. 


i62  l'esprit  du  programme 

C'est  là  en  effet  le  principe  observé  par  la  plupart  des 
grammairiens  qui  tirent  leurs  exemples  des  auteurs  (i).  Ils 
n'éprouvent  aucune  gêne  à  citer,  comme  de  Wailly,  l'abbé 
Trublet  côte  à  côte  avec  La  Bruyère,  ou  à  faire  voisiner  les 
vers  de  La  Fontaine  et  la  prose  de  l'abbé  Goujet. 


A  défaut  de  la  conversation  des  gens  cultivés,  à  défaut 
des  bons  auteurs,  que  reste-t-il  aux  grammairiens  pour  fixer 
les  règles  de  l'art  d'écrire? 

Tout  d'abord  il  leur  reste  la  tradition  grammaticale,  telle 
qu'ils  s'eftorcent  de  la  constituer,  c'est-à-dire  l'ensemble  des 
observations  ou  des  règles  recueillies  par  les  grammairiens 
depuis  Vaugelas  et  adoptées  dans  la  pratique  courante  de 
la  grammaire.  Elles  représentent  à  leurs  yeux  cet  usage 
constant  dont  Buflier  dit  que  les  témoins  les  plus  sûrs  sont 
«  les  livres  des  auteurs  qui  passent  communément  pour  bien 

doute,  ni  difficulté,  les  exemples  tirés  des  auteurs  médiocres,  s'ils 
sont  d'ailleurs  réguliers,  remplissent  cet  objet  aussi  bien  que 
ceux  des  écrivains  les  plus  illustres,  qui  souvent  ne  les  fourni- 
raient pas  ». 

(i)  La  langue  française  expliquée  dans  un  ordre  nouveau, 
par  Malherbe  (ne  pas  confondre  avec  le  poète),  Paris,  172.5,  in-S", 
est,  à  notre  connaissance,  le  premier  traité  de  grammaire  qui 
donne  des  exemples  tirés  des  bons  auteurs.  11  est  vrai  que  ces 
exemples  ne  sont  pas  très  nombreux.  On  en  compte  exactement 
onze  empruntés  à  six  écrivains  classiques,  soit  deux  à  Corneille, 
deux  à  Racine,  quatre  à  Boileau,  un  à  Malherbe,  un  à  Godeau 
-(=  i'évêque  de  Grasse),  un  à  La  Rochefoucauld.  Ces  exemples  se 
multiplient  ensuite  dans  les  Essais  de  grammaire  de  l'abbé 
d'Olivet  (1743), dans  la  Grammaire  de  l'abbé  Vallart  (i744))  dans 
celle  de  de  Wailly  (1754),  etc.,  etc. 


LES   VARIATIONS    DE   LA   DOCTRINE   DE   L'USAGE  i63 

écrire,  et  particulièrement  ceux  où  l'on  a  fait  des  recherches 
sur  la  langue,  comme  les  remarques,  les  grammaires  et  les 
dictionnaires  qui  sont  les  plus  répandus  surtout  parmi  les 
gens  de  lettres  »  (i).  L'enseignement  grammatical  n'a  pas  de 
base  plus  solide  que  cette  tradition  et  il  entre  beaucoup 
moins  dans  la  pensée  des  grammairiens  qui  se  succèdent,  de 
la  renouveler  que  de  l'enrichir  ou  de  l'expliquer.  «  Après 
tout  ce  que  le  dernier  siècle  a  fait  pour  embellir  notre  langue, 
écrit  l'abbé  d'Olivet,  il  ne  nous  reste  qu'à  en  creuser  davan- 
tage les  fondements  afin  que,  s'il  est  possible  d'élever  l'édifice 
plus  haut,  on  y  travaille  avec  sûreté  (2),  »  Ceux  qui  n'ont 
pas  cette  ambition,  se  bornent,  comme  de  Wailly,  à  faire 
«  une  sorte  d'extrait  des  Remarques  de  Vaugelas,  de  celles 
de  l'Académie  et  de  Corneille  sur  Vaugelas,  de  celles  de 
Bouhours,  Ménage,  Andry  de  Boisregard,  Bellegarde, 
Gamache,  etc.  »  (3).  C'est  par  là  surtout  que  les  gram- 
mairiens du  dix-huitième  siècle  restent  en  contact  avec  la 
langue  de  la  belle  époque,  mais  cette  langue  est  la  langue 
des  puristes  et  non  celle  des  chefs-d'œuvre,  ce  qui  n'est 
pas  tout  à  fait  la  même  chose. 

Avec  la  tradition  grammaticale,  les  grammairiens  sont 
encore  les  serviteurs  de  l'usage,  au  moins  dans  la  mesure  où 
il  a  donné  naissance  à  cette  tradition.  Ils  l'abandonnent  com- 
plètement avec  la  raison  et  l'analogie,  les  derniers  et  les  plus 
perfectionnés  de  leurs  instruments  de  travail. 

Simples  témoins  de  l'usage,  en  effet,  ils  ne  l'ont  été  qu'un 
temps,  si  jamais  ils  se  sont  renfermés  complètement  dans  ce 
rôle  passif  autrement  qu'en  théorie.  A  l'observation  est  venue 
presqu'aussitôt  se  joindre  chez  eux  l'analyse,  soit  qu'il  leur 
fallût  simplement  rendre  compte  de  cet  usage   en  termes 

(i)  Grammaire,  p.  l'i  de  l'édit.  de  I7i4- 

(2)  Prosodie  françoise,  p.  4  de  l'édit.  de  Genève,  1760,  in-12. 

(3)  GrammMre,  p.  8  de  la  S""  édit.,  1777. 


i64  l'esprit  du  programme 

intelligibles,  soit  que,  selon  l'expression  de  Dumarsais,  ils 
voulussent  «  l'éclairer  »,  c'est-à-dire  l'expliquer,  pour  le 
((  faire  suivre  avec  plus  de  lumière,  par  conséquent  avec  plus 
de  goût  »  (i).  Négligeant  tes  variations  organiques  du  lan- 
gage, ils  ont  pensé  que  cette  explication  devait  être  unique- 
ment recherchée  dans  le  cerveau  même  de  l'homme.  La 
logique,  à  l'exclusion  de  l'histoire,  détenait  à  leurs  yeux 
toutes  les  clefs  du  problème.  En  conséquence,  ils  ont  décom- 
posé les  idées  contenues  dans  chaque  mot  et  tenté  d'établir 
entre  elles  des  liens  rationnels,  —  travail  qui  leur  ferait  le 
plus  grand  honneur  s'il  s'était  borné  là.  Malheureusement, 
après  avoir  dégagé  ces  rapports  qui  devaient  constituer  le 
fondement  de  la  grammaire,  ils  n'ont  pas  résisté  à  la  ten- 
tation de  leur  donner  une  valeur  absolue.  Ils  les  ont  envisa- 
gés indépendamment  du  langage,  comme  s'ils  étaient  en 
quelque  sorte  antérieurs  à  lui. 

De  là  vient  leur  répugnance  pour  tout  emploi  du  langage 
qui  ne  lient  pas  sufïisamment  compte  de  la  logique.  Par 
exemple,  ils  condamneront  au  nom  de  la  raison  l'emploi  du 
pronom  personnel  remplaçant  un  verbe  actif  dans  la  phrase 
suivante  :  a  Cette  femme  est  belle  et  j'aurais  un  grand  pen- 
chant à  V aimer,  si  ce  qu'on  m'a  dit  de  son  inconstance  ne  la 
rendait  indigne  de  l'être  »  (2).  A  ce  point  de  vue,  une  faute 
de  langue  est  un  obstacle  au  bon  fonctionnement  de  la  pen- 
sée. Dans  une  syllepse,  une  anacoluthe,  une  ellipse  trop 
forte,  ils  s'attaquent  à  une  erreur  ou  à  une  lacune  du  raison- 
nement. 

Cette  façon  d'envisager  la  parole  humaine  n'a  pas  seule- 
ment pour  conséquence  l'élimination  progressive  d'une  foule 
d'expressions  et  de  tours.  En  mettant  l'accent  sur  les  idées 

(i)  Principes  de  grammaire,  Paris,  1769,  in-S",  p.  223. 
(2)  L'interdiction   est   de   Thomas   Corneille  (^Remarques   de 
Vaugelas,  I,  pp.  88-89). 


LES    VARIATIONS    DE   LA    DOCTRINE   UK   l' USAGE  l65 

représentées  par  les  mots  plutôt  que  sur  les  mots  eux-mêmes, 
elle  autorise  entre  eux  de  nouveaux  rapprochements  d'où 
vont  surgir  de  nouvelles  règles.  En  tant  que  première 
personne  du  singulier  du  présent  de  l'indicatif,  la  forme ye 
çais  du  verbe  aller  prend  place  à  côté  de  ïm  cas,  il  ça.  A  cet 
égard,  elle  se  justifie  moins  que  la  forme  je  vas  usitée  à  la 
Cour  du  temps  de  Vaugelas,  mais  que  l'abbé  Girard  préco- 
nise surtout  en  se  fondant  sur  «  la  loi  grammaticale  »  (i). 
La  loi  grammaticale,  dans  le  cas  particulier,  se  confond  avec 
l'analogie. 

A  la  vérité,  Vaugelas  n'est  pas  sans  avoir  reconnu  le  rôle 
important  que  ce  principe  joue  dans  la  formation  des  langues 
et  sans  en  avoir  tiré  la  conclusion  qu'on  pourrait,  dans  les 
cas  douteux,  lui  donner  le  même  pouvoir  qu'à  l'usage  dont  il 
n'est,  à  l'entendre,  que  «  l'image  ou  la  copie  ».  Mais  il  n'y  a 
guère  de  rapport  à  établir  entre  l'emploi  très  réservé  qu'il  en 
fait,  et  la  situation  privilégiée  acquise  par  l'analogie  au  dix- 
huitième  siècle.  Sans  doute,  de  l'avis  môme  de  Beauzée,  les 
grammairiens  de  cette  époque  sont  toujours  censés  ne  recou- 
rir à  ses  services  que  dans  les  cas  où  l'usage  est  douteux  et 
dans  ceux  où  il  est  partagé  (2).  Mais  précisément,  au  point 
où  en  est  leur  travail,  leur  activité  législatrice  n'a  plus  guère 
à  s'exercer  que  sur  des  cas  semblables.  Là  où  le  P.  Buflier 
s'en  remet  encore  tout  simplement  au  goût  de  l'écrivain  (3), 
cinquante  ans  plus  tard,  Beauzée,  que  cette  notion  de  goût  ne 
satisfait  plus,  fait  intervenir  des  «  raisons  prépondérantes  » 
tirées  de  l'analogie,  «  moyen  sûr  de  décider  la  préférence  en 
pareil  cas  »  (4). 

(i)  Les  vrais  principes  de  la  langue  française,  I747>  lï,  PP- 
79-81. 

(2)  Encyclopédie,  art.  Usage. 

(3)  Voyez  sa  Grammaire,  pp.  24  et  sq.  de  l'édit.  de  1714. 

(4)  Encyclopédie,  art.  Usage. 


i66  l'esprit  du  programme 

C'est  le  moment  de  nous  rappeler  ce  que  nous  avons  dit  en 
commençant  de  la  tendance  simplificatrice  des  grammairiens 
du  dix-huitième  siècle.  D'analogie  en  analogie,  en  effet,  oii 
s'élève  à  la  règle  générale  qui  est  leur  grande  préoccupation, 
et  le  même  principe  sert  en  même  temps  à  éliminer  d'une 
façon  progressive  les  cas  particuliers  qu'il  fait  rentrer  dans 
les  séries.  Ainsi  l'abbé  d'Olivet  a  recours  à  l'analogie  soit 
lorsqu'il  fixe  ses  règles  d'accord  du  participe  passé  (i),  soit 
lorsqu'il  écarte  les  dernières  exceptions  qu'admettait  encore 
le  P.  Bouhours  à  la  règle  de  Vaugelas  sur  la  construction  du 
relatif  avec  un  nom  sans  article.  «  La  raison  en  matière  de 
langue,  dit-il  pour  se  justifier,  ne  cesse  d'être  écoutée  que 
dans  les  cas  où  l'usage  est  absolument  contre  elle  »  (2). 

Arrêtons-nous  ici  :  cette  formule  peut  être  envisagée 
comme  l'étape  finale  de  la  pensée  des  grammairiens.  Partis 
d'une  conception  de  la  grammaire  qui  faisait  de  l'usage 
l'unique  règle  du  langage,  nous  aboutissons  à  une  autre 
conception  qui  lui  suscite  une  autorité  concurrente,  celle  de 
la  raison,  de  sorte  que  sa  juridiction  se  trouve  désormais 
réduite  à  un  territoire  aussi  restreint  que  possible.  Nous 
mesurons  maintenant  toute  l'étendue  du  chemin  parcouru 
par  les  grammairiens  depuis  Vaugelas.  La  borne  plantée  par 
l'auteur  des  Remarques  subit  une  série  de  déplacements 
dont  l'allure  générale  de  leur  œuvre  s'est  fortement  ressen- 
tie au  dix  huitième  siècle. 

Pour  la  commodité  de  notre  analyse,  nous  avons  donné 
à  ces  diverses  étapes  une  succession  logique  qui  n'est  pas 
tout  à  fait  conforme  à  la  réalité.  Aucune  n'a  sa  date  précise 
ni  ses  partisans  déclarés.  Ce  sont  tout  autant  d'attitudes  qui 
peuvent  être  prises  à  cette  époque,  môme  par  un  seul  gram- 
mairien, sans  que  souvent  sa  préférence  se  manifeste  d'une 

(i)  Remarques  sur  la  langue  française,  1767,  p.  226. 
(2)  Remarques  sur  Racine,  ijSS,  p.  85. 


bES   VARIATIONS   DE   LA    DOCTRINE   DE   l'uSAGE  167 

manière  catégorique.  Ce  qu'on  peut  dire,  néanmoins,  c'est 
qu'il  n'est  pas  d'entreprise  grammaticale  au  dix-huitième 
siècle  qui  ne  s'explique  par  quelqu'une  d'entre  elles,  si 
ce  n'est  par  plusieurs  ou  par  toutes  à  la  fois.  L'entreprise 
des  commentaires  ne  fait  pas  exception  à  la  règle.  Nous 
l'avons  mentionnée  à  sa  place  dans  notre  exposé.  Après  en 
avoir  ainsi  dégagé  l'esprit,  nous  serons  plus  à  notre  aise 
pour  l'examiner  dans  son  ensemble,  au  double  point  de  vue 
de  la  matière  et  du  plan  des  ouvrages  auxquels  elle  a  donné 
naissance. 


CHAPITRE  V 


LES    AUTEURS   COMMENTES 


Originaux  ou  traducteurs?  —  Les  classiques  français  du  XV1I°"  siècle. 

—  Le    choix   des    commentateurs    :  poètes,   genres  nobles,  genres 
dramatiques.  —  La  hiérarchie  des  talents  :  de  Malherbe  à  Racine. 

—  Les  classiques  du  XVIII""  siècle. 

En  tête  de  sa  collection  de  classiques  français  annotés, 
Boileau  aurait  voulu  faire  figurer  «  le  peu  que  nous  avons 
de  bonnes  traductions  » .  Les  raisons  de  cette  préférence  ne 
sont  pas  très  difliciles  à  deviner,  et  d'ailleurs  il  ne  les  a  pas 
cachées.  A  l'heure  où  son  esprit  chagrin  ne  distinguait  par- 
tout qu'invasion  de  mauvais  principes,  ce  champion  des 
((  Anciens  »  les  appelait  au  secours  de  la  saine  doctrine.  Il 
n'imaginait  toujours  pas  de  meilleurs  modèles  pour  bien 
penser  que  les  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité  grecque  et 
romaine.  Que  ces  chefs-d'œuvre  fussent  traduits  en  bon 
français,  et  ils  serviraient  en  même  temps  de  modèles  pour 
bien  écrire. 

Sauf  l'Académie  dans  un  cas  unique,  celui  du  Quinte- 
Curce  de  Vaugelas,  aucun  commentateur  n'est  entré,  sur  ce 
point,  dans  les  vues  de  Boileau.  Les  notes  d'érudition  pure 
du  genre  de  celles  que  Dacier,  le  P.  de  Jouvency  et  l'abbé 
Massieu  rédigèrent  soit  pour  son  Longin,  soit  pour  le 
Démosthène  de  Tourreil,  n'ont  aucun  rapport  avec  son  projet 


LES   AUTEURS   COMMENTÉS  169 

qui  ne  se  préoccupe  que  de  la  correction  du  style  (i).  De 
même,  lorsqu'on  1759  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Leltres  examine  «  les  moyens  de  perfectionner  les  bonnes 
traductions  françaises  des  anciens  auteui'S  »,  le  rapporteur 
du  projet,  Louis  Dupuy,  admet  bien  qu'il  faudra  signaler  par 
des  notes, dans  le  Qiiinte-Curce  de  Vaugelas,((  les  expressions 
qui  commencent  à  vieillir  »,  mais  ce  qui  doit  avant  tout  solli- 
citer l'attention  de  l'Académie,  selon  lui,  ce  sont  «  les  contre- 
sens et  les  omissions  »,  autrement  dit  la  critique  du  texte 
traduit  rapproché  du  texte  original  (2).  Ces  travaux  et  ces 
projets,  la  critique  occasionnelle  des  traductions  soit  dans  les 
périodiques  littéraires,  soit  dans  les  ouvrages  spéciaux  (3), 
enfin  diverses  tentatives  de  rajeunissements,  dont  de  Wailly, 
enlre  autres  grammairiens,  s'était  fait  une  spécialité,  témoi- 
gnent de  la  place  importante  occupée  encore  dans  la  littéra- 
ture par  un  genre  qui  longtemps  avait  brillé  au  premier  rang. 
Mais,  tout  en  le  cultivant  avec  soin,  le  dix  huitième  siècle  est 
loin  de  lui  réserver  le  rôle  capital  q»ie  Boileau  lui  destinait. 
L'idée  de  choisir  les  classiques  français  parmi  les  traduc- 
teurs aurait  eu  quelques  chances  de  succès  du  temps  de 
Vaugelas,  lorsqu'Amyot,  Cœlfeteau  et  Perrot  d'Ablancourt 
passaient  encore  pour  les  écrivains  les  plus  parfaits  que  la 

(i)  Les  remarques  du  P.  de  Jouvency  sur  la  traduclion  de  la 
première  Philippique  par  Tourrcil  ont  été  publiées  par  d'Olivel  à 
la  suite  de  sa  propre  traduction.  C^elles  de  l'abbé  Massieu,  manus- 
criles,  sont  conservées  à  la  Bibliothèque  nationale  (/.  fr.  '^41^). 

(2)  Histoire  de  V Académie  des  Inscriptions  et  Belles  Lettres, 
XXIX,  p.  ii'i. 

(3)  Parmi  ceux  qui  eurent  un  certain  retentissement,  citons 
les  Observations  critiques  sur  la  nouvelle  traduction  en  vers  fran- 
çois  des  Géorgiques  de  Virgile  [par  Delille]  de  Clément  (de 
Dijon),  1770,  et  lu  Lettre  sur  la  nouvelle  traduction  de  Tacite 
par  M.  L.  1).  L[a]  Z^[letterie]  de  Linguet,  Amsterdam,  1768, 
in-i2. 


lyO  LES   AUTEURS   COMMENTES 

France  eût  produits.  Elle  ne  pouvait  trouver  un  écho  dans 
une  société  qui  avait  sous  les  veux  les  chefs-d'œuvre  d'un 
Racine  ou  d'un  Bossuet,  d'un  Pascal  ou  d'un  Boileau.  Aussi 
Valincour,  mieux  inspiré,  n'a-t-il  pas  hésité  à  se  placer 
sur  un  autre  terrain  et  à  proposer  au  choix  des  commen- 
tateurs «  tous  les  bons  auteurs  qui  ont  écrit  dans  notre 
langue   ». 


L'auteur  de  YAi>is  ne  se  trouvait  pas  encore,  il  est  vrai, 
dans  une  position  très  avantageuse  pour  désigner  d'une 
manière  précise  les  originaux  français  dignes  de  figurer 
parmi  les  modèles  de  la  langue.  Il  n'appartient  pas  aux 
contemporains  d'un  saint  de  le  canoniser.  La  plupart  des 
écrivains  qui  devaient  être,  par  la  suite,  rangés  dans  la 
catégorie  des  classiques,  venaient  seulement  de  mourir; 
c'est  donc  à  peine  s'ils  avaient  eu  le  temps  de  le  devenir.  On 
dirait  que  Yalincour  en  a  le  sentiment  lorsqu'il  se  borne  à 
citer  les  noms  de  Bourdaloue,  de  Balzac  et  de  Voiture,  dont 
la  réputation,  au  moins  en  ce  qui  concerne  les  deux  der- 
niers, était  en  train  de  décliner.  Il  ne  convenait  guère  à 
l'ami  de  Racine  et  Boileau  de  leur  décerner  un  brevet 
d'immortalité.  A  plus  forte  raison  Boileau  ne  le  pouvait-il 
pas  ;  au  besoin  l'on  s'expliquerait  encore  de  cette  manière 
pourquoi  les  traducteurs  ont  sa  préférence.  On  sait,  en  effet, 
quelle  importance  l'auteur  des  Réflexions  critiques  sur 
Longin  attribuait  à  l'épreuve  du  temps  dans  le  jugement 
des  ouvrages  de  littérature  (i).  Avec  les  classiques  grecs  et 
latins,  on  disposait  d'un  recul  sufïisant  pour  les  estimer  à 
leur  juste  valeur  ;  à  l'égard  des  poètes  et  des  prosateurs  du 

(i)  Voyez  la  Réflexion  n'  VII. 


LES   AUTEURS   COMMENTES  I7I 

règne  de  Louis  XIV,  au  contraire,  avant  qui  rien  ou  presque 
rien  ne  pouvait  servir  de  modèle,  la  même  opération  n'allait 
devenir  possible  qu'avec  le  progrès  du  siècle.  En  atten- 
dant, il  ne  fallait  pas  s'exposer  à  des  mécomptes  en  prenant 
pour  des  autorités  quelques-unes  de  ces  gloires  éphémères 
qui,  tous  les  cinquante  ou  soixante-dix  ans,  cèdent  la  place  à 
d'autres.  N'avait-on  pas  eu  des  déceptions  de  ce  genre  avec 
Théophile,  avec  Balzac,  avec  Voiture?  C'est  à  peine  si 
Corneille  était  sorti  à  son  avantage  de  cette  redoutable 
épreuve.  Il  fallait  compter  avec  le  tempérament  impulsif  et 
versatile  des  Français.  Plus  ils  s'engouaient  facilement, 
plus  la  prudence  commandait  de  suspendre  tout  jugement 
avant  que  chaque  auteur  eût  sa  place  marquée  dans  le 
Parnasse  des  écrivains  nationaux  (i). 

A  quel  point  la  défiance  de  Boileau  était  systématique, 
on  s'en  rend  compte  par  les  traces  qu'elle  a  laissées  dans 
Tesprit  de  ses  disciples.  En  1729,  dans  son  Histoire  de  l'Aca- 
démie, l'abbé  d'Olivet  ne  veut  toujours  pas  reconnaître  qu'il 

(i)  a  Les  ouvrages  des  auteurs  sont  sujets  à  la  même  inégalité 
de  notre  goût,  dit  St-Evremond  dans  ses  06serw/fjo/is  sur  le  goîlt 
et  le  discernement  des  François.  Dans  ma  jeunesse,  on  admiroit 
Théophile  malgré  ses  irrégularités  et  ses  négligences  qui  écha- 
poient  au  peu  de  délicatesse  des  courtisans  de  ce  tems-là.  Je  l'ai 
vu  décrié  depuis  par  tous  les  versificateurs,  sans  aucun  égard  à 
sa  belle  imagination  et  aux  grâces  heureuses  de  son  génie.  J'ai 
vu  qu'on  trouvoil  la  poésie  de  Malherbe  admirable  dans  le  tour, 
la  justesse  et  l'expression  :  Malherbe  s'est  trouvé  négligé  quelque 
tems  après  comme  le  dernier  des  poètes,  la  fantaisie  ayant  tourné 
les  François  aux  énigmes,  au  burlesque  et  aux  bouts-rimi'is.  J'ai 
vu  Corneille  perdre  sa  réputation,  s'il  étoit  possible  qu'il  la 
perdu,  à  la  représentation  de  l'une  de  ses  meilleures  pièces.  » 
(CEuvres  mêlées,  171/î,  in-12,  IV,  pp.  124-126).  L'«  une  des  meil- 
leures pièces  de  Corneille  »  à  laquelle  Saint-Evren)ond  fait  ici 
allusion,  c'est  sa  Sophonisbe  ! 


172  LES   AUTEURS    COMMENTÉS 

existe  en  France  comme  en  Italie  des  auteurs  classiques. 
((  Nous  n'en  avons  point  encore  de  tels  »,  écrit-il  sans  s'ex- 
pliquer davantage  (i)  et  sans  doute  veut  il  dire  que  la 
gloire  des  grands  écrivains  français  n'a  pas  reçu  comme 
celle  de  leurs  frères  italiens  la  consécration  de  plusieurs 
siècles.  Quelques  années  plus  tard,  il  ne  raisonnera  plus 
tout  à  fait  de  même  ;  mais  il  estimera  que  ((  la  langue  fran- 
çaise a  des  auteurs  qui  peuvent  également  servir  de  modèles 
et  pour  bien  penser,  et  pour  bien  écrire  »  (2),  et  n'hésitera 
plus  à  traiter  Racine  et  Boileau  en  écrivains  classiques.  Sans 
doute,  ils  avaient  déjà  commencé  à  être  envisagés  comme 
tels  par  des  critiques  moins  difficiles,  notamment  par  l'Aca- 
démie ;  mais  en  rapprochant  les  deux  témoignages  de  labbé 
d'Olivet,  on  se  rend  compte  qu'ils  n'ont  pu  le  devenir  tout 
à  fait  du  jour  au  lendemain. 

11  leur  a  fallu  d'abord  se  dégager  de  la  société  compro- 
mettante d'un  certain  nombre  de  renommées  factices.  Au 
début  du  dix-huitième  siècle,  la  gloire  littéraire  du  règne  de 
Louis  XIV  se  présente  encore  un  peu  comme  un  beau  fleuve 
dont  l'eau  trouble,  récemment  échappée  des  glaciers,  com- 
mence à  laisser  un  dépôt  sur  ses  bords.  Plusieurs  des  favoris 
de  Perrault  dans  son  poème  Le  siècle  de  Louis  le  Grand 
(1687)  (3),  ou  de  Callières  dans  ses*Éloges  de  quelques  poètes 

(i)  Histoire  de  C Académie,  II,  p.  47- 
(■i)  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  1738,  p.  5. 
("3)  Faul-il  rappeler   ces  mauvais   vers  que   la  querelle  des 
Anciens  et  des  Modernes  a  rendus  célèbres  ? 

Donc,  quel  haut  rang  d'honneur  ne  devront  point  tenir, 

Dans  les  fastes  sacrez  des  siècles  à  venir, 

Les  Régniers,  les  Maynards,  les   Goinbauds,  les  Malherbes, 

Les  Godeaux,  les  Racans,  dont  les  écrits  superbes 

En  sortant  de  leur  veine  et  dez  qu'ils  furent  nez, 

D'un  laurier  immortel  se  virent  couronnez. 

Combien  seront  chéris  par  les  races  futures 

Les  galans  Sarrasins  et  les  tendres  Voitures, 


LES   AUTEURS    COMMENTÉS  IjS 

français  lus  à  l'Académie  le  jour  de  la  réception  de  La  Motte 
(17 lo)  (i),  sont  abandonnés  en  chemin.  Il  arrive  même  à 
certains  jugements  de  l'oracle  Boileau,  notamment  à  sa  cri- 
tique amère  de  Quinault  et  à  sa  louange  de  Segrais,  d'être 
réformés  par  la  suite. 

Entre  contemporains  d'ailleurs,  l'accord  ne  s'établit  pas 
non  plus  sans  peine,  lorsqu'il  s'agit  de  fixer  la  valeur  respec- 
tive des  écrivains  de  l'âge  classique.  En  1726,  Titon  du  Tillet 
est  repris  par  J.-B.  Rousseau  de  ce  que,  dans  son  Parnasse 
français ,  il  veut  réserver  à  Chapelle  et  à  Segrais  une 
place  aussi  avantageuse  qu'à  Molière,  Corneille,  Racine  et 
Despréaux   (2).    Plus    tard  d'Alembert  lui  fera    le    même 

Les  Molières  naïfs,  les  Rotrous,  les  Tristans, 

Et  cent  autres  encore,  délices  de  leur  temps  ! 

Mais  quel  sera  le  sort  du  célèbre  Corneille, 

Du  théâtre  françois  l'honneur  et  la  merveille,  etc. 

Le  Siècle  de  Louis  le  Grand,  poëme,  p.  9  (à  la  lin  du  t.  I  du 
Parallèle  des  anciens  et  des  modernes,  Paris,  1692,  4  vol.  in- 12). 

(i)  Recueil  de  plusieurs  pièces  d'éloquence...,  Paris, Geignard, 
17 II,  pp.  327-338.  De  Callièrcs  divise  ces  poètes  en  trois  «  pléiades». 
Dans  la  première,  il  range  Corneille,  Kacinc,  Molière,  La  Fon- 
taine, Voilure,  Sarrasin,  Chapelle  ;  dans  la  seconde,  Despréaux, 
Pavillon,  Pellisson,  Benserade,  Quinault,  Segrais,  le  duc  de 
Nevers  ;  dans  la  troisième,  un  certain  nombre  de  femmes  auteurs. 

(2)  Lettre  du  5  septembre  1726  (O.  IV,  p.  325).  C'est-à-dire 
que  Titon  du  Tillet  veut  leur  faire  représenter  deux  nmscs  (Eulerpe 
et  Terpsichore).  Il  est  probable  qu'il  songe  aux  remontrances  de 
J.-B.  Rousseau,  lorsqu'il  écrit  dans  son  Parnasse  françois  :  «  Je 
sens  bien  que  les  poètes  célèbres  qui  représentent  sur  le  Parnasse 
françois  les  neufs  Muses,  n'ont  pas  tous  traité  des  sujets  élevés 
et  n'ont  pas  donné  de  longs  poèmes  et  une  grande  quantité 
d'ouvrages  ;  mais  on  ne  peut  refuser  à  aucun  deux  d'avoir  excellé 
dans  le  genre  d'écrire  qu'ils  ont  entrepris.  »  (Description  du 
Parnasse  françois  exécuté  en  bronze,  Paris,  J.-B.  Coignard, 
1727,  in-i2,  p.  17). 


1^4  LES   AUTEURS   COMMENTÉS 

reproche  à  propos  de  Racan  (i).  Lorsqu'en  l'jSo  l'abbé 
d'Olivet  dresse  à  l'usage  des  participants  malheureux  du 
concours  d'éloquence  une  liste  des  modèles  dont  ils  devraient 
s'inspirer  (2),  Voltaire  s'indigne  de  n'y  pas  voir  figurer 
l'auteur  des  Provinciales,  tandis  que  Balzac  et  Voiture  s'y 
maintiennent  encore  et  que  Fénelon  y  est  loué  «  d'avoir  de 
la  vai'iété  »  (3). 

Quelques  années  auparavant,  son  Temple  du  goût  lui 
avait  fourni  l'occasion  de  procéder  lui-même  à  une  série 
d'exécutions  retentissantes.  Il  y  reléguait  dans  un  coin 
obscur,  sans  égard  pour  leur  réputation  d'antan,  a  les  Pavil- 
lon, les  Benserade,  les  Pellisson,  les  Segrais,  les  St-Évre- 
mond,  les  Balzac,  les  Voiture  »  que  ne  tardait  pas  à  rejoindre 
Bussy.  Par  contre,  il  attirait  en  pleine  lumière  quelques 
femmes  d'abord,  Sé^vigné,  La  Fayette,  Deshoulières,  puis 
Bourdaloue,  Pascal  et  surtout  Quinault  que,  dans  une  émou- 
vante apothéose,  il  réconciliait  avec  Boileau.  Encore  ne 
satisfaisait-il  pleinement  personne,  pas  même  Vauvenargues 
qui  réclamait  pour  son  favori  Pascal  une  place  aux  côtés  de 
Bossuet  et  trouvait  un  peu  trop  restrictif  le  jugement  porté 
sur  ((  le  vertueux  auteur  de  Télémaque  »  (4).  Si  l'on  se 
rappelle  que  Voltaire  lui-même  a  plusieurs  fois  retouché  ses 
propres  arrêts  (5),  que  dans  le  Dictionnaire  philosophique, 

(1)  Histoire  des  membres  de  V Académie ,  II,  pp.  101-102. 

(2)  Discours  sur  l'éloquence  prononcé  le  20  août  1^35,  inséré 
en  lête  de  la  traduction  des  Catilinaires,  édition  de  1^36,  in-12, 
pp.  16-17.  Cetle  liste  ne  comprend  que  les  prosateurs  :  Balzac, 
Voiture^  Vaugelas,  Perrot  d'Abiancourt,  Palru,  Pellisson,  Bussy, 
Bossuet.  Fléchier,  Fénelon. 

(3)  Lettre  à  d'Olivet,  6  janvier  1736  (O.  XXXIV,  p.  i). 

(4)  Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes ,  §  IX  :  Sur 
quelques  ouvrages  de  Voltaire  (O.  I,  p.  266). 

(5)  Voyez  notamment  les  variantes  du  jugement  sur  Bossuet 
(O.  VIll,  pp.  577  et  600). 


LES   AUTEURS    COMMENTÉS  176 

il  cite  de  nouveau  Pellisson  en  compagnie  des  premiers 
modèles  (i),  qu'enfin  certains  auteurs,  comme  Massillon, 
n'ont  pu  s'imposer  à  son  admiration  qu'après  une  exhuma- 
tion tardive  de  leurs  œuvres,  on  achèvera  de  se  convaincre 
que  la  critique  a  passé  par  de  longues  hésitations  avant  d'être 
fixée  sur  le  compte  des  écrivains  du  règne  de  Louis  XIV.  A 
vrai  dire,  le  fut-elle  jamais  complètement?  Nous  avons  eu 
déjà  l'occasion  de  citer  une  opinion  de  la  seconde  moitié 
du  siècle  d'après  laquelle  il  était  alors  de  plus  en  plus  diffi- 
cile pour  les  jeunes  gens  de  se  reconnaître  au  milieu  de  la 
foule  des  jugements  contradictoires  dont  les  écrivains  en 
renom  avaient  été  l'objet  (2).  Ces  discassions  ont  donné 
naissance  à  toute  une  littérature  dont  les  Trois  siècles  de 
Sabatier  de  Castres,  les  Grands  hommes  vengés  de  Bergier, 
ou  encore  les  Lettres  de  Clément  ne  sont  pas  les  moindres 
spécimens. 

Toutefois,  le  dépôt  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  a 
beau  s'effectuer  lentement  :  il  n'en  profite  pas  moins  dune 
manière  continue  à  quelques  écrivains  vraiment  supérieurs, 
vagues  superbes  dont  la  crête  apparaît  plus  haute  et  plus 
éblouissante  à  mesure  que  l'eau  du  fleuve  se  clarifie.  On 
les  rencontre  souvent  groupés  dans  un  rappel  commun, 
inséparables  pour  ainsi  dire  dans  l'espèce  de  culte  que  les 
lettrés  leur  rendent.  Ce  sont  eux  qui,  dans  le   Temple  du 

(i)  Art.  Français  (O.  XIX,  p.  190).  Cf.  la  lettre  à  Deodali  de 
ïovazzi,  24  janvier  i;6i  :  «  Cette  puérilité  [il  veut  parler  des 
diminutifs]  nous  a  paru  indigne  d'une  langue  ennoblie  par  les 
Pascal,  les  Bossuet,  les  Fénelon,  les  Pellisson,  les  Corneille,  les 
Despréaux,  les  Racine,  les  Massillon,  les  La  Fontaine,  les  La 
Bruyère,  etc.  »  (O.  XLI,  p.  171). 

(2)  Observations  sur  la  littérature  à  Monsieur  ***  (Sabatier  de 
Castres),  Amsterdam  et  Paris,  l'j'^^,  in-8°,  p.  22G.  Voyez  plus  hant, 
p.  120. 


1^6  LES   AUTEURS   COMMENTÉS 

goût  (1731),  occupent  l'intérieur  du  sanctuaire  (i),  eux  qui, 
dans  le  tableau  du  progrès  des  sciences  et  des  arts  tracé 
par  d'Alembert  en  tête  de  Y Encj^clopédie  {i']i)\),vQ^résenlQn\. 
la  littérature  de  l'âge  d'or  (2),  eux  que  Vauvenargues  passe 
en  revue  avec  prédilection  dans  ses  Réflexions  critiques  sur 
quelques  poètes  (174^)  (3),  eux  dont  Thomas  propose,  dans 
son  traité  posthume  De  la  langue  poétique,  d'extraire  des 
exemples  pour  le  Dictionnaire  de  l'Académie  (4),  eux  tou- 
jours et  partout,  Racine,  Boileau,  Molière,  La  Fontaine, 
Bossuet,  Corneille,  Malherbe  quelquefois,  Pascal  et  Fénelon 
très  souvent,  sans  compter  La  Bruyère  et  Quinault  qui  ne 
sont  pas  parmi  les  moins  favorisés.  C'est  également  parmi 
ces  quelques  élus  que  nos  commentateurs  ont  choisi  leurs 
victimes,  ainsi  qu'en  témoigne  la  statistique  suivante. 

Racine  vient  en  tète  de  la  liste  avec  le  plus  grand  nombre 
de  commentaires.  Il  fut  annoté  tantôt  partiellement  :  par 
l'Académie  (Athalie),  par  d'Olivet  (toutes  les  pièces,  sauf  la 
Thébaïde  et  Athalie),  par  Voltaire  (Bérénice  dans  son  Com- 
mentaire sur  Corneille),  par  le  marquis  de  Ximénès  (Andro- 
maque  et  Britannicus) ,  par  d'Açarq  (Bérénice,  Athalie  et 
Phèdre),  par  Ghamfort  (Esther)  ;  —  tantôt  complètement  : 

(i)  Fénelon,  Bossuet,  Corneille,  Racine,  La  Fontaine,  Des- 
préaux (réconcilié  avec  Quinault),  Molière  (O.  de  Voltaire,  VllL 
pp.  577-580). 

(2)  Malherbe,  Balzac,  les  écrivains  de  Port-Royal  [Pascal?], 
Corneille,  Racine,  Despréaux,  Molière,  La  Fontaine,  Bossuet  (O. 
l,  pp.  58-59). 

(3)  Ces  poètes  sont  La  Fontaine,  Boileau,  Chaulieu  (!), 
Molière,  Corneille,  Racine,  Quinault,  J.-B.  Rousseau,  Voltaire  ; 
puis  viennent  les  orateurs,  Bossuet,  Pascal,  Fénelon,  La  Bruyère, 
etc.  (O.  I,  pp.  233-273). 

(4)  Thomas  cite  en  premier  ligne  Pascal,  La  Bruyère  et 
Bossuet  pour  la  prose, Corneille  et  Racine  pour  les  vers  ;  il  ajoute, 
en  seconde  ligne,  Boileau  (comparé  avec  J.-B.  Rousseau),  Molière 
et  La  Fontaine  (O.  IV,  pp.  265-266). 


LES    AUTEURS   COMMENTES  1^7 

par  Louis  Racine,  Formey,  Luneau  de  Boisjermain  et  ses 
collaborateurs,  enfin  par  La  Harpe.  Il  faillit  en  outre  être 
commenté  par  Saint-Marc  (i). 

Boileau  n'a  pas  beaucoup  moins  occupé  les  grammairiens. 
L'énorme  travail  de  Brossette  amplifié  par  Saint-Marc  n'em- 
pêche pas  Formey,  d'Açarq,  l'Académie,  Lévizac,  d'exa- 
miner la  langue  et  le  style  de  V Art  poétique ,  des  Satires,  des 
Épîtres,  et  du  Lutrin.  On  sait  que  l'abbé  d'Olivet  voulait 
faire  suivre  ses  Remarques  sur  Racine  de  Remarques 
pareilles  sur  Boileau,  mais  qu'il  en  fut  empêché  par  la  pré- 
paration d'un  Cicéron  ad  usum  Delphini  dont  le  cardinal 
Fleury  l'avait  chargé  (a). 

La  Fontaine  dut  longtemps  se  contenter  des  petites  notes 
de  Goste.  Voltaire  écrivant  à  Duclos  en  1761  le  recomman- 
dait aux  bons  soins  de  l'Académie  (3).  L'auteur  des  Fables 
figure  en  eftet  parmi  les  écrivains  que  cette  assemblée  a 
commentés  depuis  lors.  Pendant  la  période  révolutionnaire 
il  ne  subit  pas  moins  de  trois  fois  la  même  opération  grâce  à 
Chamfort,  à  Guillon  et  à  Mongez,  ce  dernier  s'étant  chargé 
de  le  présenter  aux  élèves  des  écoles  primaires  de  France. 

Brossette  avait  rassemblé  sur  Molière  les  éléments  d'un 
travail  semblable  à  son  commentaire  sur  Boileau  (4).  Cet 

(i)  Voyez  plus  haut,  p.  106. 

(2)  Remarques  sur  la  langue  française,  1767,  p.  9.  Cf.  les 
Remarques  sur  Racine,  1^38,  p.  5  :  «  Quant  à  présent,  et  pour 
ce  qui  me  regarde  personnellement,  je  crois  ne  pouvoir  mieux 
seconder  les  vues  de  M.  Despréaux  qu'en  m'attachant  à  ses 
poésies  et  à  celles  de  M.  Racine.  » 

(3)  «  Les  Fables  de  la  Fontaine  ont  besoin  de  notes,  surtout 
pour  l'instruction  des  étrangers.  Plus  d'un  académicien  s'offrira 
à  remphr  cette  tâche  qui  paraîtra  aussi  agréable  qu'utile.  »  Lettre 
du  1"  mai  1761  (O.  XLl,  p.  290). 

(4)  Voyez  sur  ce  projet  les  lettres  de  J.-B.  Rousseau  à  Bros- 
sette, 29  septembre  ij3o  (O.  IV,  p.  171),  à  Ghauvelin,  2.5  juillet 
1731  (Jbid.,  p.  2i5)  etàd'Olivet,3i  mai  1731  (O.  choisies,  11,  p.  3oo). 


if.  —  12. 


178  LES   AUTEURS    COMMENTÉS 

ouvrage  n'a  pas  paru,  ni  celui  que  Luneau  de  Boisjermain 
promet  dans  la  préface  de  son  édition  de  Racine  (i).  On  n'a 
pas  vu  davantage  le  commentaire  que  les  amis  de  Palissot 
l'avaient  pressé  d'écrire,  en  des  vers  dont  la  rime  eût  agréa- 
blement frappé  l'oreille  de  Banville  : 

N'est-ce  donc  pas  à  l'émule  de  Pope 

De  commenter  l'auteur  du  Misanthrope  ?  (2) 

Mais  Bret,  auquel  l'Académie  fournit  son  concours,  répara 
tant  de  négligence.  Cailhava,  moliériste  exalté,  en  eut  éga- 
lement l'intention  ;  mais  ses  projets  publiés  à  grand  fracas 
n'aboutirent  qu'à  une  esquisse,  ses  Etudes  sur  Molière  parues 
en  1802  avec  cet  épigraphe  :  «  On  commenta  les  mots,  je 
commenterai  l'art  »  (3). 

En  adressant  à  l'abbé  de  La  Porte  son  plan  d'une  édition 

(i)  A  propos  de  la  comédie  des  Plaideurs,  il  dit  (p.  xvii)  : 
«  La  manière  dont  elle  esl  traitée,  suffira  pour  donner  une  idée 
des  commentaires  que  je  me  propose  de  publier  sur  Molière,  l'un 
des  plus  grands  génies  que  la  France  ait  eus.  » 

(2)  Vers  à  M,  P.  de  M.  (Palissot  de  Montenoy)  poar  V engager 
à  reprendre  son  projet  de  commenter  Molière,  par  MM...  D.  D. 
{Journal  encyclopédique,  1768,  VllI,  ame  partie,  pp.  116-117).  Palis- 
sot avait  longuement  réfléchi  à  ce  travail.  «  Que  pour  la  gloire 
de  Molière  et  de  la  France,  écrit-il  dans  ses  Mémoires  (édit.  de 
i8o3,  II,  p.  176),  ce  commentaire,  digne  de  nos  plumes  les  plus 
savantes,  ne  soit  jamais  livré  à  des  mains  profanes!  » 

(3)  Dans  son  avertissement,  Cailhava  rapporte  que  dix  ans 
auparavant,  il  a  été  sollicité  par  un  libraire  de  Strasbourg  de  lui 
fournir  un  commentaire  sur  Molière.  Palissot  (A/emoiVes,  édit.  de 
i8o3,  I,  pp.  126-127)  se  moque  du  bruit  fait  autour  des  projets  de 
Cailhava  et  des  vers  que  le  chevalier  de  Cubières  lui  consacre 
dans  son  Épître  à  Molière  : 

Tel  n'est  point  Cailhava,  ton  plus  savant  élève  : 

Sa  Muse  de  ton  art  sonda  tous  les  secrets, 

Et,  pour  te  commenter,  Dieu  le  fit  naître  exprès. 


LES    AUTEURS   COMMENTES  1^9 

annotée  des  Œuvres  de  son  père,  Louis  Racine,  avait  exprimé 
le  désir  qu'un  homme  «  éclairé  »  élevât  un  monument  sem- 
blable à  Corneille,  a  dont  la  gloire,  disait-il,  m'intéresse 
autant,  puisqu'elle  intéresse  également  ma  patrie  »  (i).  Cet 
homme  se  rencontra  quelques  années  plus  tard  dans  la  per- 
sonne de  Voltaire,  le  seul  commentateur  de  Corneille  depuis 
les  Sentiments  sur  le  Gid  et  avant  que  Palissot  ne  se  fût 
donné  pour  tâche  de  revoir  son  travail. 

Aux  premiers  commentateurs  de  Malherbe, rAcadémie(2), 
Ménage  et  Chevreau,  viennent  s'en  ajouter  deux  nouveaux 
au  dix-huitième  siècle,  un  compilateur,  Saint-Mar.c,  et  un 
jeune  poète  qui  prend  avec  lui  quelques  leçons,  André 
Chénier.  Enfin  Vaugelas,  La  Bruyère  et  Quinault  doivent  à 
l'Académie  d'avoir  été  munis  chacun  d'un  commentaire 
grammatical. 

Il  y  a,  comme  on  s'en  est  probablement  aperçu,  bien  des 
inégalités  dans  cet  inventaire  que  nous  nous  sommes  effor- 
cés de  rendre  aussi  complet  que  possible,  des  absences  sin- 
gulières et  des  préférences  qui  sautent  aux  yeux.  Tout  cela 
demande  à  être  expliqué  ;  nous  allons  tâcher  de  le  faire  avec 
l'espoir  d'en  tirer  quelques  lumières  de  plus  pour  l'intelli- 
gence de  l'œuvre  des  commentaires. 


U 


Tout  d'abord,  il  est  évident  que  nos  commentateurs  ne  se 
sont  pour  ainsi  dire  occupés  que  d'ouvrages  en  vers.  Parmi 
les  prosateurs,  si  l'on  met  à  part  le  traducteur  Vaugelas 
annoté  par  l'Académie  et  quelques  observations  de  Formey 

(i)  Discours  préliminaire  aux  Remarques  sur  les  tragédies 
de  J.  Racine  (O.  V,  p.  290). 

(2)  Voyez  Pellisson,  Histoire  de  l'Académie,  I,  p.  120. 


l8o  LES   AUTEURS   COMMENTÉS 

sur  des  fragments  de  Watelet,  de  Fontanelle  et  de  Vertot, 
La  Bruyère  seul  a  été  l'objet  d'un  commentaire  en  forme.  11 
s'agit  donc  bien  ici  d'un  ostracisme  volontaire  atteignant 
toute  une  catégorie  d'écrivains. 

Est-ce  à  dire  qu'aux  yeux  des  critiques  la  littérature  fran- 
çaise de  ce  temps-là  manquât  de  bons  prosateurs  ?  Mais  même 
en  laissant  de  côté  Voiture  et  Balzac  qui,  de  l'aveu  de  tous, 
sans  en  excepter  leurs  apologistes,  sont  tombés  dans  un  com- 
plet discrédit (i),  voici  précisément  La  Bruyère  «  tout  plein 
de  tours  admirables  et  d'expressions  heureuses  qui  n'étaient 
pas  dans  notre  langue  auparavant  »  (2).  On  ne  dira  pourtant 
pas  qu'il  s'est  rendu  coupable  de  néologisme  ;  l'abbé  d'Olivet 
observe  à  cet  égard  certaines  nuances  qui  ont  échappé  à 
Swift  (3).  Selon  lui,  si  l'auteur  des  Caractèj'es  a  enrichi  la 
langue,  ce  ne  fut  que  par  des  moyens  licites,  c'est-à-dire  en 
ayant  recours  à  la  métaphore  qui, «  joignant  à  propos  les  idées, 
sait  tantôt  les  agrandir  et  les  fortifier,  tantôt  les  diminuer  et 
les  affaiblir  l'une  par  l'autre  ».  Il  serait  même  «  un  parfait 
modèle  en  cette  partie  de  l'art,  s'il  en  avait  toujours  respecté 
assez  les  bornes  et  si,  pour  vouloir  être  trop  énergique,  il  ne 
sortait  pas  quelquefois  du  naturel  )).  C'est,  aux  termes  près, 

(i)  «  Il  est  tombé  néanmoins,  cet  écrivain  si  célèbre  . .  »,  écrit 
l'abbé  Trublet  dans  son  Apologie  de  Balzac  (Essais  sur  divers 
sujets  de  littérature  et  de  morale,  1735,  II,  pp.  i44  et  sq.).  Balzac 
et  Voiture  sont  déjà  fort  maltraités  par  les  critiques  de  la  seconde 
moitié  du  dix-septième  siècle,  Boileau,  Saint-Evremond,Vahncour 
(dans  son  Avis),  Charpentier  (dans  le  Carpentariana),  etc.,  etc.  ; 
ils  l'ont  été  bien  davantage  ensuite,  par  Voltaire  notamment. 

(a)  DOlivet,  Histoire  de  l'Académie,  II,  p.  319. 

(3)  La  Bruyère,  dit  Swift,  «  makes  use  of  many  new  terms, 
which  are  not  to  be  tbund  in  any  of  the  common  dictionaries 
belbre  his  time  »  {A  proposai  for  correcting,  im.proving  and 
ascertaining  the  english  tongue  dans  les  Œuvres,  édit.  W. 
Scott,  1824,  IX,  p.  i44)'  En  conséquence,  il  le  considère  comme 
un  des  premiers  corrupteurs  de  la  belle  langue  classique. 


LES   AUTEURS   COMMENTÉS  l8l 

le  jugement  de  Vauvenargues  (i),  et  d'Alembert  ne  s'en 
écarte  que  pour  s'élever  contre  les  restrictions  de  l'abbé 
d'Olivet  (2). 

Voici  les  Provinciales  de  Pascal  que  Boileau  avaient  déjà 
célébrées  comme  l'ouvrage  «  le  mieux  écrit  que  la  langue  fran- 
çaise eût  produit  jusqu'alors  »  (3).  D'un  commun  accord, 
Ijouis  Racine,  Voltaire  et  d'Alembert  constatent  qu'il  n'y  a 
pas  un  mot  qui  ait  vieilli  dans  ces  lettres.  Le  premier  s'exta- 
sie sur  «  la  justesse  des  expressions,  l'élégance  des  tours, 
l'exactitude  des  rapports  dans  les  membres  d'une  phrase  » 
qu'on  peut  observer  dans  le  style  de  Pascal  (4)  ;  le  second, 
((  en  fait  de  prose  française  »,  relit  sans  cesse  les  Lettres 
provinciales  (5)  ;  le  troisième  déclare  que  leur  auteur  «  sem- 
ble avoir  deviné  deux  choses  qui  ne  paraissent  pas  faites 
pour  être  devinées,  la  langue  et  la  plaisanterie  »  (6).  , 

(i)  «  Si  j'osais  reprocher  quelque  chose  à  La  Bruyère,  ce 
serait  d'avoir  trop  tourné  et  trop  travaillé  ses  ouvrages.  »  Pré- 
face aux  Caractères  (de  Vauvenargues)  (O.  I,  p.  287). 

(2)  D'Olivet,  constate  d'Alemberl,  reproche  à  La  Bruyère,  «  à 
qui  d'ailleurs  il  donne  de  justes  louanges,  un  style  entortillé  et 
guindé  qui  n'est  certainement  pas  son  défaut  et  que  le  censeur 
panégyriste  a  confondu  avec  le  style  énergique  et  original  qui 
fait  le  caractère  du  Thèophraste  moderne  ».  {Histoire  des  mem- 
bres de  l'Académie,  VI,  p.  2i5). 

(3)  Cité  par  dAlembert,  o.  c,  III,  p.  i56. 

(4)  Réflexions  sur  la  poésie,  chap.  111,  art.  second  (O.  Il, 
p.  219). 

(5)  Lettre  à  M"»  du  Déliant,  17  septembre  1769  (O.  XL,  p.  171). 

(6)  Histoire  des  membres  de  l'Académie,  II,  p.  277.  Gondorcet, 
dans  son  Éloge  de  Pascal,  est  le  premier  qui  mette  une  sourdine 
à  ces  éloges  :  «  Si  on  osait  trouver  des  défauts  au  style  des  Pro- 
vinciales, on  lui  reprocherait,  dit-il,  de  manquer  quelquefois  d'élé- 
gance et  d'harmonie;  on  pourrait  se  plaindre  de  trouver  dans  le 
dialogue  un  trop  grand  nombre  d'expressions  familières  et  pro- 
verbiales qui,  maintenant,  paraissent  manquer  de  noblesse.  » 
{Pensées,  édit.  de  Londres,  1776,  in-8»,  p.  35). 


iSa  LES   AUTEURS    COMMENTÉS 

Voici  Fénelon  que  Voltaire  proclame  ((  le  second  des 
hommes  dans  l'éloquence  »  (i),  et  la  «  prose  harmonieuse  » 
de  son  Télémaque  à  laquelle  on  reproche  toutefois  sa  mono- 
tonie causée  par  trop  de  répétitions  (2).  Vauvenargues,  qui 
trouve  son  style  a  noble  et  touchant  »,  n'en  est  pas  offusqué  ; 
pour  lui,  ces  répétitions  «  sont  un  art  de  faire  reparaître  la 
même  vérité  sous  de  nouveaux  tours  et  sous  de  nouvelles 
images  pour  l'imprimer  plus  avant  dans  l'esprit  des 
hommes  »  (3).  Plus  enthousiaste  que  Thomas,  lequel  ne 
loue  Fénelon  que  d'avoir  fait  «  un  choix  élégant  et  heu- 
reux de  la  langue  connue  »  (4),  Palissot  lui  décerne  le 
titre  de  m  Racine  de  la  prose  par  son  immortel  ouvrage  de 
Télémaque  »  (5). 

Voici  La  Rochefoucauld  dont  le  petit  recueil  des  Maximes 
((  accoutuma  à  penser  et  à  renfermer  ses  pensées  dans  un 
tour  vif,  précis  et  délicat  »  (6),  Voici  Bourdaloue  «  un  des 
premiers  qui  étala  dans  la  chaire  une  raison  toujours  élo- 
quente ))  (7),  et  avec  lui  les  grands  prédicateurs,  Bossuet  en 
tête,  le  ((  sublime  ))  Bossuet  de  Voltaire,  celui  qu'il  se  plaît  à 
nommer  «  le  seul  Français  véritablement  éloquent  entre  tant 
de  bons  écrivains  en  prose  )).I1  découvre  cependant  un  grand 
nombre  de  fautes  dans  ses  Oraisons  funèbres  ;  ((  mais 
en  vérité  ces  fautes  sont  des  beautés,  quand  on  les  compare 

(()  Épître  dédicatoire  d'Oresie,  i^So  (O.  V,  p.  79).  Le  pre- 
mier est  Bossuet. 

(2)  Voltaire,  Connaissance  des  bautez,  1^49 '  PP-  21-22,  et 
d'Alembert,  Histoire  des  membres  de  l'Académie,  1,  p.  3oi. 

(3)  Fragments  sur  les  orateurs  (O.  I,  p.  273). 

(4)  Traité  de  la  langue  poétique  (O.  IV,  p.  266). 

(5)  Mémoires,  édit.  de  i8o3,  I,  p.  3o5. 

(6)  Voltaire,  Siècle  de  Louis  XIV,  chap.  XXXII  {O.  XIV, 
p.  541). 

(7)  Ibid.,  p.  542. 


LES   AUTEURS   COMMENTÉS  l83 

à  la  plupart  des  pièces  d'éloquence  d'aujourd'hui  »  (i). 
D'Alembert  en  parle  avec  autant  d'indulgence  :  «  Il  se  fait 
pardonner  ses  écarts,  dit-il  de  l'aigle  de  Meaux,  par  la  hau- 
teur immense  à  laquelle  il  s'élève  ;  on  sent  que  son  génie  a 
besoin  de  la  plus  grande  liberté  pour  se  déployer  dans  toute 
sa  vigueur  et  que  les  entraves  d'un  goût  sévère,  les  détails 
d'une  correction  minutieuse  et  la  sécheresse  d'une  composi- 
tion léchée  ne  feraient  qu'énerver  cette  éloquence  brûlante 
et  rapide  (2).   » 

Puis  Fléchier,  «  un  des  prélats,  lit-on  dans  Y  Année  litté- 
raire, qui,  par  leurs  écrits,  ont  le  plus  honoré  le  siècle  de 
Louis  XIV  et  particulièrement  la  langue  française  »  (3), 
selon  d'Alembert  «  le  modèle  de  l'harmonie  oratoire  »  auquel 
on  doit  pardonner,  en  faveur  de  cet  avantage,  son  goût 
prononcé  pour  les  antithèses.  Son  style  «  est  non  seulement 
pur  et  correct,  mais  plein  de  douceur  et  d'élégance  0  (4). 
Touchant  les  archaïsmes  notamment.  Racine  même,  «  quel- 
que pur  qu'il  soit,  l'est  moins  encore  dans  ses  vers  que 
Fléchier  dans  sa  prose  ».  L'historien  de  l'Académie  n'en 

(1)  Lettre  à  d'Olivet,  i"  avril  1766  (O.  XLIV,  p.  2,58).  Les 
variantes  du  Temple  du  goût  sont  instructives  au  sujet  des 
«  familiarités  »  l'cprochées  par  Voltaire  à  Bossuet  (O.  VIII,  pp.  5^7 
et  600),  C'est  dans  le  Dictionnaire  philosophique,  art.  Esprit, 
sect.  1  {O.  XIX,  p.  5)  qu'il  en  arrive  à  l'épithète  de  «  sublime  ». 

(2)  Histoire  des  membres  de  l'Académie,  I,  p.  445-  Cf.  ibid.,  II, 
p.  235  :  «  Ce  grand  orateur,  quoiqu'il  semble  négliger  et  dédaigner 
même  l'art  du  style,  en  est  pourtant  un  modèle,  au  moins  par 
l'adresse  et  le  bonheur  qu'il  a  eus  d'ennoblir  ainsi  plus  d'une  fois 
la  familiarité  de  ses  expressions.  C'est  par  là  surtout  qu'il  peut 
être  lu  avec  beaucoup  de  fruit  et  qu'il  est  digne,  par  conséquent, 
d'être  mis  au  rang  des  grands  écrivains.  » 

(3)  Année  littéraire,  1762,  III,  p.  142, 

(4)  Éloge  de  Fléchier  (Histoire  des  membres  de  l'Académie,!, 
p.  397). 


l84  LES   AUTEURS   COMMENTÉS 

relève  qu'un  seul,  d'ailleurs  commun  à  ces  deux  auteurs, 
dans  les  Oraisons  funèbres  du  second  (i). 

Enfin  Massillon  dont  la  résurrection  soudaine  en  i']^^ 
arrache  à  la  foule  des  lettrés  un  cri  de  surprise  et  d'admira- 
tion (2).  Il  faut  lire  le  compte-rendu  enthousiaste  que  le 
journaliste  des  Jugemens  sur  quelques  ouvrages  nouveaux 
lui  consacre  à  cette  occasion  (3).  «  Je  ne  crains  pas  de  dire, 
conclut-il,  si  le  sacré  peut-être  comparé  au  profane,  que  le 
P.  Massillon  est  au  P.  Bourdaloue,  ce  que  Racine  est  à 
Corneille  ».  Ce  rapprochement  n'est  pas  seulement  fortuit  ; 
il  rend  compte  aussi  des  intentions  de  l'auteur  :  «  Massillon, 
dit  Voltaire  en  y  insistant,  s'étudia  a  être  aussi  élégant  en 
prose  que  Racine  l'était  en  vers.  »  (4)  Voilà   pourquoi  le 

(i)  Ibid.  II,  pp.  396-397.  Cet  archaïsme  est  sans  que  je  le  die. 

(2)  «  Tout  le  monde  unanimement,  écrit  Louis  Racine  à  René 
Chevaye  le  17  janvier  1745,  vante  le  Petit  Carême  du  P.  Massillon 
qui  vient  de  paroître.  Les  autres  sermons  du  même  prédicateur 
suivront  de  près.  Je  ne  sais  s'ils  seront  aussi  bien  reçus  que  ces 
petits  sermons  faits  pour  le  roi  enfant.  Il  y  a  en  effet  de  très 
belles  choses  et  les  premiers  surtout  sont  admirables.  »  (Recueil 
Dugast-Matifeux,  p.  42). 

(3)  «  En  lisant  ces  discobrs  dont  l'éloquence  mâQe  et  douce 
frappe  l'esprit  et  touche  le  cœur,  la  raison  goûte  un  plaisir  spiri- 
tuel (la  religion  à  part)  auquel  il  me  semble  que  les  sens  parti- 
cipent. C'est  partout  un  raisonnement  juste  et  méthodique,  sans 
affectation  ;  des  pensées  vives  et  délicates,  des  expressions 
choisies,  sublimes,  harmonieuses  et  toujours  naturelles  ;  des 
images  revêtues  d'un  colori  frapant,  un  style  clair,  net  et  cepen- 
dant plein  et  nombreux.  Nulle  antithèse,  nulle  phrase  recherchée  ; 
point  de  figures  bizarres  ;  une  extrême  pureté  de  langage  sans 
exactitude  puérile  ;  une  élégance  continuelle  et  en  général  une 
fécondité  intarissable  et  une  abondance  d'idées  brillantes  et 
magnifiques,  qui  semblent  le  langage  naturel  de  l'orateur.  »  Jug-. 
ouvr.  nouv.,\,  pp.  267-268. 

(4)  Lettre  au  duc  de  La  Vallièrc,  1761  (O.  XLI,  p.  278). 


LES    AUTEURS   COMMENTÉS  l85 

Petit-Carême  devient  une  de  ses  lectures  favorites  (i).  îl 
l'a  toujours  sur  sa  table  à  côté  d'Athalie,  car,  fait  observer 
d'Alembert  auquel  nous  devons  ce  renseignement,  «  Massil- 
lon  est  pour  lui  le  modèle  des  prosateurs  comme  Racine 
est  celui  des  poètes  »  (2). 

D'où  vient  alors  que  nous  ne  possédions  aucun  commen- 
taire sur  les  œuvres  de  Massillon,  alors  que  nous  en  avons 
un  grand  nombre  sur  Racine  ?  On  le  voit,  la  critique  au 
dix-huitième  siècle  est  très  loin  d'avoir  méconnu  les  mérites 
des  grands  prosateurs  du  dix-septième.  Il  s'agit  donc  ici  de 
préférences  dictées  aux  commentateurs  par  des  considéra- 
tions étrangères  à  ces  mérites.  Sans  doute,  un  tel  parti-pris 
pourrait  à  la  rigueur  s'expliquer  par  des  raisons  d'oppor- 
tunité. Ayant  en  vue  l'instruction  de  la  grande  masse  des 
Français  et  des  étrangers,  les  commentateurs  n'ont  négligé 
aucun  moyen  de  rendre  leur  enseignement  aussi  attrayant  que 
possible.  Or,  de  l'avis  même  de  l'abbé  d'Olivet,  a  une  excel- 
lente poésie  se  fait  lire  et  relire  plus  volontiers  qu'une  prose 
également  bonne  en  son  genre  »  (3).  Dans  le  même  ordre 
de  préoccupations,  il  est  évident  que  des  ouvrages  de  pur 
agrément,  des  ouvrages  faits  pour  plaire,  tels  que  des  comé- 
dies, des  tragédies,  des  fables  ou  des  satires, s'adressent  à  un 
public  moins  spécial  que  les  ouvrages  des  grands  moralistes 
ou  des  grands  prédicateurs.  Mais  ce  sont  là  des  raisons  secon- 
daires. Soyons  sûrs  que  les  commentateurs  en  ont  d'autres, 
plus  importantes,  et  correspondant  à  des  vues  systématiques 
sur  la  langue  qu'ils  veulent  enseigner. 

N'oublions-nous  pas,  en  effet,  qu'en  la  personne  de  deux 
d'entre  eux  qui  sont  à  la  tète  du  mouvement.  Voltaire  et 

(i)  Lettre  à  d'Argenlal,  7  juillet  1769  (O.  XLVI,  p.  369). 

(2)  Eloge  de  Massillon  (Histoire  des  membres  de  l'Académie, 
I,  p.  30). 

(3)  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  1738,  p.  6. 


l86  LES   AUTEURS    COMMENTÉS 

l'abbé  d'Olivet,  nous  avons  affaire  à  des  champions  de  la 
versification  française,  autrement  dit,  à  des  adversaires 
déterminés  du  paradoxe  de  La  Motte.  L'année  même  où  ont 
paru  les  Discours  sur  la  tragédie  (i73o).  Voltaire  leur  a 
répondu  dans  ses  préfaces  d'Œc^ipe  et  de  i?rM^tts. D'Olivet  se 
lance  un  peu  plus  tard  dans  la  mêlée  avec  sa  Prosodie  fran- 
çoise  (1736),  puis  avec  ses  Remarques  de  grammaire  sur 
Racine  accompagnées  d'une  Lettre  critique  au  Président 
Bouhier  sur  l'utilité  de  la  versification. 

Aux  yeux  de  ces  deux  hommes,  la  langue  versifiée  l'em- 
porte nécessairement  en  perfection  sur  celle  qui  ne  l'est  pas  ; 
pour  tout  dire,  c'est  la  langue  par  excellence  à  laquelle  rien 
ne  saurait  être  comparé,  pas  même  la  «  prose  poétique  »  du 
Télémaque,  «  genre  bâtard  »,  dit  Voltaire  qui  n'a  jamais  pu 
le  souffrir  en  raison  même  des  arguments  qu'il  fournissait 
à  La  Motte.  Cette  supériorité  incontestable,  a  quoi  doit-on 
l'attribuer  ? 

Il  s'en  faut  bien,  comme  en  témoigne  la  j)olémique  soule- 
vée par  la  publication  des  Remarques  de  l'abbé  d'Olivet, 
qu'au  dix-huitième  siècle  tout  le  monde  soit  d'accord  sur  ce 
qui  distingue  la  prose  et  la  poésie.  L'auteur  du  Racine  vengé, 
l'on  s'en  souvient,  admet  que  la  langue  poétique  est  plus 
libre.  Il  n'est  pas  seul  de  son  avis  :  après  lui  cette  liberté  de 
la  langue  poétique  sera  revendiquée  encore  par  Clément 
contre  Voltaire,  par  Le  Brun  contre  Fréron(i). Toutefois, chez 
les  critiques  antérieurs  à  Louis  Racine,  on  ne  peut  pas  dire 
que  la  question  soit  franchement  posée  et  résolue.  Le  pre- 
mier, l'auteur  des  Réflexions  sur  la  poésie  envisage  la  liberté 
du  poète  par  rapport  à  la  langue  comme  un  droit  absolu, 
lequel  n'est  d'ailleurs  nullement  un  privilège  de  ceux  qui 
écrivent  en  vers.  Auparavant  cette  liberté  n'est  en  somme 

(i)  Voyez  ses  Remarques  sur  les  hardiesses  poétiques  du 
grand  Corneille  et  sa  Wasprie. 


LKS   AUTEURS   COMMENTÉS  .  187 

qu'une  licence,  une  facilité  destinée  à  compenser  l'excessive 
contrainte  imposée  par  la  versification  quantitative  et  la  rime 
au  poète  français. Un  Desfontaines,  un  abbé  Granet  n'ont  pas 
l'air  de  défendre  une  souveraine,  mais  plutôt  une  sorte  de 
forçat  en  perpétuelle  rupture  de  bah.  ((  Il  serait  bien  étrange, 
sécrie  le  premier,  qu'il  n'y  eût  que  notre  langue,  où  les 
vers  sont  si  difficiles,  qui  n'accordât  aucun  privilège  aux 
poètes  !  »  (i).  Pareillement  le  second,  lorsqu'il  rend  compte 
du  petit  livre  de  l'abbé  d'Olivet  :  «  Pour  peu  qu'on  examine, 
écrit-il,  et  qu'on  veuille  être  sincère,  l'on  avouera  que  si 
Racine  avait  écrit  en  prose,  il  aurait  évité  toutes  les  préten- 
dues fautes  que  lui  reproche  notre  critique.  Ce  n'est  que 
comme  poète  qu'il  les  a  commises  ;  ainsi  le  travail  de  notre 
moderne  académicien  ne  saurait  être  utile  à  quiconque 
cultive  Vart  d'écrire  ;  il  ne  tend  réellement  qu'à  contester  à 
Racine,  et  par  conséquent  aux  autres  poètes,  les  licences  qu'il 
a  prises  (2).   » 

Maladroits  défenseurs  !  Comme  on  sent  bien  qu'ils  rai- 
sonnent encore  sous  l'impression  des  théories  de  La  Motte, 
de  ce  La  Motte  que  Desfontaines  a  pourtant  combattu  dans 
ses  feuilles  !  (3)  L'auteur  de  Y  Œdipe  en  prose  avait  éga- 
lement mis  l'accent  sur  la  contrainte  imposée  par  le  vers  au 
poète  français  ;  il  l'avait  déclarée  non  seulement  inutile,  mais 
encore  nuisible, car  le  poète  se  trouvait  entraîné  malgré  soi  à 
lui  sacrifier  la  justesse  des  idées  et  la  correction  du  style.  Or, 
que  lui  avaient  répondu  les  champions  du  vers,  d'Olivet  et 
Voltaire  entre  autres?  Que  cette  contrainte,  qu'ils  ne  niaient 
pas  d'ailleurs   (4),  n'était  pas  aussi    malfaisante   qu'on   se 

(1)  Racine  vengé,  p.  5. 

(2)  Réfl.  ouvr.  litt.,  V,  pp.  33i-332. 

(3)  Nouvelliste  du  Parnasse,  X'"®  lettre  (pp.  197  et  sq.  delà 
ade  édit.). 

(4)  Nul  n'en  a  parlé  avec  autant  de  force  et  de  persistance 
que  Voltaire  :  «  11  est  plus  aisé  de  faire  cent  vers  en  toute  autre 


l88  .  LES    AUTEURS   COMMENTÉS 

plaisait  à  l'affirmer.  La  preuve  en  était  qu'((  il  y  a  moins  à 
reprendre  dans  Racine  et  dans  Despréaux  que  dans  nos  ouvra- 
ges de  prose  les  plus  estimés  »  (i),  observation  qui,  sous 
la  plume  de  Fauteur  de  la  Connaissance  des  beautés,  prend 
une  forme  abstraite  :  (f  Les  beaux  vers  en  français,  dit-il, 
sont  presque  toujours  plus  corrects  que  la  prose  (2).  »  Le 
petit  nombre  môme  des  ouvrages  parfaits  en  poésie  n'est  pas 
pour  infirmer  cette  tbèse  (3).  Il  en  reste  toujours  assez  pour 
qu'on  puisse  conclure  que  «  la  versification,  pour  un  vrai 
poète,  n'est  pas  une  contrainte  aussi  grande,  ni  aussi  nuisible 
aux  beautés  essentielles  du  discours  qu'on  l'a  prétendu 
depuis  plusieurs  années  dans  certains  écrits  »  (4).  A  ceux 
qui  persécutent  la  rime,  on  pourra  toujours  demander  s'ils 
estiment  qu'elle  «  ait  été  pernicieuse  à  Malherbe,  au  grand 
Corneille,  à  Molière,  à  Despréaux,  à  Racine  »  (5). 

Allons   plus   loin  :  de   tels   exemples  montrent  que  non 


langue  que  quatre  vers  en  français  »,  écrit-il  à  ce  propos  dans  son 
Discours  sur  la  tragédie,  lySo  (O.  II,  p.  3i3).  Cf.  ce  qu'il  dit 
encore  dans  le  Dictionnaire  philosophique,  art.  Vers  et  Poésie 
(O.XX,p.  562),  dans  le  Discours  aux  Welches  (O.  XXV,  p. 241),  etc. 
(i)  D'Olivet,  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  1738, 
p.  7.  Ce  passage  est  approuvé  par  Voltaire  dans  sa  lettre  du 
i"  avril  1766  :  «  Vous  avez  bien  raison  de  dire  qu'il  y  a  moins  de 
fautes  dans  Racine  que  dans  nos  meilleurs  écrivains  en  prose.  » 
(O.  Xl^lV,  p.  258).  Cf.  le  Dictionnaire  philosophique, Siri.  Langues, 
sect  II  (O.  XIX,  p.  56i)  :  «  Les  Français  n'ont  .point  d'auteur 
plus  châtié  en  prose  que  Racine  et  Boileau  le  sont  en  vers.  » 

(2)  Connaissance  des  bautez,  1749»  P-  10. 

(3)  «  Nous  avons,  dit  Voltaire  dans  le  Dictionnaire  philoso- 
phique, art.  Vers  et  Poésie,  très  peu  de  poètes  qui  soient  toujours 
élégants  et  toujours  corrects.  »  (O.  XX,  p.  562). 

(4)  D'Olivet,  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  i738, 
p.  120. 

.     (5)  D'Olivet,  Lettre  au  P^  Rouhier,  Ibid.,  p.  i58. 


LES   AUTEURS   COMMENTÉS  189 

seulement  la  contrainte  du  vers  ne  nuit  pas  à  la  langue, 
mais  qu'elle  est  pour  elle  une  cause  de  perfection.  Com- 
ment cela?  Justement  en  imposant  au  poète  un  labeur  plus 
considérable,  a  On  travaille  les  vers  avec  plus  de  soin 
que  la  prose  »,  observe  l'auteur  des  Remarques  de  gram- 
maire sur  Racine  (i);  et  celui  de  la  Connaissance  des 
Beautés  ne  raisonne  pas  différemment  :  «  La  difficulté  du 
vers,  dit-il,  produit  une  grande  attention  dans  l'esprit  d'un 
bon  poète,  et  de  cette  attention  continue  se  forme  la  pureté 
du  langage  ;  au  lieu  que  dans  la  prose,  la  facilité  du  langage 
entraîne  l'écrivain  et  fait  commettre  des  fautes  (a).  »  Vain- 
cre cette  difficulté,  c'est  tout  l'art  du  vers,  ou  du  moins  c'en 
est  la  partie  essentielle.  Obtenue  au  prix  d'un  pareil  labeur, 
la  correction  entre  pour  quelque  chose  dans  le  charme  spé- 
cial de  la  langue  poétique.  A  ce  titre,  elle  ne  se  recommande 
pas  seulement  pour  elle-même  :  elle  est  encore  une  loi  du 
genre.  «  C'est  à  cette  contrainte  de  la  rime  et  à  cette  sévérité 
extrême  de  notre  versification,  dit  Voltaire,  que  nous  devons 
ces  excellents  ouvrages  que  nous  avons  dans  notre  langue. 
Nous  voulons  que  la  rime  ne  coûte  jamais  rien  aux  pensées, 

(i)  Ibid.,  p.  7.  Chose  curieuse,  Féraud  qui,  dans  ses  remar- 
ques, s'attache  aussi  principalement  aux  poètes,  emploie  l'argu- 
ment inverse.  Il  le  lait,  dit-il,  «  pour  deux  raisons  :  la  première, 
c'est  qu'on  retient  mieux  les  vers  que  la  prose  et  que  les  incor- 
rections de  style,  inévitables  dans  la  poésie,  peuvent,  à  cause  de 
cela,  induire  plus  facilement  en  erreur;  la  seconde,  c'est  que  la 
contrainte  de  la  mesure  et  de  la  rime,  et  le  droit  des  inversions 
jettent  comme  nécessairement  les  poètes  dans  des  fautes  gramma- 
ticales qui  passent  trop  aisément  pour  des  licences  autorisées, 
parce  qu'elles  sont  rachetées  par  de  vraies  beautés  et  que  l'har- 
monie des  vers  les  dérobe  facilement  à  des  yeux  ou  à  des  oreilles 
peu  instruites  ou  peu  attentives.  »  {Dictioinaire  critique,  I,p.  xi). 
Féraud  est  un  disciple  lointain  de  La  Motte. 

(2)  Connaissance  des  bautez,  1749»  P-  ^i- 


igo  LES   AUTEURS   COMMENTES 

qu'elle  ne  soit  ni  triviale,  ni  trop  recherchée  ;  nous  exigeons 
rigoureusement  dans  un  vers  la  même  pureté,  la  même  exac- 
titude que  dans  la  prose.  Nous  ne  permettons  pas  la  moindre 
licence  ;  nous  demandons  qu'un  auteur  porte  sans  discontinuer 
toutes  ces  chaînes,  et  cependant  qu'il  paraisse  toujours  libre  ; 
et  nous  ne  reconnaissons  pour  poètes  que  ceux  qui  ont  rempli 
toutes  ces  conditions  (i).  »  La  Motte  a  donc  grand  tort  de 
triompher  de  ce  qu'il  a  pu  mettre  en  prose  une  scène  de 
Mithridate  en  se  bornant  à  supprimer  la  coupe  et  la  rime. 
C'est  ne  rien  comprendre  à  la  poésie  :  «  Il  ne  songe  pas  que 
le  grand  mérite  des  vers  est  qu'ils  soient  aussi  corrects  que 
la  prose  (2).  » 

Nous  sommes  loin  de  la  prétendue  liberté  de  la  langue 
poétique  invoquée  par  Desfontaines,  ou  plutôt  de  ses  licences. 
Voltaire  n'en  admet  pour  ainsi  dire  aucune  (3)  ;  les  puristes 
les  plus  orthodoxes  font  comme  lui,  ou  s'ils  accordent  qu'il 
en  existe,  ils  les  réduisent  à  un  très  petit  nombre,  reconnues 
comme  telles  et  cataloguées.  De  différence  quelconque  entre 
la  grammaire  de  la  poésie  et  celle  de  la  prose,  il  n'y  en  a  pas 
autrement  : 

La  langue  est  une,  en  prose  comme  en  vers  ; 
Et  la  grammaire  en  tout  genre  d'écrire 
Exerce  un  droit  que  rien  ne  peut  prescrire  (4)- 

L'inversion  pourrait  à  la  rigueur  être  comptée  pour  une  de 

(i)  Discours  sur  la  tragédie,  i^Sio  {O.  II,  p.  3i3). 

(2)  Préface  d'Œdipe,  1780  {O.  II,  p.  55). 

(3)  On  vient  de  le  voir  dans  son  Discours  sur  la  tragédie. 
Cf.  la  lettre  à  Thibouville  du  8  février  1773  (à  propos  du  vers  Je 
ne  méritais  pas  le  trône  où  tu  m'appelle)  :  «  Il  faut  une  s  à 
appelle,  grâce  aux  lois  sévères  de  notre  poésie  qui  ne  permet 
plus  la  plus  légère  licence  en  fait  de  langue.  »  (O.  XLVIII,  p.  3oi). 

(4)  UÉpître  de  Clio  à  M.  de  B***  au  sujet  des  nouvelles  opi- 
nions répandues  depuis  peu  contre  la  poésie,  1731  {Œuvres  de 
Nivelle  de  La  Chaussée,  Paris,  1777,  in-i6,  p.  i56). 


LES    AUTEURS   COMMENTES  I9I 

ces  différences,  mais,  au  témoignage  de  l'abbé  d'Olivet, 
l'usage  en  est  de  plus  en  plus  abandonné  par  les  poètes,  de 
sorte  qu'on  peut  prévoir  le  moment  où  «  nous  ne  conserve- 
rons entre  la  prose  et  le  vers  aucune  différence  qui  soit  pure- 
ment grammaticale  »  (i).  C'est  proprement  la  thèse  dont 
l'auteur  des  Remarques  sur  Racine  s'autorise  pour  chercher 
des  modèles  parmi  les  poètes  plutôt  que  parmi  les  prosateurs, 
«  car  notre  langue  ne  ressemble  pas  à  quelques  autres  où  la 
poésie  et  la  prose  font,  pour  ainsi  dire,  deux  langages  diffé- 
rents h  (2).  Il  faut  croire  que  l'abbé  Desfontaines  ne  l'a  pas 
combattue  avec  de  bonnes  armes,  puisqu'un  indépendant 
comme  l'abbé  Goujet  trouve  qu'il  a  trop  «  insisté  sur  la 
différence  du  langage  poétique  d'avec  celui  de  la  prose  ».  Elle 
lui  semble  «  un  peu  chimérique  pour  ce  qui  concerne  les 
règles  de  la  grammaire  que  les  poètes  comme  les  auteurs  qui 
écrivent  en  prose,  doivent  également  observer  avec  exacti- 
tude »  (3).  Au  reste,  il  est  évident  que  le  paradoxe  du 
Racine  oengé  en  est  bien  un  sous  la  forme  que  l'auteur  lui 
donne,  même  aux  yeux  des  personnes  qui  font  mine  de 
l'approuver.  Avant  de  soutenir  que  «  la  vivacité  de  la  poésie 
lui  fait  souvent  risquer,  non  seulement  des  images  et  des 
figures  plus  hardies,  mais  même  un  ordre  de  mots  que  la 
prose  n'ose  se  permettre  »,  Louis  Racine  prend  ses  précau- 
tions :  «  La  poésie  et  la  prose,  dit-il,  parlent  la  même  langue 
et  sont  soumises  à  la  même  syntaxe.  »  (4)  A  plus  forte  raison, 
un  grammairien  de  l'espèce  de  d'Açarq  se  croit-il  le  droit  de 

{\)  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  i^SS,  p.  77.  «  L'in- 
version, dit  d'Alembert  dans  ses  Réflexions  sur  la  poésie,  est 
rarement  permise  ;  elle  nous  déplait  pour  peu  qu'elle  soit  extra- 
ordinaire ou  forcée»  (O.  IV,  p.  295). 

(2)  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  i^SS,  p.  6. 

(3)  bibliothèque  françoise,  \,  p.  204. 

(4)  De  la  poésie  naturelle  ou  de  la  langue  poétique,  dans  les 
Mém.  de  VAcad.  des  Inscr.  et  B.-L.,  XV,  p.  193. 


193  LES   AUTEURS   COMMENTES 

professer  que  «  ce  qui  éloigne  le  style  du  versificateur  fran- 
çais de  celui  du  prosateur,  ce  ne  sont  à  proprement  parler 
que  la  rime,  la  mesure,  quelques  inversions,  quelques  méta- 
phores et  cinq  ou  six  termes  consacrés  »  (i).  Ces  cinq  ou  six 
termes,  Voltaire  les  enseigne  par  correspondance  à  son  élève, 
le  prince  royal  de  Prusse  (2).  A  prendre  sa  pensée  en  gros, 
les  paroles  de  d'Açarq  pourraient  être  en  effet  de  lui.  Elles 
pourraient  être  aussi  de  d'Alembert,  si  l'on  en  juge  par  les 
Réflexions  sur  poésie  de  cet  orateur  académique  :  «  Chez 
nous,  dit-il,  la  grammaire  des  poètes  est  aussi  rigoureuse 
que  celle  des  prosateurs  (3).  »  Fondez  sur  ce  principe  une 
méthode  de  critique  et  vous  aurez  le  fameux  procédé  qui 
consiste  à  réduire  les  vers  en  prose  pour  s'assurer  de  leur 
perfection,  procédé  qu'inaugure  Boileau  en  l'appliquant  aux 
métaphores  (4),  approuvé  et  utilisé  par  quelques-uns  des  plus 
notables  parmi  les  puristes  (5),  et  auquel  Voltaire  a  donné 
une  consécration  retentissante  (6). 

(i)  Observations  sur  Boileau,  1770,  p.  loi. 

(2)  Lettre  du  20  décembre  1737  :  «  Les  mots  uniquement 
réservés  pour  la  poésie,  j'entends  la  poésie  noble,  sont  en  petit 
nombre  ;  par  exemple,  on  ne  dira  pas  en  prose  coursiers  pour 
chevaux,  diadème  pour  couronne,  empire  de  France  pour 
royaume  de  France,  char  pour  carrosse,  forfaits  pour  crimes, 
exploits  pour  actions,  Vempyrée  pour  le  ciel,  les  airs  pour  l'air, 
fastes  pour  registre,  naguère  pour  depuis  peu,  etc.  »  (O.  XXXIV, 
p.  36o).  Cf.  les  listes  de  «  mots  propres  à  la  poé&ie  »  données  par 
Buffier,  Restant  et  de  Wailly  dans  leurs  traités  de  versification 
française. 

(3)  Œuvres,  IV,  p.  295. 

(4)  Voyez  dans  les  Réflexions  critiques  sur  Longin,  le  n*  XI. 

(5)  Voyez  d'Olivet,  Remarques  de  grammaire  sur  Racine, 
1738,  p.  i4,  d'Alembert,  Histoire  des  membres  de  V Académie,  III, 
pp.  39-43,  Féraud,  Dictionnaire  critique,  I,  p.  xi,  etc. 

(6)  Dès  1739  (25  février),  if  le  recommande  dans  une  lettre  à 
Helvétius  (O.  XXXV,   p.  187).  U  le  préconise  ensuite   dans  le 


LES    AUTEURS   COMMENTÉS  19? 

Ainsi,  pas  de  distinction  grammaticale  entre  la  prose  et 
la  poésie,  voilà  ce  qui  autorise  nos  commentateurs  à  choisir 
leurs  modèles  parmi  les  poètes.  Une  contrainte  et  par  consé- 
quent une  correction  plus  grandes,  voilà  pourquoi  ils  les 
préfèrent  aux  prosateurs,  A  cette  raison  s'ajoute  un  «  choix 
des  termes  »,  comme  dit  Voltaire  (i),  plus  rigoureux,  une 
pureté  plus  achevée  en  vertu  de  laquelle  un  poète  ne  se  sert 
pas  de  tous  les  mots  de  la  prose,  tandis  qu'un  prosateur  ne 
peut  mieux  faire  que  de  se  servir  des  mots  du  poète.  En 
ce  sens,  on  pourra  dire  que  «  les  ouvrages  de  prose  dans 
lesquels  on  a  le  mieux  imité  le  style  de  Racine,  sont  ce  que 
nous  avons  de  meilleur  dans  notre  langue  »  (a).  Mais  du 
principe  que  ce  qui  est  bon  en  vers,  ne  saurait  être  mauvais 
en  prose,  on  ne  conclura  pas  à  la  réciproque  :  elle  ne  serait 
pas  exacte  (3).  A  toutes  les  règles  de  la  prose,  la  poésie  en 

Dictionnaire  philosophique,  art.  Vers  et  poésie  (O.  XX,  p.  662), 
l'utilise  dans  le  Commentaire  sur  Corneille,  notamment  dans  les 
remarques  sur  Pof/yeucte.  I,  1,  et  Sertorins,  I,  i  (O.  XXXI,  p.  S^S 
et  XXXII,  p.  182),  le  défend  contre  Clément  dans  le  Sentiment 
d'un  académicien  de  Lyon  (O.  XXIX,  pp.  317  et  sq.)  et  lui  reste 
fidèle  jusque  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie, comme  en  témoigne 
sa  lettre  du  22  mars  1776  au  comte  de  Tressan  (O.  XLIX,  p.  202). 
(i)  «  Les  vers  faibles  ne  sont  pas  ceux  qui  pèchent  contre  les 
règles,  mais  contre  le  génie  ;  qui,  dans  leur  mécanisme,  sont  sans 
variété,  sans  choix  des  termes,  sans  heureuses  inversions  et  qui, 
dans  la  poésie,  conservent  trop  la  simplicité  de  la  prose.  »  Dic- 
tionnaire philosophique,  art.  Faible  (O.  XIX,  p.  73). 

(2)  Voltaire,  Lettre  à  l'Académie  française  en  tête  d'Irène 
(O.  VII,  p.  329)  (conclusion  d'un  article  où  il  le  dit  en  particulier 
de  Massillon  et  de  Fénelon). 

(3)  D'Alembert  l'entend  d'une  façon  spéciale  qu'il  attribue 
gratuitement  à  Voltaire  :  «  Quand  M.  de  Voltaire,  dit-il,  et 
d'autres  après  lui,  ont  dit  qu'il  n'y  a  de  beau  en  vers  que  ce  qui 
seroit  beau  en  prose,  ils  ont  voulu  dire  seulement  que  toute  pensée, 
toute  image,  belle  en  vers,  le  seroit  aussi  sans  être  riinée  ;  mais 

F.  —  13. 


194  LES   AUTEURS   COMMENTÉS 

ajoute  d'autres  qui  lui  sont  propres  et  qui  font  d'elle  non 
pas  une  langue  différente,  mais  une  langue  plus  châtiée,  un 
choix,  une  élile.  C'est  proprement  ce  fait  d'une  sélection 
qui  la  désigne  aux  préférences  des  commentateurs. 

La  même  préoccupation  reparaît  ailleurs  dans  leur  choix, 
par  exemple  dans  leur  sollicitude  pour  les  genres  nobles,  la 
poésie  lyrique,  la  tragédie,  la  grande  comédie,  la  poésie 
didactique.  Pour  un  î)eu,  ils  adopteraient  la  hiérarchie  des 
écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV  qui  doivent  servir  de 
modèles,  établie  par  Thomas.  Ils  placeraient  en  première 
ligne,  sinon  «  Pascal,  La  Bruyère  et  Bossuet  pour  la  prose  », 
du  moins  «  Corneille  et  Racine  pour  les  vers  »  ;  ensuite  vien- 
draient successivement  Boileau,  puis  Molière  et  La  Fontaine 
qui,  ((  par  les  genres  mêmes  qu'ils  embrassèrent,  furent 
presque  toujours  relégués  dans  la  langue  commune  (i).  » 

Une  autre  de  leurs  préférences,  c'est  celle  qu'ils  mani- 
festent pour  les  genres  dramatiques  (2).  La  moitié  au  moins 
des  commentaires  que  nous  connaissons  sont  consacrés,  tout 
ou  partie,  à  des  pièces  de  théâtre.  Proportion  éloquente 
si  l'on  considère  combien  les  lyriques  sont  au  contraire  peu 
favorisés  :  à  peine  un  ou  deux  commentaires  nouveaux 
au  dix-huitième  siècle.  On  dira  que  les  représentants  du 
genre  ne  sont  pas  nombreux  ;  c'est  vrai  :  ils  se  réduisent  à 

ils  n'ont  pas  prétendu  que  de  bons  vers  fissent  toujours  de  bonne 
prose.  »  (Histoire  des  membres  de  l'Académie,  III,  p.  43).  Que 
signifie  alors  cet  éloge  décerné  par  Voltaire  à  Racine  :  «  Voyez 
avec  quelle  clarté,  quelle  simplicité,  notre  Racine  s'exprime  tou- 
jours. Chacun  croit  en  le  lisant  qu'il  dirait  en  prose  tout  ce  que 
Racine  a  dit  en  vers.  »  Lettre  à  M"«  M***  (Menon),  90  juin  1766 
(O.  XXXIX,  p.  60). 

(1)  De  la  langue  poétique  (O.  IV,  pp.  265  266). 

(2)  Gondillac  aussi  «  choisit  les  poètes  dramatiques  »,  lors- 
qu'il fait  «  lire  et  relire  les  meilleurs  écrivains  »  à  son  élève  (Cours 
Hétude,  I,  Discours  préliminaire,  p.  3o). 


LES   AUTEURS   COMMENTÉS  igS 

deux,  Malherbe  et  J.-B.  Rousseau.  Mais  les  modèles  n'abon- 
dent pas  non  plus  dans  les  genres  dramatiques.  Avant 
Voltaire,  on  ne  cite  guère  que  Corneille,  Racine  et  Molière. 
Pourtant  les  commentateurs  ont  porté  leur  principal  effort 
sur  ces  trois  écrivains.  En  fait  de  poésie  lyrique,  c'est  la 
poésie  lyrique  dramatique  de  Quinault  qui  les  attire.  Ces 
diverses  constatations  ont  toutes  leur  importance  du  moment 
qu'on  cherche  à  fixer  le  caractère  exact  de  la  langue  ensei- 
gnée par  les  commentateurs. 


m 


Il  reste  que  les  raisons  générales  dont  nous  venons  de 
parler,  ne  sont  pas  seules  à  rendre  compte  de  leur  choix. 
Peut-être  même  ne  serait-il  pas  impossible  de  les  ramener 
toutes  à  des  questions  de  sympathie  non  pour  tel  ou  tel 
principe,  mais  pour  la  personne  et  l'œuvre  de  tel  ou  tel 
écrivain.  A  ce  point  de  vue,  Racine  n'aurait  pas  été  préféré 
parce  qu'il  s'est  distingué  dans  le  genre  tragique  et  la  poésie, 
mais  le  genre  tragique  et  la  poésie  auraient  été  préférés 
parce  qu'ils  comptent  Racine  au  nombre  de  leurs  repré- 
sentants. Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  bien  évident  qu'après 
avoir  placé  la  poésie  au-dessus  de  la  prose,  et  tel  genre 
au-dessus  de  tel  autre,  les  commentateurs  ne  pouvaient  pro- 
poser inditléremment  pour  modèles  tous  ceux  qui  avaient 
écrit  dans  ce  genre  et  en  vers.  Cela  est  si  vrai  qu'en  dépit 
de  leurs  préférences  systématiques,  ils  n'ont  point  exclu  de 
leur  œuvre  certains  écrivains  qui  s'étaient  signalés  dans  des 
genres  réputés  inférieurs.  Ils  ont  commenté  surtout  des 
poètes  et  surtout  des  poètes  dramatiques,  mais  ils  n'ont 
pas  commenté  que  ceux-là.  Le  mérite  personnel  d'un  écri- 
vain entre  pour  une  part  considérable  dans  les  raisons  qui 
dictent  leur  choix.  Rien  n'est  plus  propre  à  nous  éclairer 


196  LES    AUTEURS   COMMENTÉS 

sur  ces  raisons  que  la  critique  littéraire  du  temps  et  notam- 
ment ces  discussions  sur  la  préséance  des  grands  écrivains 
qui  furent  une  de  ses  occupations  favorites  et  dans  les- 
quelles Grimm  voyait,  peut-être  à  tort,  «  une  marque  de  la 
frivolité  des  esprits  »  (i). 

Parmi  les  poètes  qui  furent  florissants  avant  que  le  goût  eût , 
achevé  de  s'affermir, c'est-à-dire  avant  le  règne  de  Louis  XIV, 
Malherbe  occupe  une  place  privilégiée. Il  vit  sur  les  éloges  de 
Boileau  et  sur  la  renommée  des  services  qu'il  a  rendus  à  la 
langue  française  (2).  On  lui  sait  gré  d'avoir,  selon  l'expres- 
sion de  Voltaire,  «  un  peu  réparé  le  tort  de  Ronsard  »  (3). 
Toutefois,  comme  poète,  il  ne  soulève  plus  qu'un  enthou- 
siasme assez  factice  (4).  Certes,  il  a  prouva  qu'il  avait  de 
l'oreille  et  une  certaine  habileté  dans  le  maniement  des  mots, 
ce  qui  lui  vaut  la  considération  des  gens  du  métier,  d'un 
Le  Brun  par  exemple,  ou  d'un  A.  Chénier  ;  mais  son  œuvre 
n'en  est  pas  moins  surannée.  Selon  l'abbé  Batteux,  «  pour 
trouver  Malherbe  ce  qu'il  est,  il  faut  avoir  la  force  de  digérer 
quelques  vieux  mots,  et  d'aller  à  l'idée  plutôt  que  de  s'ar- 
rêter à  l'expression  »  (5).  Le  moins  que  puissent  faire  ses 

(i)  Correspondance  littéraire,  i'""  août  1764  (Vl,  p.  43). 

(2)  Voyez  en  particulier  le  Discours  sur  les  obligations  que 
la  langue  et  la  poésie  françoises  ont  à  Malherbe  inséré  par  Saint- 
Marc  dans  son  édition  des  Poésies  de  Malherbe,  1757,  et  l'article 
dithyrambique  de  l'Année  littéraire,  1767,  VII,  pp.  i45  et  sq. 

(3)  Dictionnaire  philosophique,  art  Français  (O.  XIX,  p.  i84). 

(4)  Fénelon  lui  a  reproché  la  multitude  de  ses  vers  faibles 
{Jugement  sur  un  poète  de  son  temps  dans  les  Œuvres,  i843,  III, 
p.  459  et  Lettre  à  l'Académie,  §  5)  ;  Vahncour  effacerait  volon- 
tiers les  trois  quarts  de  son  œuvre  (De  Brogiie,  Les  portefeuilles 
du  Président  Bouhier,  Paris,  1896,  in-8",  p.  55).  Clément  relève 
avec  raison  qu'il  ne  figure  pas  dans  le  Temple  du  Goût  {Seconde 
lettre  à  Voltaire,  La  Haye,  1773,  pp.  61  et  74). 

(5)  Cours  de  Belles- Lettres,  1748,  II,  p.  88. 


LES    AUTEURS   COMMENTES  I97 

éditeurs,  même  ceux  qui,  comme  Meusnier  de  Querlon, 
estiment  qu'il  a  doit  être  incontestablement  mis  à  la  tête  de 
nos  poètes  classiques  »  (i),  c'est  d'expliquer  ses  archaïsmes. 
La  situation  de  cet  auteur  est  ingénieusement  résumée  par 
Thomas  :  a  On  sait,  dit-il,  que  le  véritable  fondateur  de  notre 
langue  poétique  en  France  fut  Malherbe.  Le  genre  lyrique 
qu'il  embrassa,  pouvait,  dans  un  siècle  plus  heureux,  donner 
à  cette  langue  un  grand  caractère;  mais  il  eut  moins  de 
génie  que  de  verve  et  plutôt  de  la  noblesse  que  de  la  force  : 
d'ailleurs  le  mauvais  goût  de  son  siècle  l'entourait  de  toute 
part  et  perça  trop  souvent  dans  ses  ouvrages.  Il  forma  plutôt 
le  mécanisme  de  la  langue  qu'il  n'en  forma  le  génie  ;  il 
ouvrit  la  carrière,  y  fit  quelques  pas,  mais  il  ne  la  parcourut 
point  (2).  )) 

Malherbe  mérite  qu'on  ait  pour  lui  certains  égarcf^  :  il  est 
de  la  lignée  des  puristes,  l'ancêlre  de  la  race.  Corneille  ne 
peut  s'attendre  à  être  l'objet  de  pareils  ménagements.  Les 
critiques  de  Voltaire  ne  sont  pas  les  pires  avanies  qu'il  ait 
eu  à  subir  au  dix-huitième  siècle.  L'auteur  du  Dictionnaire 
philosophique  daigne  encore  faire  quelques  distinctions  entre 
les  diverses  parties  de  son  œuvre  :  «  Corneille,  dit-il,  pécha 
trop  souvent  contre  la  langue,  quoiqu'il  écrivît  dans  le 
temps  même  qu'elle  se  perfectionnait.  Son  malheur  était 
d'avoir  été  élevé  en  province  et  d'y  composer  même  ses 
meilleures  pièces.  On  trouve  trop  souvent  chez  lui  des 
impropriétés,  des  solécismes,  des  barbarismes  et  de  l'obs- 
curité ;  mais  aussi,  dans  ses  beaux  morceaux,  il  est  sou- 
vent aussi  pur  que  sublime.  Celui  qui  commenta  Corneille 
avec  tant  d'impartialité . . . ,  a  remarqué  qu'il  n'y  a  pas  une 

(i)  Poésies  de  Malherbe  rangées  par  ordre  chronologique, 
avec  la  vie  de  l'auteur  et  de  courtes  notes.  N"®  édit.,  Paris,  Bar- 
bou,  1764,  in-S",  avertissement,  p.  v. 

(2)  De  la  langue  poétique  {O.  IV,  pp.  3o9-3io). 


igS  LES   AUTEURS   COMMENTÉS 

seule  faute  de  langage  dans  la  grande  scène  de  Cinna  et 
d'Emilie  où  Cinna  rend  compte  de  son  entrevue  avec  les 
conjurés  ;  et  à  peine  en  trouve-t-il  une  ou  deux  dans  cette 
autre  scène  immortelle  où  Auguste  délibère  s'il  se  démettra 
de  l'empire  (i).  »  Beaucoup  des  contemporains  de  Voltaire 
n'ont  pas  mis  autant  de  mesure  dans  leurs  appréciations 
du  talent  de  'Corneille.  «  Souvent  embarrassés  et  défi- 
gurés par  des  termes  bas  et  triviaux  »,  dit  l'abbé  Des- 
fontaines en  parlant  des  vers  cornéliens  qu'il  oppose  à  ceux 
de  Racine  (2),  Vauvenargues,  contre  qui  Voltaire  est  même 
obligé  de  prendre  la  défense  de  l'auteur  de  Cinna,  condamne 
sans  rémission  chez  Corneille  «  ses  antithèses  affectées,  ses 
négligences  basses,  ses  licences  continuelles,  son  obscurité, 
son  emphase  et  enfin  ces  phrases  synonymes  où  la  même 
pensée  "est  plus  remaniée  que  la  division  d'un  sermon  »  (3). 
Enfin,  si  quelqu'un  s'est  montré  sévère  pour  cet  auteur,  c'est 
Grimm,  qui  se  serait  fait  lapider,  disait-il,  s'il  avait  publié 
tout  le  mal  qu'il  pensait  du  grand  Corneille  (4). 

(i)  Dictionnaire  philosophique,  art.  Langue,  sect.  Il  (O.  XIX, 
p.  56i).  Cf.  Ibid.,  art  Vers  et  poésie  :  «  Les  beaux  morceaux  de 
Corneille  sont  toujours  bien  écrits,  à  quelques  petites  fautes 
près.  »  (O.  XX,  p.  562);  et  déjà  les  Lettres  philosophiques 
n"  XXIV  :  «  Une  chose  assez  singulière,  c'est  que  Corneille,  qui 
écrivit  avec  assez  de  pureté  et  beaucoup  de  noblesse  les  pre- 
mières de  ses  bonnes  tragédies. . .,  écrivit  toutes  les  autres  très 
incorrectement. . .  »  (O.  XXII,  p.  187), 

(2)  Obs.écr.  mod.,  IV  (1736),  p.  2o3. 

(3)  Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes,  V  (O.  I,  p.  246). 
La  correspondance  de  Voltaire  et  de  Vauvenargues  au  sujet  de 
Corneille  est  de  l'année  l'j^'i. 

(4)  Selon  Grimm,«  tout  homme  éclairé  dira  qu'il  y  a  de  grandes 
beautés  dans  Corneille,  mais  il  dira  aussi  qu'elles  sont  cachées  et 
éparses  dans  un  fumier  immense  ».  Correspondance  littéraire, 
i5  mai  1764  (V,  p.  5oi). 


LES   AUTEURS   COMMENTES  I99 

Corneille  a  pour  excuse  d'être  venu  trop  tôt  dans  une 
société  qui  n'avait  pas  encore  le  goût  formé.  Quand  on  lit 
Médée,  par  exemple,  «  il  y  a  de  la  justice  à  lui  tenir  compte 
du  sublime  quon  y  trouve  quelquefois  et  à  n'accuser  que 
son  siècle  de  ce  style  comique,  négligé  et  vicieux  qui  des- 
honorait la  scène  tragique..  C'était  le  malheureux  style 
d'une  nation  qui  ne  savait  pas  encore  parler  «  (i).  Molière 
est  apparu  plus  tard  ;  ses  défauts  par  conséquent,  et  il  en  a 
de  graves,  ne  sont  imputables  qu'à  lui.  On  ne  les  lui  a 
pas  pardonnes  :  depuis  La  Bruyère,  en  passant  par  Bayle 
et  Fénelon,  la  série  est  longue  de  ceux  qui  l'ont  accusé 
d'avoir  mal  écrit  (2).  Toutefois  sa  langue  ne  manque  pas 
non  plus  d'apologistes.  J.-B.  Rousseau,  tout  en  reconnaissant 
qu'elle  est  pleine  de  taches,  insiste  sur  les  qualités  drama- 
tiques du  style  de  Molière  (v  convenable  au  théâtre  comique 
qui  a  son  langage  propre  qu'il  est  nécessaire  d'apprendre 
avant  de  le  condamner  »  (3).  Louis  Racine  se  place  au 
même  point  de  vue  pour  juger  ce  style  :  «  Molière,  dit-il,  au 
sel  attique  joignit  aussi,  comme  Aristophane,  les  grâces 
naturelles  du  style.  Sa  versification  est  la  seule  qui  convienne 
à  la  comédie,  et  sa  prose  même  a  un  agrément  que  peu  de 
personnes  remarquent.  M.  de  Cambrai  n'a  pas  fait  assez 
d'attention  au  genre  dans  lequel  Molière  écrivit  quand  il  a 
condamné  sa  versification  et  sa  prose  (4).  »  Palissot,  l'un 
des  dévols  du   maître,  ne  trouve  toujours  pas  de  meilleur 

(i)  Commentaire  sur  Corneille,  remarques  sur  Médée,  I,  i  (O. 
XXXI,  p.  i86).  C'est  précisément  le  terrain  sur  lequel  Clément  se 
place  pour  défendre  Corneille  contre  Voltaire  (Sixième  lettre,  La 
Haye,  1774»  in-S",  p.  201). 

(2)  Sur  ces  jugements  devenus  classiques  voyez  notamment 
l'étude  de  M.  Bruneiière  sur  La  lang'ue  de  Molière  (Études 
critiques,  7"ie  série,  Paris,  ioo3,  pp.  85  etsq.). 

(3)  Lettre  à  M.  de  Chauvelin,  25  juillet  1731  (O.  IV,  p.  212). 

(4)  Traité  sur  la  poésie  dramatique,  chap.  V  (O.  VI,  p.  ^16). 


200  LES    AUTEURS   COMMENTES 

moyen  de  justifier  l'incorrection  du  style  de  Molière  que 
d'énumérer  ses  autres  qualités  (i).  Mais  d'Alembert  va  plus 
loin  et  découvre  que  ce  style  est  plein  de  gallicismes  ;  aucun 
auteur  n'est  a  si  riche  en  tours  de  phrases  propres  à  la 
langue  française  ;  il  est  même,  pour  le  dire  en  passant, 
beaucoup  plus  correct  dans  sa  diction  qu'on  ne  pense 
communément  »  (2).  Grimm  enfin  proclame  qu'((  un  bon 
commentaire  sur  Molière  serait  un  ouvrage  précieux. 
D'abord,  il  n'est  point  d'écrivain  qui  eût  pu  fournir  autant  de 
remarques  utiles  sur  la  langue  ;  personne  ne  l'a  jamais  maniée 
avec  autant  de  hardiesse  et  de  facilité  que  lui  ;  personne  n'a 
jamais  dit  en  vers  des  choses  plus  difficiles  à  dire,  et  jamais 
personne  ne  les  a  dites  si  naturellement.  Nous  n'avons 
aucun  auteur  qui  ait  employé  plus  de  gallicismes,  plus  de 
tons  et  de  dialectes  différents  »  (3). 

On  voit  jusqu'à  quel  point  le  dix-huitième  siècle  est  capa- 
ble de  comprendre  et  d'apprécier  le  style  de  Molière. Les  vrais 
puristes  manifestent  en  général  moins  d'enthousiasme  et  aussi 
moins  de  clairvoyance  ;  ainsi  Vauvenargues  lorsqu'il  confirme 
l'arrêt  de  Fénelon  en  l'aggravant,  si  possible  :  il  v  trouve 
dans  Molière  tant  de  négligences  et  d'expressions  bizarres  et 
impropres,  qu'il  y  a  peu  de  poètes,  si  j'ose  le  dire,  moins 
corrects  et  moins  purs  que  lui  »  (4).  Lhabitude  est  prise 
même  par  la  presse  de  relever  des  barbarismes  et  des  néolo- 

(i)  Mémoires,  édit.  de  i8o3,  II,  p.  186. 

(2)  Sur  l'harmonie  des  langues  et  sur  la  latinité  des  moder- 
nes (O.  IV,  p.  22).  Ailleurs  encore  il  signale  dans  Molière  une 
qualité  «  dont  on  ne  parle  pas  assez  et  dont  on  ne  lui  tient  pas 
assez  compte,  c'est  d'être  celui  de  nos  écrivains  où  l'on  trouve 
le  plus  la  vraie  langue  française,  les  tours  et  les  manières  de 
parler  qui  lui  sont  propres.  »  Dialogue  entre  la  poésie  et  la  philo- 
sophie (O.  IV,  p.  379). 

(3)  Correspondance  littéraire ,  août  1773  (X,  p.  268). 

(4)  Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes,  IV  (O.  I,  p.  238). 


LES   AUTEURS   COMMENTES  20I 

gismes  (!)  dans  les  œuvres  de  Molière  (i).  Voltaire  sur  ce 
point  ne  le  cède  à  personne,  quoiqu'ici  encore  il  se  donne  la 
peine  de  faire  un  départ  entre  les  différentes  pièces  du 
•poète  :  «  Le  Misanthrope,  les  Femmes  savantes,  le  Tar- 
tuffe, dit-il,  sont  écrits  comme  les  satires  de  Boileau  »  (2). 
Il  n'en  proclame  pas  moins  d'autre  part  que  <(  non  seulement 
il  se  trouve  dans  les  ouvrages  de  cet  admirable  auteur  des 
vices  de  constructions,  mais  aussi  plusieurs  mots  impropres 
et  surannés  ».  A  son  avis,  «  trois  des  plus  grands  auteurs  du 
siècle  de  Louis  XIV,  Molière,  La  Fontaine  et  Corneille,  ne 
doivent  être  lus  qu'avec  précaution  par  rapport  au  lan- 
gage »  (3). 

On  le  voit,  La  Fontaine  est  également  compris  dans  la  liste 
de  ces  demi-réprouvés.  Un  «  grand  nombre  de  fautes  contre 
la  langue  et  contre  la  correction  du  style  »,  voilà  ce  qui,  aux 
yeux  de  Voltaire,  excuse  Boileau  de  n'avoir  pas  compté  ce 
poète  pai'mi  ceux  qui  faisaient  honneur  à  son  siècle  (4).  Il 
note  que  dans  ses  fables  La  Fontaine  a  a  bien  voulu  quelque- 
fois descendre  au  style  burlesque  »  (5)  et  que  dans  ses  contes 
il  a  souvent  corrompu  sa  langue.  Aussi  met-il  les  jeunes 
gens  en  garde  contre  un  entraînement  qui  leur  ferait  ((  con- 
fondre avec  son  beau  naturel  le  familier,  le  bas,  le  négligé, 
le  trivial,  défauts  dans  lesquels  il  tombe  trop  souvent  »  (6). 

(i)  Voyez  le  Pùur  et  Contre,  XIV,  p.  147,  Voltaire,  Connais- 
sance des  bautez,  I749>  PP-  ^28  et  sq.,  eîc. 

(2)  Catalogue  des  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV,  art. 
Molière  {O.  XIV,  p.  106). 

(3)  Petits  sommaires  des  pièces  de  Molière,  préface  de 
V Étourdi,  1739  (O.  XXIIl,  p.  98). 

(4)  Dictionnaire  philosophique,  art.  Fable  (O.  XIX,  p.  62). 

(5)  Jbid.,  art.  Bouffon  (O.  XVIll,  p.  29). 

(6)  Catalogue  des  écrivains  français  du  Siècle  de  Louis  XIV, 
art.  La  Fontaine  (O.  XIV,  p.  83). 


202  LES   AUTEURS   COMMENTES 

D'autres  que  Voltaire,  d'ailleurs,  estiment  que  ((  ce  serait 
rendre  service  aux  Belles-Lettres  que  de  noter  dans  les 
Fables  de  La  Fontaine  celles  où  l'on  trouve  des  ternies 
qui  ne  sont  plus  d'usage,  des  phrases  obscures,  une  morale 
et  une  application  peu  justes  »  (i). 

Il  est  visible  cependant  que  dans  le  cas  particulier,  la  cri- 
tique est  partagée  entre  son  penchant  naturel  à  la  sévérité  et 
l'irrésistible  séduction  que  les  Contes  et  surtout  les  Fables 
exercent  sur  leurs  lecteurs.  Jusque  dans  les  morceaux  que 
La  Fontaine  a  le  plus  négligés,  d'Olivet  reconnaît  un  grand 
maître  et  avec  tous  les  gens  de  goût,  il  le  regarde  «  comme  l'un 
de  nos  cinq  ou  six  poètes  pour  qui  le  temps  aura  du  respect 
et  dans  les  ouvrages  desquels  on  cherchera  les  débris  de 
notre  langue,  si  jamais  elle  vient  à  périr  »  (a).  Inversement 
Vauvenargues,  api'ès  avoir  payé  son  tribut  de  louanges  «  aux 
grâces  d'un  homme  si  sage  »,  admet  qu'a  on  peut  trouver 
dans  ses  écrits  plus  de  style  que  d'invention  et  plus  de  négli- 
gence que  d'exactitude  »  (3).  Mais  pour  d'Alembert,  «  La 
Fontaine  a  donné  à  la  langue  un  tour  naïf  et  original  »  (4)  et 
La  Harpe  passant  condamnation  sur  les  contes,  affirme 
hautement,  à  propos  de  fables,  que  l'auteur  «  y  respecte  la 
langue  que  Molière  ne  respectait  pas  assez  »  (5). 

Jusqu'ici  la  critique  se  montre  en  somme  assez  embar- 
rassée dans  ses  jugements  sur  les  poètes  classiques  ;  elle 
hésite  et  se  contredit  souvent,  soucieuse  de  maintenir  à  la 
fois  l'empire  des  règles  et  les  droits  du  génie.  Que  le  génie 
ne  se  manifeste  plus  en  dehors  des  règles,  mais  qu'au  con- 

(i)  Observations  sur  la  littérature  à  Monsieur***  (Sabatier 
de  Castres),  Amsterdam  et  Paris,  I774>  in-8%  p.  i53. 

(2)  Histoire  de  l'Académie,  II,  p.  807. 

(3)  Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes,  I  (O.  I,  p.  234). 

(4)  Dialogue  entre  la  poésie  et  la  philosophie  (O.  IV,  p.  3^9). 

(5)  Éloge  de  La  Fontaine,  l'j'j^  (O.  IV,  p.  218). 


LES   AUTEURS   COMMENTÉS  2o3 

traire  un  écrivain  réussisse  à  établir  entre  ces  deux  pouvoirs 
un  accord  parfait,  et  la  critique  va  se  montrer  aussi  affirma- 
tive qu'unanime  à  son  sujet.  Cette  attitude  fort  rare,  elle 
l'a  prise  en  présence  de  deux  auteurs  au  moins,  Racine  et 
Boileau  qui,  aux  yeux  des  puristes,  réalisent  le  mieux  l'idéal 
de  la  perfection  dans  la  régularité  (i).  Ceux  qui  tiennent  à 
établir  en  tout  un  parallèle  entre  le  siècle  de  Louis  X.IV  et 
le  siècle  d'Auguste,  les  comparent  volontiers  à  Virgile  et 
Horace  (2).  Ce  sont  les  classiques  par  excellence.  Il  faut 
entendre  par  là,  dit  V Encyclopédie,  a  les  auteurs  qui  ont 
écrit  tout  à  la  fois  élégamment  et  correctement,  tels  que 
Despréaux,    Racine,   etc.  » 

Même  lorsque  dans  le  clan  des  philosophes,  on  se  mit  à 
dénigrer  les  idées  et  l'inspiration  de  Boileau,  il  est  une  qualité 
qui  ne  lui  fut  jamais  refusée,  celle  de  versificateur  accompli  ; 
aux  yeux  de  la  critique,  cette  épithète  comportait  encore  une 
très  grande  part  de  louange.  On  sait  comment  Helvétius, 
dont  les  sentiments  s'étaient  trop  librement  affichés  dans  sa 
correspondance  avec  Voltaire,  s'attira  cette  réponse  :  «  Je 
vous  prêcherai  éternellement  cet  art  d'écrire  que  Despréaux 
a  si  bien  connu  et  si  bien  enseigné,  ce  respect  pour  la  langue, 
cette  liaison,  cette  suite  d'idées,  cet  air  aisé  avec  lequel  il 
conduit  son  lecteur,  ce  naturel  qui  est  le  fruit  de  l'art  et 
cette  apparence  de  facilité  qu'on  ne  doit  qu'au  travail.  Un 
mot  mis  hors  de  sa  place  gâte  la  plus  belle  pensée.  Les  idées 
de  Boileau,  je  l'avoue,  ne  sont  jamais  grandes,  mais  elle  ne 
sont  jamais  défigurées;  enfin  pour  être  au-dessus  de  lui,  il 

(i)  Dès  1782  (14  avril).  Voltaire  écrit  à  Brossette  :  «  Je 
regarde  ces  deux  grands  hommes  comme  les  seuls  qui  aient  eu 
un  pinceau  correct,  qui  aient  toujours  employé  des  couleurs  vives 
et  copié  fidèlement  la  nature.  »  (O.  XXXllI,  p.  253). 

(2)  Voltaire,  préface  d'Œdipe,  ly'io  (O.  II,  p.  55),  d'Alem- 
berl,  Histoire  des  membres  de  l'Académie,  11,  p.  187. 


204  LES   AUTEURS   COMMENTÉS 

faut  commencer  par  écrire  aussi  nettement  et  aussi  correcte- 
ment que  lui  (i).  »  Soit  qu'à  son  tour  il  s'attaque  à  la  répu- 
tation de  Boileau  : 

Boileau  correct  auteur  de  quelques  bons  écrits  (2), 

soit  qu'au  contraire  il  célèbre  le  génie  de  cet  écrivain  qui, 
{(  en  ne  manquant  jamais  à  la  pureté  de  la  langue, 

. . .  sait  d'une  voix  légère, 
Passer  du  grave  au  doux,  du  plaisant  au  sévère  (i), 

Voltaire,  et  avec  lui  les  détracteurs  comme  les  admirateurs 
de  Boileau,  en  reviennent  toujours  à  cette  caractéristique  de 
son  talent  :  la  correction.  C'est  elle  qui,  selon  d'Alembert, 
«  le  rend  singulièrement  propre  à  servir  d'étude  aux  jeunes 
élèves  en  poésie  »  (4).  Thomas  s'étend  longuement  sur  les 
avantages  que  la  langue  française  doit  à  Boileau,  «  la  cor- 
rection, la  pureté,  la  justesse  et  cet  esprit  de  mesure  qui  sait 
à  propos  être  économe  des  beautés  mêmes».  Son  mérite  est 
d'avoir  été  «  législateur  dans  notre  langue  poétique  ;  et  en 
cette  qualité,  ses  préceptes  et  ses  exemples  furent  d'accord, 
ce  qui  lui  donnait  une  double  autorité  ».  Quant  au  caractère 
de  cette  législation,  on  peut  dire  qu'elle  «  approcha,  dans  la 
poésie,  de  celle  de  Lycurgue  :  il  retrancha  avec  sévérité  tous 
les  germes  des  vices  et  des  défauts,  et  rendit  peut-être  son 
peuple  un  peu  plus  pauvre  de  peur  qu'il  n'abusât  de  ses 
richesses  ».  Finalement,  «  il  se  trouve,  par  une  circonstance 
assez  singulière,  que  le  génie  ou  l'esprit  de  Boileau  eut  beau- 
coup d'analogie  avec  le  caractère  et  le  génie  de  notre  langue, 

(i)  Lettre  du  20  juin  i%\  (O.  XXXVl,  p.  71). 

(2)  EpUre  à  Boileau  (O.  X,  p.  397). 

(3)  Dictionnaire   philosophique,    art.  Art  poétique  (O.  XVII, 

P-  429)- 

(4)  Histoire  des  membres  de  l'Académie,  1,  pp.  ^"J-^S. 


LES   AUTEURS   COMMENTES  2o5 

plus  favorable  à  l'exactitude  qu'à  la  hardiesse,  et  à  la  méthode 
qu'aux  grands  mouvements  »  (i). 

L'opinion  unanime  sur  le  compte  de  IBoileau,  à  certaines 
restrictions  près  qui  n'intéressent  pas  la  langue,  l'est  encore 
davantage  si  possible  lorsqu'il  s'agit  de  Racine,  l'auteur  qui 
atteint  le  plus  haut  degré  de  la  perfection  à  la  fois  élégante 
et  correcte.  Même  au  temps  où  Corneille  lui  disputait  encore 
sérieusement  la  palme,  les  adversaires,  sinon  les  détracteurs 
de  l'astre  nouveau,  n'avaient  pu  s'empêcher  de  lui  recon- 
naître cet  avantage.  «  Racine,  dit  Saint-Évremond,  trouve 
son  mérite  en  des  sentiments  plus  naturels,  en  des  pensées 
plus  nettes,  dans  une  diction  plus  pure  et  plus  facile  (a).    )) 
C'était  un  juste  hommage  rendu  à  celui  qui  avait  tout  fait 
pour  le  mériter  soit  en  pratiquant  les  écrits  des  puristes,  soit 
en  quêtant  leurs  avis.  A  plus  forte  raison,  lorsque  sa  royauté 
fut  pour  ainsi  dire  incontestée,  ce  mérite  de  l'aisance  et  de 
la  correction  fut-il  de  ceux  que  l'on  signala  en  première  ligne. 
Sur  ce  point,  grammairiens  et  gens  de  lettres  confondent 
leurs  éloges.  Nous  savons,  sans  que  d'Alembert  ait  besoin  de 
nous  en  avertir,  que  d'Olivet  critiquant  Racine  le  regarde 
néanmoins  comme  «  le  modèle  le  plus  parfait  de  la  pureté 
grammaticale,  comme   un   écrivain   digne  d'être  étudié  et 
médité  par  tous  ceux  qui  veulent  s'instruire  à  fond  dans  notre 
langue  n  (3).  «  Qui  créa  jamais  une  langue  ou  plus  magnifi- 

(i)  De  la  lariffue  poétique  (O.  IV,  pp.  3i8-'3i9). 

(u)  Jugement  sur  quelques  auteurs  français  {Œuvres  mêlées, 
1714,  V,  p.  56),  Cf.  De  Gallières,  Éloge  de  quelques  poètes  fran- 
çois  dans  le  Recueil  de  plusieurs  pièces  d'éloquence  ..,  J.-B.  Gei- 
gnard, 1711,  in-i2,  p.  328  : 

Racine,  par  des  traits  nouveaux, 
Du  public  partagea  l'estime  [avec  Corneille]  ; 
Dans  ses  industrieux  tableaux. 
Il  est  plus  correct,  moins  sublime. 
(3)  Histoire  des  membres  de  V Académie,  VI,  p.  204. 


2o6  LES    AUTEURS   COMMENTÉS 

que,  ou  plus  simple,  ou  plus  variée,  ou  plus  noble,  ou  plus 
harmonieuse  et  plus  touchante?  »  s'écrie  Yauvenargues  dans 
un  élan  d'enthousiasme  (i).  Quand  Voltaire  dit  des  vers  de 
Bérénice  qu'ils  sont  bons,  ce  mot  comprend  tout  dans  son 
esprit,  «  sentiment,  vérité,  décence,  naturel,  pureté  de 
diction,  noblesse,  force,  harmonie,  élégance,  idées  profondes, 
idées  fines,  surtout  idées  claires,  images  touchantes,  images 
terribles,  et  toujours  placées  à  propos.  Otez  ce  mérite  à  la. 
divine  tragédie  d'Athalie,  il  ne  lui  restera  rien  »  (a).  Nul  plus 
que  l'auteur  de  Zaïre  n'a  été  a  touché  de  cette  élégance  c(;n- 
tinue,  de  cette  pureté  de  langage,  de  cette  vérité  dans  les 
caractères  qui  ne  se  trouvent  que  chez  Racine  »  (3)  ;  lui 
arrive-t-il  de  commenter  Pierre,  il  n'en  est  que  plus  idolâtre 
de  Jean,  car  «  s'il  y  a  quelque  chose  sur  la  terre  qui  approche 
de  la  perfection,  c'est  Jean  »  (4).  Lorsque  d'Alembert  désigne 
Racine  comme  «  le  modèle  de  tous  les  auteurs  tragiques  », 
il  songe  à  sa  «  correction  sévère,  qui  ne  fait  rien  perdre  à 
la  versification  de  son  aimable  facilité  »  (5).  Il  en  arrive 
même  à  penser  que  «  c'est  plutôt  l'art  de  la  versification 
que  celui  du  théâtre  qu'il  faut  apprendre  chez  Racine  »  (6). 
Sort  singulier  de  ces  écrivains  chez  qui  la  perfection  de  la 
forme  finissait  par  effacer  les  mérites  du  fond  !  Aussi  quand 
La  Harpe  entreprend  d'écrire  V Eloge  de  Racine,  ne  peut-il 

(i)  Réflexions  sur  quelques  poètes,  VI  {O.  I,  249). 

(2)  Fragment  d'un  discours  sur  Don  Pèdre  (O  VII,  pp.  256-257). 

(3)  Dictionnaire  philosophique,  art.  Anciens  et  modernes 
(0.  XVII,  p.  235) 

(4)  Lettre  au  comte  d'Argental,  24  mars  1^63  (O,  XLII, 
p.  436).  Cf.  la  lettre  du  28  février  1^63  à  l'abbé  de  Voisenon  :  «  Je 
vous  confie  qu'en  commentant  Corneille,  je  deviens  idolâtre  de 
Racine.  «(0.  XLII,  p.  406). 

(5)  Histoire  des  membres  de  l'Académie,  I,  p.  483. 

(6)  Lettre  à  Voltaire,  11  décembre  1769  (Œuvres  de  Voltaire, 
XLVI,  p.  5i4). 


LES    AUTEURS   COMMENTES  20^ 

se  dispenser  de  s'étendre  longuement  sur  sa  diction  :  «  On 
n'y  peut  rien  déplacer,  dit-il,  rien  ajouter,  rien  retrancher  ; 
c'est  un  toat  qui  semble  éternel.  Ses  inexactitudes  même,  et 
il  y  en  a  bien  peu,  sont  presque  toujours,  lorsqu'on  les  con- 
sidère de  près,  des  sacrifices  faits  par  le  bon  goût.  Rien  ne 
serait  si  difficile  que  de  refaire  un  vers  de  Racine.  Nul  n'a 
enrichi  notre  langue  d'un  plus  grand  nombre  de  tournures*, 
nul  n'est  hardi  avec  plus  de  bonheur  et  de  prudence,  ni 
métaphorique  avec  plus  de  grâce  et  de  justesse.  Nul  n'a 
manié  avec  plus  d'empire  un  idiome  souvent  rebelle,  ni  avec 
plus  de  dextérité  un  instrument  toujours  difficile  (i).  » 

Il  nous  faut  redescendre  un  peu  de  ces  hauteurs  pour  trou- 
ver, en  finissant,  le  seul  écrivain  capable,  au  point  de  vue  qui 
nous  occupe,  de  rivaliser  avec  Racine  et  Despréaux  :  c'est 
Quinault,  la  victime  de  Boileau,  que  le  dix-huitième  siècle 
s'est  donné  pour  tâche  de  réhabiliter.  Il  ne  le  doit  à  rien 
plus  qu'aux  mérites  qui  lui  ont  fait  trouver  grâce  devant  les 
puristes.  «  L'inimitable  Quinault  »,  dit  Voltaire  en  parlant 
de  lui,  «  l'un  de  ceux  qui  s'exprimèrent  avec  le  plus  de  pureté 
comme  avec  le  plus  de  grâce  »  (2).  Qu'importe  à  sa 
mémoire  l'hostilité  de  son  impitoyable  détracteur  ?  On 
reconnaît  maintenant  qu'((  il  écrit  aussi  correctement  que 
Boileau  »  (3);  on  le  regarde  «  comme  le  second  de  nos 
poètes  pour  l'élégance,  pour  la  naïveté,  la  vérité  et  la  préci- 
sion »  (4).  S'il  faut  en  croire  d'Alembert,  la  Mère  coquette 
est  écrite  «  sinon  avec  autant  de  verve,  du  moins  avec  plus 
de  pureté  et  de  correction  que  les  pièces  de  Molière  ;  car 

(i)  Éloge  de  Racine,  1772  (O.  IV,  p.  i33). 

(2)  Lellre  à  d'Olivet,  5  janvier  1767  (O.  XLV,  p.  i4). 

(3)  Commentaire  sur  Corneille,  remarques  sur  Andromède 
(0.  XXXII,  p.  73). 

(4)  Lettre  à  M""  du  DelTant,  2O  novembre  1775  (0.  XLIX, 
p.  427). 


208  LES   AUTEURS   COMMENTÉS 

c'est  encore  là  un  mérite  de  Quinault  :  aucun  poète,  sans 
exception,  n'est  plus  correct  que  lui  ;  et  des  remarques 
grammaticales  sur  ses  opéras  se  réduiraient  à  très  peu  de 
pages  et  peut-être  à  quelques  lignes.  S'il  n'emploie  que  rare- 
ment le  mot  énergique  et  pittoresque,  du  moins  il  ne  met 
jamais  le  mot  impropre  »  (i).  Les  grammairiens  de  profession 
abondent  dans  le  même  sens.  Domergue  ira  jusqu'à  s'étonner 
que  ((  dans  Quinault,  poète  lyrique,  assujetti  au  double  joug 
de  l'art  poétique  et  du  chant  musical,  il  se  trouve  moins  de 
fautes  de  langue  que  dans  Boileau  et  dans  Racine  »  (2). 
Mais,  comme  le  fait  observer  judicieusement  le  successeur 
de  Domergue  à  l'Académie,  les  mérites  qui  valent  à  Quinault 
l'approbation  des  grammairiens,  sont  plutôt  d'ordre  négatif. 
Il  lui  manque  le  style  ;  c'est  l'homme  qui  a  «  désossé  la 
langue  »,  selon  une  expression  pittoresque  recueillie  par 
Thomas  (3).  Indépendamment  du  genre  où  il  s'est  signalé, 
c'est  ce  qui  empêche  de  le  ranger  parmi  les  étoiles  de  toute 
première  grandeur.  On  dira  de  lui  «  avec  justice  que  c'est  un 
poète  charmant  ;  mais  personne  ne  dira  que  c'est  un  grand 
poète,  comme  on  le  dira  de  Despréaux,  de  Corneille,  de 
Racine,  de  Rousseau,  de  Voltaire  »  (4). 

Avec  Quinault  nous  touchons  au  terme  de  notre  revue  : 

(i)  Histoire  des  membres  de  V Académie,  III,  p.  93.  Cf.  le 
Dialogue  entre  la  poésie  et  la  philosophie  :  «  Quinault, méprisé  par 
Despréaux  si  injustement,  est  non  seulement  le  plus  naturel  et  le 
plus  tendre  de  nos  poètes,  mais  le  plus  pur  et  le  plus  correct  de 
tous,  mérite  dont  on  ne  lui  sait  pas  assez  gré  et  qu'on  n'a  peut- 
être  pas  assez  remarqué  en  lui.  »  (0.  IV,  p.  379). 

(2)  Saint-Ange,  Discours  de  réception  à  l'Institut  (en  y 
prenant  la  place  de  Domergue),  5  septembre  i8io  (Recueil  des 
discours...,  Paris,  Didot,  1847,  ''^■4''.  P-  37i). 

(3)  De  la  langue  poétique  (0.  IV,  p.  266). 

(4)  D'Alembert,  Histoire  des  membres  de  l'Académie,  IV, 
p.  447. 


LES  AUTEURS   COMMENTES  209 

nous  sommes  désormais  complètement  fixés  sur  les  raisons 
du  choix  des  commentateurs.  On  a  pu  constater  que  le  cercle 
de  leurs  préférences  se  resserre  pour  ainsi  dire  méthodique- 
ment avec  celui  de  la  critique,  d'abord  autour  des  poètes, 
puis  autour  des  genres  nobles,  autour  des  genres  dramati- 
ques, enfin  autour  de  Racine  et  de  Boileau,  seuls  classiques 
ayant  atteint  la  perfection  ou  à  peu  près.  Il  ne  serait  pas 
impossible  de  le  montrer  se  rétrécissant  encore  davantage 
autour  des  œuvres  capitales  de  ces  deux  poètes,  autour 
à'Athalie  par  exemple,  qui  finirait  par  appai^aître  comme  le 
sommet  de  l'art  en  France  à  cette  époque.  D'autre  part, 
notre  examen  ne  serait  pas  complet  si,  en  terminant,  nous 
n'ajoutions  à  la  liste  des  auteurs  classiques  mentionnés  plus 
haut,  ceux  des  écrivains  du  dix-huitième  siècle  qui  ont 
presqu 'aussitôt  mérité  ce  titre. 

En  effet,  comme  nous  l'avons  fait  observer  dans  le  cha- 
pitre précédent,  à  condition  d'avoir  exactement  marché  stir 
les  traces  de  leurs  devanciers,  les  grands  écrivains  d'une 
époque  plus  récente  sont  appelés  comme  les  autres  à  fournir 
des  modèles.  Il  est  vrai  que  leur  contingent  n'est  jamais 
très  considérable.  Un  moment  La  Motte  a  failli  en  faire 
partie  ;  mais  sa  gloire  est  de  courte  durée  et  peu  s'en  faut 
qu'il  ne  lui  survive.  L'abbé  Desfontaines  lui  rend,  en  guise 
d'oraison  funèbre,un  singulier  témoignage  :  «  Il  a  régné  pen- 
dant quelque  temps,  dit-il,  sur  le  Parnasse  et,  pour  me 
servir  d'une  de  ses  expressions,  il  semblait  avoir  donné  le 
ton  à  son  siècle  ;  il  était  même  à  craindre  que  ses  ouvrages 
ne  fussent  regardés  comme  des  modèles  (i).  »  Ainsi  peut- 
on  lire  quelques  années  plus  tard  dans  la  Connaissance  des 
Beautés  :  ((  La  Motte  avait  donné  d'abord  de  grandes  espé- 
rances par  les  premières  odes  qu'il  composa  ;  mais  bientôt 
après  il  tomba  dans  le  mauvais  goût  et  il  devint  un  des  plus 

(1)  Nouvelliste  du  Parnasse,  III  (7  janvier  ijSa),  p.  358. 

F.  —  14. 


2IO  LES    AUTEURS   COMMENTES 

mauvais  auteurs  »  (i).  Personne  n'a  été  tenté  de  réformer 
cet  arrêt. 

La  vogue  de  Crébillon  a  duré  beaucoup  plus  longtemps  ; 
mais  elle  se  maintint  surtout  grâce  à  la  complicité  des  enne- 
mis de  Voltaire.  C'est  une  «  réputation  de  combat  »  (2)  :  on 
se  sert  de  Rhadamiste  pour  frapper  sur  Zaïre.  Un  suprême 
effort  des  amis  de  Crébillon  lui  vaut,  en  lySô,  l'honneur  d'être 
imprimé  luxueusement  par  ordre  du  roi  ;  mais  après  sa  mort 
le  charme  est  rompu  pour  toujours.  A  force  de  dénoncer 
l'incorrection  de  la  langue  de  son  rival,  Voltaire  finit  par  en 
arracher  l'aveu  aux  partisans  les  plus  obstinés  de  celui  qu'on 
a  longtemps  appelé  le  père  de  la  tragédie  française  (3). 

La  réputation  de  J.-B.  Rousseau  eut  un  peu  plus  de  con- 
sistance. Même  ceux  qui,  à  l'exemple  de  Voltaire,  se  per- 
mettent de  lui  trouver  quelques  défauts,  ne  le  font  pas  sans 
ménagement.  La  qualité  qu'on  lui  concède  le  plus  généra- 
lement et  qui  seule  suffirait  à  lui  garantir  l'autorité  d'un 
classique,  c'est  la  perfection  de  la  forme  (4).  En  1772,  on  se 
dispute  encore  sérieusement  pour  savoir  s'il  mérite  l'épithète 

(i)  Connaissance  des  bautez,  l'j^g,  p.  47- 

(2)  D'Alembert,  Histoire  des  membres  de  V Académ,ie,  I, 
pp.  459  et  sq.  Même  opinion  exprimée  par  Grimva, Correspondance 
littéraire,  i"  juillet  1704  (II,  p.  363)  et  i"  juillet  1762  (V,  p.  119), 
et  par  Palissot,  Mémoires,  édit.  de  i8o3,  p.  225. 

("3)  «  Je  conviendrai  cependant  qu'il  est  incorrect  dans  son 
style  et  quelquefois  dur  à  force  d'être  nerveux.  »  Année  littéraire, 

1762,  VII,  p  134. 

(4)  «  L'harmonie  et  l'heureux  choix  des  mots  est  son  mérite 
principal  »,  dit  encore  d'AIembert  qui  ne  l'aime  guère  pourtant 
{Histoire  des  membres  de  l'Académie,  III,  p.  39).  Cf.  Vauvenar- 
gues,  Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes,  VIII  (0.  I,  p.  255) 
et  Pahssot,  Mémoires,  édit.  de  i8o3,  II,  p.  33i.  On  sait  qu'aux 
yeux  de  Voltaire,  le  crime  impardonnable  do  Rousseau,  c'est 
d'avoir  mélangé  les  styles. 


LES  AUTEURS   COMMENTES  211 

de  «  grand  »,  le  «  grand  Rousseau  »  comme  on  a  pris  l'habi- 
tude de  l'appeler  (i).  Aucun  nom  ne  se  rencontre  plus  fré- 
quemment en  compagnie  de  ceux  qui  représentent  l'aréopage 
de  la  langue.  Jusqu'à  la  fin  du  siècle,  il  conserve  des  admi- 
rateurs très  chauds  ;  son  éloge  est  mis  au  concours  par  les 
académies  de  province  (2).  Mais  il  lui  faut  attendre  les  pre- 
mières années  du  dix-neuvième  siècle  pour  être  honoré 
d'un  commentaire,  celui  de  Le  Brun. 

Sur  ce  point,  la  gloire  de  Voltaire  a  été  satisfaite  beaucoup 
plus  tôt.  Au  fond,  de  tous  les  écrivains  du  dix-huitième  siècle, 
l'auteur  de  la  Henriade  est  le  seul  classique,  houspillé,  cri- 
tiqué, dénigré  sans  doute,  mais  somme  toute  incontesté. 
Celui  qui,  dès  ses  débuts  dans  la  tragédie,  se  pose  en  rival 
de  Corneille,  n'a  d'ailleurs  jamais  cessé  d'agir  comme  s'il 
méritait  le  même  titre  que  lui.  Son  attitude  caractérisée  par 
un  ouvrage  tel  que  la  Connaissance  des  beautés  où  ses  œu- 
vres sont  opposées  à  chaque  instant  aux  chefs-d'œuvre  des 
grands  maîtres,  a  fourni  des  armes  à  ses  adversaires  :  dans 
la  plupart  des  jugements  de  Voltaire,  il  est  certain  qu'on 
sent  l'arrière-pensée  de  son  propre  talent  mis  en  parallèle 
avec  celui  des  autres  écrivains.  Par  cette  façon  d'agir, 
comme  aussi  par  la  qualité  et  la  diversité  de  son  œuvre,  il 
a  réussi  trqs  vite  à  se  classer  parmi  les  auteurs  classiques. Sa 
Henriade  surtout  lui  a  valu  d'emblée  cet  honneur.  Elle  passa 
«  sans  contestation,  dit  Vauvenargues,  pour  le  plus  grand 
ouvrage  de  ce  siècle  et  le  seul  poème,  en  ce  genre,  de  notre 

(1)  Le  point  de  départ  de  cette  discussion  est  un  article  de 
La  Harpe  dans  le  Mercure  d'avril  1772,  I,  pp.  loi  et  sq.,  qui  lui 
attire  de  vertes  ripostes,  les  arlicies  de  V Année  littéraire  1772, 
III,  pp.  2J  et  187  (et  aussi  1780,  V,  p.  272)  et  la  brochure  de  l'abbé 
de  Gourcy  intitulée  Rousseau  vengé,  Londres  et  Paris,  1772,  in-8°. 

(2)  Par  exemple  l'Académie  d'Amiens,  en  1779.  Cf.  l'Année 
littéraire  de  1779,  I,  p.  289. 


212  LES   AUTEURS    COMMENTES 

nation  »  (i).  Aussitôt  après  la  mort  de  Voltaire,  les  grandes 
éditions  de  ses  œuvres  accompagnées  de  notes  critiques, 
celle  de  Kehl  ou  (Telle  de  Palissot,  commencent  à  surgir. 
De  son  vivant  même,  l'auteur  est  commenté  par  son  ennemi 
La  Beaumelle,  bien  que  le  résultat  de  ce  travail  ne  soit  qu'à 
demi  flatteur  pour  son  amour-propre,  et  par  son  disciple 
La  Harpe  qui  se  mettait  ainsi  directement  à  son  école.  En 
outre,  il  a  pu  lire  les  observations  de  d'Açarq  sur  Zaïre  et 
sur  Mérope  et  les  notes  de  Formey  sur  quelques  passages  de 
la  Henriade  et  de  Y  Essai  sur  l'histoire  universelle.  C'était 
là  plus  qu'une  vaine  satisfaction  :  la  consécration  d'un  pou- 
voir durable  dans  la  république  des  lettres. 

(i)  Vauvenargues,  Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes, 
IX  (0.  I,  p.  263). 


CHAPITRE  VI 


LA   COMPOSITION   DES   COMMENTAIRES 


Réimpressions  des  classiques  français  au  dix-huitième  siècle.  — 
Commentaires  historiques  et  commentaires  critiques.  —  Les 
Sentiments  de  l'Académie  sur  le  Cid.  —  Grammaire,  Poétique  et 
Rhétorique.  —    Critique    littéraire    et   critique    grammaticale. 

Conclusion. 

De  quelle  faveur  les  écrivains  classiques  du  règne  de 
Louis  XIV  ont  été  l'objet  au  dix-huitième  siècle,  on  peut  s'en 
rendre  compte  par  l'immense  débit  de  leurs  oeuvres  en 
librairie.  Plus  que  jamais  ils  font  gémir  la  presse.  Desfon- 
taines calculait  que,  de  1716  à  i^SS,  les  seuls  libraires  de 
Hollande  et  de  Genève  avaient  écoulé  plus  de  vingt  mille 
Boileau  (i).  Sur  quoi  se  fonde  cette  statistique  ?  Il  est  assez 
difficile  de  le  savoir,  mais  elle  n'a  rien  d'invraisemblable,  si 
l'on  prend  la  peine  de  se  reporter  aux  listes  des  éditions 
cataloguées  des  classiques  français  entrées  dans  le  commerce 
au  dix-huitième  siècle.  Il  en  est  de  tout  genre  et  de  tout 
format,  depuis  les  plus  grossières,  à  la  portée  dès  petites 
bourses,  jusqu'aux  tirages  d'amateurs  imprimés  sur  papier 
de  luxe  et  illustrés  par  les  maîtres  de  la  gravure,  depuis 
l'in-quarto  destiné  à  trôner  majestueusement  sur  les  rayons 
d'une  bibliothèque    jusqu'à   l'exemplaire    minuscule  qu'on 

(i)  Obs.  écr.  mod.,  II  (i736),  p.  345. 


2l4  LA   COMPOSITION   DES   COMMENTAIRES 

glisse  dans  sa  poche  pour  se  distraire  à  la  première  minute 
de  loisir. 

La  plupart  des  éditions  se  bornent  à  reproduire  exac- 
tement les  précédentes.  Mais  il  en  est  d'autres  où  l'on  s'est 
efforcé  d'établir  un  texte  meilleur,  c'est-à-dire  aussi  rap- 
proché que  possible  de  l'original,  et  où  l'on  a  même  poussé 
le  scrupule  jusqu'à  reproduire  ses  variantes.  Desfontaines 
a  franchement  manifesté  son  mépris  pour  ces  '(  brouil- 
lons ))  d'auteurs,  comme  il  les  appelle,  auxquels  on  pré- 
tendait intéresser  le  public  (i).  Au  contraire,  d'Olivet  les 
recommande  à  l'attention  de  ceux  qui  cherchent  à  perfec- 
tionner leur  style  :  «  Un  jeune  homme,  dit-il,  qui  veut  se 
former  à  écrire,  fera  plus  de  profit  dans  cet  examen  que 
dans  un  amas  de  préceptes  sur  le  style.  La  seconde  façon 
d'un  auteur  est  la  critique  de  la  première  ;  cherchons  donc 
en  nous-mêmes  la  raison  des  changements  qu'il  a  faits  ;  et 
quand  nous  la  trouvons,  comme  il  n'est  pas  bien  difficile 
pour  l'ordinaire  d'y  réussir,  figurons-nous  que  c'est  l'auteur 
qui  nous  parle,  qui  nous  montre  que  cette  expression  est 
faible,  que  ce  tour  est  lâche,  que  pour  bien  faire  il  fallait  s'y 
prendre  de  telle  autre  manière.  Par  ce  moyen,  nous  nous 
donnons  en  quelque  sorte  pour  précepteurs  un  Corneille,  un 
Racine,  un  Despréaux  ;  car  leurs  ouvrages  sont  pleins  de 
changements  (2).  »  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  question  des 
variantes,  assez  controversée   si  l'on  en  juge   encore  par 

(i)  Obs.  écr.mod.,  XXXIV  (1743)  p.  l'J.  Cf.  Nouvelliste  du  Par- 
nasse, I  (1731),  p.  275  :  «  Mais  ce  que  je  ne  puis  approuver,  c'est 
qu'on  mette  au  bas  des  pages  tous  les  changenicns  que  Corneille 
a  faits  dans  ses  vers.  Quoi,  parce  qu'il  sera  échapé  à  un  poète 
quelques  vers  foibles  qu'il  aura  ensuite  corrigés,  taudra-t-il  qu'un 
éditeur  les  copie?  Quand  on  a  le  mieux,  on  ne  se  soucie  pas  du 
moins.  Il  me  semble  que  nous  ne  devons  point  envier  ces  minu- 
ties aux  commentateurs  latins.  » 

(2)  Histoire  de  l  Académie,  II,  p.  i56. 


LA   COMPOSITION   DES   COMMENTAIRES  2x5 

.le  Discours  préliminaire  de  Louis  Racine  (i),  un  nom  au 
moins,  au  dix-huitième  siècle,  reste  lié  à  cette  opération 
délicate  de  l'établissement  des  textes,  telle  que  l'époque  en 
a  fourni  quelques  bons  spécimens  :  c'est  celui  du  censeur 
royal  Jolly,  l'éditeur  de  Molière,  de  Racine,  des  deux  Cor- 
neille et  des  deux  Montfleury,  auquel  l'abbé  Granet  rend  un 
juste  hommage  dans  ses  feuilles  (2). 

Mais  le  zèle  des  éditeurs  ne  s'arrête  pas  là  :  en  plus  de 
de  leurs  éditions  critiques,  on  leur  doit  des  éditions  de  clas- 
siques français  accompagnées  de  commentaires.  Ces  com- 
mentaires ne  se  ressemblent  pas  tous  :  il  s'en  faut  de  beau- 
coup. Selon  les  éléments  qui  entrent  dans  leur  composition 
ou  simplement  la  proportion  dans  laquelle  ces  éléments  se 
trouvent  combinés,  ils  peuvent  revêtir  des  aspects  très 
variés.  Il  importe  d'autant  plus  de  le  remarquer  que  chaque 
espèce  de  commentaire  correspond  à  une  vue  spéciale  du 
rôle  des  commentateurs. 


L'idée  d'entourer  les  chefs-d'œuvre  de  la  jeune  littéra- 
ture française  de  la  môme  sollicitude  que  les  ouvrages  de 
l'antiquité  classique,  devait  naturellement  venir  à  l'esprit 
de  ceux  qui  vivaient  en  contact  permanent  avec  les  écrivains 
de  la  Grèce  et  de  Rome,  tels  que  la  critique  des  humanistes 

(i)Art.  Diverses  leçons  :  «  ..  Un  tel  article  n'est  utile  que 
dans  les  éditions  des  auteurs  de  l'antiquité,  pour  faire  connoître 
la  diversité  des  manuscrits.  Cependant,  comme  Bernard  a  mit  cet 
article  dans  son  édition,  la  vôtre  paroîira  moins  complète  s'il  ne 
s'y  trouve  pas  ;  il  satisfait  du  moins  la  curiosité  de  ceux  qui 
veulent  examiner  les  raisons  qu'un  auteur  a  eues  de  changer  ou 
de  retrancher.  »  (O.  V,  p.  265). 

(a)  lié/l.  ouvr.  litt.,  X  (1739),  pp.  69-70. 


2l6  LA    COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES 

s'était  efforcée  de  les  restituer.  On  avait  contracté  au  service 
des  uns  des  habitudes  dont  on  ne  jugea  pas  à  propos  de  se 
départir  avec  les  autres,  aussitôt  que  la  langue  française 
commença  à  être  illustrée.  Au  seizième  siècle  déjà,  un  Marc- 
Antoine  Muret,  un  Rémy  Belleau,  un  Jean  Besly,  un 
Nicolas  Richelet,  un  Claude  Garnier,  un  Pierre  de  Marcassus, 
un  Jean  Martin  (i),  n'avaient  pas  imaginé  de  meilleur 
moyen  d'honorer  Ronsard  que  de  le  commenter,  tout  comme 
ils  l'avaient  vu  faire  pour  Homère  et  Virgile.  Pareillement, 
au  dix-septième  siècle,  l'érudit  Chevreau  voulant  prouver  à 
l'érudit  Le  Fèvre  «  que  son  admiration  ne  devait  pas  être 
toute  réservée  à  l'antiquité», passe  Malherbe  au  même  crible 
que  ses  rivaux  des  littératures  grecque  et  latine  ;  et  l'érudit 
Ménage  appliquant  une  méthode  semblable  au  même  auteur, 
donne,  à  trois  ans  de  distance,  des  notes  sur  Diogène  Laerce, 
In  Diogenem  Laertium  observationes  et  einendationes,  et 
des  Observations  sur  les  poésies  de  M.  de  Malherbe.  Pour 
que  nul  ne  se  méprenne  sur  la  signification  de  son  entre- 
prise, il  énumère  dans  sa  dédicace  tous  les  grammairiens 
qui,  dès  l'antiquité  et  jusqu'aux  temps  modernes,  ont  «  com- 
menté, expliqué,  illustré  ou  restitué  les  princes  des  poètes 
grecs,  latins  et  italiens  ».  x^nneau  par  anneau,  il  reconstitue 
ainsi  la  chaîne  d'une  longue  tradition  à  laquelle  Valincour 
ne  manque  pas  de  rattacher  à  son  tour  son  grand  projet  : 
((  Le  public  ne  jugera  pas  indigne  de  l'Académie  un  travail 
qui  a  fait  autrefois  celui  d'Aristote,  de  Denys  d'Halica masse, 
de  Démétrius  Phaléreus,  d'Hermogène,  de  Quintilien  et  de 
Longin  ;  et  peut-être  que  par  là  nous  mériterons  un  jour  de 
la  postérité  la  même  reconnaissance  que  nous  conservons 

(i)  Le  travail  de  ce  dernier  commentateur,  le  premier  de  tous 
par  la  date,  a  été  reproduit  récemment  par  M.  Paul  Launionier 
dans  la  Rei'ue  d'histoire  littéraire  de  la  France  (X,  pp.  268-273) 
d'après  l'édition  princeps  des  Odes  de  Ronsard. 


LA   COMPOSITION   DES   COMMENTAIRES  Ht'] 

aujourd'hui  pour  ces  grands  hommes  qui  nous  ont  si  utile- 
ment instruits  sur  les  beautés  et  les  défauts  des  plus  fameux 
ouvrages  de  leur  temps.  » 

Laissons  de  côté,  pour  le  moment,  cette  définition  du 
rôle  du  commentateur  et  ne  nous  attachons  qu'à  la  parenté 
qu'on  cherche  à  établir  entre  les  commentateurs  des  auteurs 
anciens  et  ceux  des  auteurs  modernes.  Nous  nous  expliquons 
de  cette  manière  la  physionomie  spéciale  de  toute  une  série 
de  commentaires  d'écrivains  français.  On  y  applique  aux 
chefs-d'œuvre  les  plus  récents  les  procédés  d'à  explication  » 
dont  on  s'est  déjà  servi  pour  «  interpréter  »  les  textes  grecs 
et  latins.  Tel  est  le  cas  des  commentaires  dits  «  historiques  » 
qui  procèdent  par  éclaircissements,  beaucoup  plus  qu'ils  ne 
distribuent  le  blâme  ou  l'éloge  ;  ou  plutôt,  ces  deux  objets  ne 
s'excluent  pas,  comme  on  peut  s'en  rendre  compte  par  les 
commentaires  de  Ménage  et  de  Brossette,  mais  le  second  se 
subordonne  logiquement  à  l'autre  :  entraîné  par  son  analyse, 
le  commentateur  ne  résiste  pas  à  la  fentation  d'apprécier  la 
valeur  du  texte  interprété.  Le  commentaire  historique, 
œuvre  d'érudition,  rassemble  au  bas  des  pages  d'un  texte 
tous  les  détails  propres  à  en  faciliter  l'intelligence,  tels 
que  renseignements  sur  l'auteur,  sur  son  œuvre,  sur  le 
milieu  où  elle  a  été  conçue  et  exécutée,  sur  les  circons- 
tances auxquelles  elle  fait  allusion,  variantes,  passages 
d'autres  écrivains  empruntés,  imités,  ou  simplement  ana- 
logues à  ceux  de  l'œuvre  commentée,  etc.,  etc.  Il  n'y  a 
pas  de  meilleur  spécimen  de  ce  genre  de  commentaire  que 
le  travail  de  Brossette  sur  Boileau  dont  l'influence  est 
sensible  dans  toute  l'œuvre  des  commentateurs,  à  quelque 
catégorie  qu'ils  appartiennent.  Saint-Marc  ne  se  donne  pas 
la  peine  de  chercher  une  autre  voie,  tandis  que  Louis  Racine, 
Voltaire  même,  Luneau  de  Boisjermain,  Bret,  La  Harpe, 
etc.,  plus  particulièrement  sollicités  par  la  critique  pro- 
prement dite  dont  il  sera  question  tout  à  l'heure,  se  croient 


2l8  LA    COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES 

néanmoins  tenus  de  faire  une  part  à  l'érudition  dans  leurs 
entï'eprises,  «  Je  fais  imprimer  les  tragédies  de  Pierre  Cor- 
neille avec  un  commentaire  perpétuel,  historique  et  criti- 
que »,  écrit  Voltaire  fixant  ainsi  l'une  des  formules  de  ce 
genre  d'ouvrage  (i).  Bret,  dans  la  préface  de  son  édition  de 
Molière,  se  réclame  de  Brossette  autant  que  de  Voltaire  (2)  ; 
par  là  il  donne  à  entendre  qu'il  a  fait  tout  à  la  fois  œuvre  de 
puriste  et  d'érudit. 

Ces  deux  qualités  peuvent  se  trouver  combinées,  comme 
on  le  voit  par  les  témoignages  qui  précèdent,  mais  il  est 
nécessaire  de  les  distinguer,  ne  serait-ce  que  pour  éviter  de 
mettre  au  compte  de  l'entreprise  que  nous  étudions,  des 
ouvrages  qui  en  fausseraient  complètement  le  sens.  Il  s'agit 
en  effet  de  ne  pas  confondre  avec  nos  commentaires  d'au- 
teurs «  classiques  »  les  éditions  commentées  d'auteurs  du 
seizième  siècle  qui  paraissent  en  grand  nombre  à  la  même 
époque.  Tandis  qu'ils  publient  leur  Malherbe  ou  leur  Boileau, 
un  Ménage,  un  Brossette  font  ou  rêvent  de  faire  un  sort 
semblable  à  Rabelais  et  à  Mathurin  Régnier.  C'est  l'époque 
où  La  Monnoye  annote  Bonaventure  Desperriers  (1711),  où 
Lenglet  du  Fresnoy  interprète  Marot  (1731),  où  Le  Duchat 
édite  de  la  même  façon  toute  une  série  de  vieux  auteurs,  dont 
Rabelais  (1725)  et  d'Aubigné  (1729).  Il  est  clair  que  leur 
point  de  vue  est  fort  différent  de  celui  que  nous  avons  pris 
soin  de  caractériser  en  parlant  des  commentateurs  puristes. 
Quel  que  soit  leur  désir  de  rendre  à  ces  ancêtres  une  partie 
au  moins  de  leur  ancienne  gloire,  il  ne  saurait  être  question 
pour  eux  de  les  mettre  au  rang  des  modèles  de  la  langue  et 
de  discerner  par  conséquent  dans  leurs  ouvrages  ce  qui  doit 
ou  ne  doit  pas  servir  d'exemple  pour  bien  écrire. 

(i)  Lettre  à  M.  Gapperonnier,  i3  juillet  1761  (O.  XLI,  p.  867). 

(2)  «  Le  commentaire  sur  Despréaux,  celui  qu'un  homme  de 
génie  n'a  pas  dédaigné  de  faire  sur  le  grand  Corneille,  ont  dû 
naturellement  conduire  à  l'espérance  d'en  voir  un  sur  Molière.  » 


LA   COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES  2I9 

Il  n'est  pas  possible  non  plus  de  laisser  complètement 
nos  puristes  sous  le  coup  de  la  réprobation  que  les  commen- 
tateurs érudits  ont  encourue  pour  divers  motifs,  parmi  les- 
quels il  laut  ranger  en  première  ligne  leur  manque  de 
mesure. Il  arrive  aux  lettres  françaises, saturées  d'érudition  au 
seizième  siècle,  de  prendre  leur  revanche  par  la  suite,  lorsque 
débarrassées  de  la  royauté  pédante  des  humanistes,  elles 
subissent  l'influence  directe  de  la  Cour,  c'est-à-dire  des  mon- 
dains. Alors  l'érudition  dépouillée  de  son  ancien  prestige 
peut  bien  servir  au  public  des  plats  multiples  et  copieux  : 
celui-ci  se  détourne  d'elle,  et  les  écrivains  pour  lui  plaire  ne 
perdent  aucune  occasion  de  toui'ner  en  ridicule  leur  ancienne 
maîtresse.  Malheur  aux  Baldus,  aux  Scioppius,  aux  Lexico- 
crassus,aux  Scriblerius  qui  s'avisent  d'encombrer  la  route  qui 
mèq«  au  Temple  du  goût,  car  ils  sentent  la  férule  de  Voltaire  ! 
Malheur  à  ceux  qui,  à  l'instar  de  Pierre  Pithon,  l'éditeur  du 
Pervigilium  Veneris,  accumulent  des  centaines  de  notes  pour 
expliquer  quelques  lignes  d'un  auteur,  car  le  redoutable 
pamphlet  de  Saint-Hyacinthe,  le  Chef-d' œuvre  cV un  inconnu, 
tant  de  fois  réimprimé,  les  atteint  directement  !  (i)  Le  zèle 
excessif  de  Brossette  a  trouvé  de  la  sorte  son  châtiment  : 
Valincour  et  l'abbé  Renaudot  pratiquent  de  larges  coupes 
dans  la  forêt  immense  de  son  commentaire  et  l'exemplaire 
de  Boileau  ainsi  émondé  tombe  entre  les  mains  d'un  éditeur 
qui  le  publie  muni  d'un  frontispice  satirique  (2).  On  y  peut 
contempler,  au  bas  du  Parnasse,  un  commentateur  qui  s'en- 
dort sur  ses  longues  notes  dont  diflerents  génies  suppriment 
les  unes  et  réduisent  les  autres.  Desfontaines  n'est  pas  le 
dernier  qui  applaudisse  à  cette  facétie  (3),  lui  qui,  à  propos 

(i)  Cf.  l'ouvrage  de  M.  P.  Dupont,  Houdar  de  la  Motte,  Paris, 
Hachette,  1898,  in-S",  p.  1%. 

(2)  Il  s'agit  de  l'édilion   de  i^Sô,    2  vol.  in-8°,   due  à  l'abbé 
Souchay. 

(3)  Obs.  écr.  mod.,  II  (i;3ô),  p.  347. 


220  LA    COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES 

du  Marot  de  Lenglet  du  Fresnoy,  se  demande  ironiquement 
((  si  la  plupart  des  commentaires  qui  ont  paru  depuis  quelque 
temps  sur  d'autres  auteurs  français,  n'ont  pas  plutôt  été 
publiés  pour  l'utilité  des  éditeurs  et  des  libraires  que  pour 
celle  des  lecteurs  »  (i).  Ces  traits  accompagnés  de  beaucoup 
d'autres  n'ont  pas  découragé  les  éditeurs  de  Boileau  :  non 
contents  de  rétablir  le  commentaire  de  Brossette  dans  son 
intégrité,  ils  l'ont  encore  grossi  de  leurs  propres  notes  ; 
mais  il  se  trouve  un  d'Alembert  pour  dénoncer  au  public  le 
dernier  d'entre  eux  qui  a  eu  «  la  malheureuse  patience . . . 
d'enterrer  le  petit  volume  de  Despréaux  sous  un  fatras  de 
notes  en  cinq  gros  volumes,  qu'on  poui'rait  appeler  un 
Despréaux  variorum  »  (2). 

Pour  être  sûr  que  ces  reproches  n'atteignent  pas,  même 
indirectement,  l'œuvre  que  nous  étudions,  il  suffît  d'observer 
quels  sont  ceux  qui  les  font,  un  Valincour,  un  Voltaire,  un 
d'Alembert,  c'est-à-dire  trois  des  plus  ardents  champions  des 
commentaires  puristes.  On  est  bien  obligé  de  croire  qu'ils 
les  distinguent  des  commentaires  historiques  et  que,  s'ils 
admettent  dans  une  certaine  mesure  la  nécessité  «  d'inter- 
préter ))  les  auteurs  français,  du  moins  cette  opération  n'est 
pas  pour  eux  la  même,  ni  surtout  d'une  aussi  grande  impor- 
tance que  celle  de  les  «  critiquer  ».  Il  leur  arrive  de  combi- 
ner les  deux  formules,  mais  au  fond  chacune  d'elles  corres- 
pond à  un  modèle  différent.  En  appliquant  la  seconde,  ils 
songent  probablement  beaucoup  moins  aux  commentaires 
d'écrivains  grecs  ou  latins  qu'à  certain  petit  livre  dont 
l'Académie  naissante  avait  enrichi  la  critique  littéraire  en 
France. 

(i)  Nouvelliste  du  Parnasse,  2"^  édit.,  I,  p.  4i5. 
(2)  Histoire  des  membres  de  l'Académie,  111,  p.  m. 


LA   COMPOSITION   DES   COMMENTAIRES  221 


II 


Tout  le  monde  a  dans  la  mémoire  le  jugement  porté  par 
La  Bruyère  sur  ce  petit  livre,  Les  Sentiments  de  V Académie 
française  sur  la  tragi-comédie  du  Cid.  ((  Le  Cid,  lit-on  dans 
le  chapitre  Des  oui>rages  de  V esprit,  est  l'un  des  plus  beaux 
poèmes  que  l'on  puisse  faire  ;  et  l'une  des  meilleures  critiques 
qui  aient  été  faites  sur  aucun. sujet,  est  celle  du  Cid.  »  L'au- 
teur des  Caractères  traduit  en  ces  ternies  non  seulement  un 
sentiment  personnel,  mais  une  opinion  généralement  répan- 
due parmi  les  lettrés  du  temps  et  dont  Pellisson  s'était 
déjà  fait  l'interprète  en  écrivant  son  Histoire  de  l'Aca- 
démie (i).  Le  dix-huitième  siècle  ne  songe  pas  à  contredire 
sur  ce  point  le  dix-septième.  L'abbé  Trublet  dissertant  sur 
l'usage  de  la  critique  reprend  à  son  compte  le  mot  de 
La  Bruyère  (2).  L'abbé  Desfontaines  qu'on  a  soupçonné  de 
ne  pas  admirer  le  chef-d'œuvre  comme  tout  le  monde,  s'em- 
presse de  répondre  à  ses  calomniateurs  qu'il  «  adopte  sans 
exception  le  jugement  qu'en  a  porté  M.  Pellisson.  «  (3). 
Voltaire  également  n'a  cessé  de  tenir  en  haute  estime  les 
Sentiments  sur  le  Cid.  Il  le  témoigne  en  toute  occasion,  non 
seulement  dans  le  Commentaire  sur  Corneille  (4),  où  il  se 
peut  qu'il  ait  voulu  flatter  le  corps  auquel  son  ouvrage  est 
dédié,  mais  dès  i^Sa,  dans  sa  correspondance  où  il  écrit  : 

(1)  1,  pp.  98-99  :  «  l'our  moi,  je  ne  sais  si  les  plus  fameuses 
académies  d'Italie  ont  rien  produit  de  meilleur  ou  d'aussi  bon  en 
pareilles  rencontres...  » 

(2)  «  Il  y  a  plusieurs  tragédies  supérieures  au  Cid  et  il  n'y  a 
point  de  meilleure  critique  que  celle  du  Cid.  »  Essais  sur  divers 
sujets  de  littérature  et  de  morale,  Paris,  i;?68,  in-12,  I,  p.  i35. 

(3)  Obs.  écr.  mod  ,  XXI  (1740)»  P-  21. 

(4)  Cf.  Remarques  sur  le  Cid  (O.  XXXI,  p.  206). 


222  LA   COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES 

((  Il  est  très  certain  que  l'Académie  pourrait  servir  à  fixer 
le  goût  de  la  nation.  11  n'y  a  qu'à  lire  ses  Remarques  sur 
le  Cid;  la  jalousie  du  cardinal  de  lliclielieu  a  produit  au 
moins  ce  bon  effet  (i).  »  Dans  ses  Conseils  à  un  Journaliste, 
en  1741»  il  demande  :  «  Quelle  vraie  critique  avons-nous 
depuis  celle  que  l'Académie  française  fit  du  Cid, et  à  laquelle 
il  manque  encore  autant  de  choses  qu'au  Cid  même  ?  (2)  »  — 
variante  restrictive  en  apparence  de  l'éloge  traditionnel,  mais 
qui  ne  le  contredit  pas  au  fond. 

Pendant  deux  siècles,  tous  ceux  qui  se  sont  mêlés  de 
critique  littéraire  ont  eu  devant  les  yeux  ce  modèle  à  peu 
près  parfait.  L'Académie  d'abord,  qui  semblait  avoir  donné 
toute  sa  mesure  dans  cet  opuscule  et  qui  ne  voulait  pas 
paraître  avoir  épuisé  ses  forces  en  une  seule  fois  :  le  rêve  de 
s'égaler  soi-même  dans  un  ouvrage  du  même  genre  l'a  han- 
tée longtemps.  De  là,  déjà  au  dix-septième  siècle,  son  ébau- 
che d'un  commentaire  de  Malherbe.  Plus  tard,  tandis  que  se 
déroulent  les  péripéties  du  débat  que  nous  avons  retracé 
dans  notre  premier  chapitre,  la  grande  ombre  du  petit  chef- 
d'œuvre  plane  sur  ses  délibérations.  L'abbé  de  Saint  Pierre 
lui  conseille  de  remplir  un  périodique  de  tous  les  «  senti- 
ments ))  qu'elle  pourrait  avoir  sur  les  bons  auteurs.  La  cri- 
tique du  Cid  est  là  pour  garantir  le  succès  d'une  pareille 
tentative  :  «  Qu'importe  que  le  hasard  ait  fait  naître  cet 
ouvrage,  s'écrie  notre  académicien  :  il  est  toujours  heureux 
que  l'on  y  puisse  voir  le  but  du  fondateur  et  ce  qu'ont  pu 
produire  au  profit  du  public  les  premières  conférences  des 
premiers  académiciens.  Combien  les  lecteurs  ont  tiré  d'uti- 
lité et  d'agrément  de  ce  premier  petit  essai  A' observations 
et  combien  l'on  en  pourrait  tirer  des  ouvrages  de  même 
espèce  soit  pour  bien  penser,  soit  pour  bien  écrire  ce  que 

(i)  Lettre  à  M.  Lefebvre,  1732  (0.  XXXIII,  p.  296). 
(2)  Conseils  à  un  journaliste  (O.  XXII,  p.  25i). 


LA  COMPOSITION   DES   COMMENTAIRES  223 

l'on  a  bien  petisé  (i)  !  »  Pareillement,  lorsque  Valincour 
expose  son  projet  de  classiques  annotés,  il  a  grand  soin  de 
rappeler  à  ses  confrères  leurs  premiers  pas  dans  la  carrière  : 
«  Nous  avons,  dit-il,  dans  les  Remarques  de  V Académie 
sur  le  Cid  et  dans  ses  Observations  sur  quelques  Odes  de 
Malherbe,  un  modèle  très  parfait  de  cette  sorte  de  travail, 
et  l'Académie  ne  manque  ni  des  lumières,  ni  du  courage 
nécessaire  pour  l'imiter  et  même  pour  le  surpasser  (2).  » 

Les  Sentiments  sur  le  Cid  apparaissent  ici  ce  qu'ils  ont 
fini  par  devenir,  le  prototype  de  nos  commentaires  d'auteurs 
classiques.  L'ouvrage  n'est  pas  toujours  nommé,  mais  tou- 
jours on  y  pense  au  moins,  comme  Voltaire,  lorsque  dans 
sa  première  lettre  à  Duclos,  il  s'enquiert  des  intentions  de 
l'Académie  et  qu'il  demande  si  elle  ne  propose  pas  ((  un  petit 
modèle  auquel  il  faudra  se  conformer  »  (3).  Jusqu'à  La  Beau- 
melle  qui,  se  disposant  à  commenter  Voltaire  de  la  façon 
malveillante  que  l'on  sait,  annonce  que  «  cette  critique  appar- 
tient de  droit  à  Messieurs  de  l'Académie  française,  puisque, 
dit-il,  j'y  ai  pris  pour  modèle  celle  qu'ils  firent  du  (Jid  »  (4). 

Il  est  bien  certain  que  ce  que  l'on  a  principalement 
admiré  dans  la  critique  du  Cid  par  l'Académie,  c'est  sa 
mesure.  On  a  su  gré  à  la  compagnie  naissante  d'avoir  résisté 
aux  suggestions  de  Richelieu  et  d'avoir  apprécié  le  chef 
d'œuvre  de  Corneille  sans  la  passion  que  l'ancienne  critique 
mettait  ordinairement  dans  ses  jugements  sur  les  écrivains  et 
les  œuvres.  Soit  à  cause  d'une  vieille  habitude  qui  remontait 
aux  époques  belliqueuses  de  l'humanisme,  soit  en  vertu  de 
son  principe  même,  la  notion  d'un  goût  absolu,  les  arrêts  de 

(i)  Premier  discours. . .,  édit.  de  1717,  p    11. 

(2)  Avis,  p,  6. 

(3)  (Euvres,  XLI,  p.  264. 

(4)  Lettre  à  Messieurs  Philibert  et  Chirol,  dans  l'Année  litté- 
raire, 1770,  IV,  p.  2Ô6. 


224  LA   COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES 

cette  critique  prenaient  facilement  une  forme  agressive  qu'il 
a  fallu  beaucoup  de  temps  et  des  mœurs  plus  délicates  pour 
faire  à  peu  près  disparaître.  Or,  dans  ses  Sentiments  sur  le 
CiV/,  l'Académie  semblait  avoir  évité  cet  écueil  :  elle  avait  opéré 
de  façon  à  laisser  intacte  la  valeur  de  l'œuvre  tout  en  signa- 
lant ses  taches.  C'est  ce  que  Pellisson  fait  très  bien  sentir  dans 
son  éloge, lorsqu'il  dit  :  «  Je  compte  en  premier  lieu  pour  beau- 
coup que,  sans  sortir  des  bornes  de  la  justice,  ces  Messieurs 
pussent  satisfaire  un  premier  ministre  tout  puissant  en 
France  et  leur  protecteur,  qui  certainement,  quelle  qu'en  fût 
la  cause,  était  animé  contre  le  Cid...  Que  si  ensuite  vous 
examinez  ce  livre  de  plus  près,  vous  y  trouverez  un  jugement 
fort  solide,  auquel  il  est  vraisemblable  que  la  postérité  s'arrê- 
tera ;  beaucoup  de  savoir  et  beaucoup  d'esprit  sans  aucune 
affectation  de  l'un  ni  de  l'autre  ;  et  depuis  le  commencement 
jusques  à  la  fin  une  liberté  et  une  modération  tout  ensemble 
qui  ne  se  peuvent  assez  louer  (i).  »  Voltaire  à  son  tour  pren- 
dra soin  de  noter,  à  propos  du  même  ouvrage,  que  «  jamais 
on  ne  s'est  conduit  avec  plus  de  noblesse,  de  politesse  et  de 
prudence  et  que  jamais  on  n'a  jugé  avec  plus  de  goût  »  (2). 

Une  critique  «  polie  »  qui  ne  blessait  pas  sa  victime,  une 
critique  au  ton  «  sérieux  et  dogmatique  »,  comme  s'exprime 
Fréron  (3),  voilà  ce  qui  tout  d'abord  a  frappé  dans  les 
Sentiments  sur  le  Cid.  Mais  on  y  remarqua  autre  chose 
encoi'C  :  une  critique  approfondie  ou,  si  l'on  préfère,  cons- 
ciencieuse se  substituant  aux  appréciations  générales  et 
sommaires  d'un  ouvrage  ;  un  essai  —  bien  faible  encore  à 
notre  point  de  vue  —  d'analyser  l'œuvre  dont  on  veut  dire 
du  bien  ou  du  mal,  de  la  comprendre  par  conséquent  et  d'en 
donner  une  idée  aussi  exacte  que  possible  ;  et  pour  cela  l'on 

(i)  Histoire  de  l'Académie,  1,  p.  99. 

(2)  Remarques  sur  le  Cid  (O.  XXXI,  pp.  206-207). 

(3)  Lettres  sur  quelques  écrits  de  ce  tems,  III  (ijôo),  p.  i55. 


LA   COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES  225 

suit  une  certaine  voie,  on  adopte  un  plan,  une  méthode  :  on 
commence  par  examiner  le  fond,  la  «  conduite  ))  de  la  pièce, 
les  idées,  les  caractères,  de  quelle  manière  sont  appliquées 
les  règles  aristotéliciennes  ;  on  passe  ensuite  à  l'étude  de  la 
langue  et  de  la  versification  en  faisant  attention  à  chaque 
vers,  à  chaque  mot,  de  manière  à  motiver  le  sentiment 
général  par  le  plus  grand  nombre  possible  de  sentiments 
particuliers.  Jusqu'au  dix -neuvième  siècle,  les  procédés  de 
la  critique  littéraire  vraiment  digne  de  ce  titre,  n'ont  guère 
changé.  Dans  le  Zjrcée  de  La  Harpe,  des  observations  détail- 
lées sur  le  style  accompagnent  encore  l'analyse  de  chacune 
des  pièces  de  Voltaire.  Mais  nulle  part  ce  plan  n'est  suivi 
avec  autant  d'exactitude  que  dans  les  commentaires  :  la  cri- 
tique y  mène  de  front  un  double  enseignement,  littéraire  et 
grammatical,  dont  les  divers  éléments  se  répartissent  en 
trois  catégories  parfaitement  distinctes  qui  résument  tout 
l'art  d'écrii'e,  la  Grammaire,  la  Poétique  et  la  Rhétorique. 

Tels  sont,  on  s'en  souvient,  les  termes  mêmes  employés 
soit  par  l'abbé  de  Saint-Pierre  pour  faire  valoir  les  avan- 
tages de  son  journal  d'observations  (i),  soit  par  Valincour 
pour  caractériser  son  projet  destiné  à  tenir  lieu  des  trois 
ouvrages  prévus  par  l'article  26  des  statuts  académiques  (2). 
L'Académie  s'en  sert  à  son  tour  lorsqu'elle  décide  d'entre- 
prendre la  critique  à'Athalie,  «  parce  que...  l'examen  de 
cette  pièce  peut  fournir  beaucoup  de  réflexions  curieuses  et 

(i)  On  y  examinera,  dit-il,  «  tout  ce  qui  peut  faire  règle...  tant 
par  rapport  au  dictionnaire  et  à  la  grammaire, que  par  rapport  à 
la  poétique  et  à  la  rhétorique.  »  Premier  discours...,  édit.  de  1717, 
p.  12. 

(2)  «  D'ailleurs  rien  ne  sçauroit  eslre  plus  uliie  pour  exécuter 
■le  dessein  que  l'Académie  a  tousjours  eu  de  donner  au  Public 
une  Rhétorique  et  une  Poétique  :  l'article  26  de  nos  Statuts  porte 
en  termes  exprès  que  ces  ouvrages  seront  composez  sur  les  obser- 
vations de  l'Académie. . .  »  Avis,  p.  6. 

F.  —  15. 


226  LA    COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES 

de  remarques  très  utiles  pour  la  langue,  pour  la  rhéto- 
rique et  pour  la  poétique  »  (i).  Dans  la  correspondance 
de  Voltaire,  ils  reviennent  à  tout  instant,  à  la  façon  d'un 
refrain,  pendant  que  le  châtelain  de  Ferney  prépare  son 
grand  ouvrage  sur  Corneille  :  a  Ce  sera,  dit-il,  une  gram- 
maire et  une  poétique  au  bas  des  pages  de  Corneille  (2).  » 
Ainsi  fixée  dans  son  double  ou  triple  objet  —  suivant  les 
cas  — ,  la  formule  des  commentaires  embrasse  la  totalité  du 
programme  de  l'Académie  tel  qu'il  est  arrêté  dès  i635.  C'en 
est  pour  ainsi  dire  le  couronnement,  non  que  les  commen- 
taires soient  mentionnés  dans  ce  programme  ;  mais,  par 
d'autres  moyens  que  ceux  auxquels  on  avait  primitivement 
songé,  ils  en  réalisent  les  principales  dispositions. 

11  existe  néanmoins  des  commentaires  critiques  où  l'une, 
plus  souvent  même  deux  des  trois  branches  qu'on  vient  de 
mentionner,  se  trouvent  négligées.  Cela  ne  veut  pas  dire 
que  l'éditeur  renonce  à  grouper  les  trois  enseignements 
de  la  grammaire,  de  la  poétique  et  de  la  rhétorique,  mais 
il  entend  cette  combinaison  d'une  manière  particulière  : 
pour  la  rhétorique  ou  la  poétique,  il  s'en  remet  à  l'action 
directe  exercée  par  les  chefs-d'œuvre, sans  se  poser  en  inter- 
médiaire entre  eux  et  leurs  lecteurs, et  il  se  réserve  seulçment 
d'intervenir  pour  la  langue.  C'est  notamment  ce  qui  carac- 
térise le  projet  de  Boileau  ;  en  bornant  le  rôle  du  commen- 

(i)  Registres,  II,  p.  80.  Cf.  Ibid.,  II,  p.  76  :  «  On  a  dit  qu'il 
vaudroit  mieux  entreprendre  l'examen  des  meilleurs  auteurs  de 
nostre  langue  pour  en  marquer  les  beautés  et  les  défauts,  que  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  considérable  dans  la  grammaire,  dans  la 
rhétorique  et  dans  la  poétique  entreroit  dans  ce  travail  qui  rem- 
pliroit  en  quelque  sorte  nos  premiers  engagements.  » 

(2)  Lettre  à  d'Argental,  3  octobre  1761  (O.  XLI,  p.  466).  Cf. 
les  lettres  au  même,  26  juin  et  3i  août;  à  Helvétius,  22  juillet;  à 
d'Alembert,  i5  septembre  ;  à  Cideville,  23  septembres  ;  à  Daclos, 
26  octobre  et  25  décembre  1761,  etc. 


LA  COMPOSITION   DES   COMMENTAIRES  aa^ 

tateur  à  l'étude  de  la  grammaire,  il  ne  néglige  pas  la  pro- 
pagation des  bons  principes  de  littérature  :  il  le  prouve  par 
son  choix  des  classiques  grecs  et  latins  dont  l'imitation  figure 
au  nombre  des  principes  essentiels  de  sa  critique  ;  mais  il 
estime  superflu  de  les  annoter  à  ce  point  de  vue.  Il  lui  suflit 
de  prendre  soin  que  leurs  traductions  françaises  soient 
«  exemptes  de  fautes  quant  au  style  ».  En  cela  consiste  pour 
lui  toute  la  fonction  du  commentateur  au  besoin  transformé 
en  ((  correcteur  )).  L'Académie,  sm'tout  dans  ses  commen- 
taires de  la  seconde  moitié  du  siècle,  l'abbé  d'Olivet  dans 
ses  Remarques  de  grammaire  sur  Racine  et  quelques  autres 
encore,  comprennent  leur  rôle  à  peu  près  de  la  même  façon 
que  Boileau,  si  bien  que  nous  nous  trouvons  en  présence 
d'un  certain  nombre  de  travaux  qui,  au  lieu  de  deux  ou 
trois  espèces  de  notes,  n'en  fournissent  qu'une  seule,  mais 
essentielle  :  le  commentaire  grammaticaL 

Sans  doute,  les  commentaires  apparaissent  comme  un 
des  monuments  de  la  critique  littéraire  en  général  au  dix- 
huitième  siècle;  à  beaucoup  d'égards  même,  cette  critique 
n'a  rien  produit  de  plus  intéressant  à  cette  époque.  Pour- 
tant il  ne  faut  pas  perdre  du  vue  qu'une  telle  œuvre  relève 
en  premier  lieu  de  la  critique  grammaticale.  C'est  la  langue 
qui  sollicite  tout  d'abord  l'attention  des  commentateurs 
((  puristes  »  et  qui  reste  leur  préoccupation  constante.  Pour 
n'être  pas  réellement  secondaire,  la  question  littéraire  n'inter- 
vient que  subséquemment.  A  l'origine,  comme  on  l'a  vu,  le 
projet  des  commentaires  entre  en  compétition  avec  celui 
d'une  grammaire  dont  il  est  destiné  à  tenir  lieu;  et  sans 
doute,  il  finit  par  l'emporter  en  particulier  grâce  au  fait  qu'il 
cumule  plusieurs  objets  ;  mais  l'objet  principal,  celui  que 
le  commentateur  n'imagine  pas  de  pouvoir  négliger,  c'est 
la  langue.  Il  continue  à  en  être  de  môme  par  la  suite. 
«  Souvenez-vous,  écrit  Voltaire  aux  académiciens  en  leur 
envoyant  ses  notes  sur  l'auteur  de  Cinna,  souvenez-vous 
que  les  étrangers  doivent  apprendre  la  langue   française 


.228  LA   COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES 

dans  ce  livre.  Quand  j'aurai  oublié  une  faute  de  langage,  ne 
l'oubliez  pas  :  c'est  là  l'objet  principal.  On  apprend  notre 
langue  à  Moscou,  à  Copenhague,  à  Bude  et  à  Lisbonne.  On 
n'y  fera  point  de  tragédies  françaises  ;  mais  il  est  essen- 
tiel qu'on  n'y  prenne  point  des  solécismes  pour  des  beau- 
tés (i).  »  Au  reste,  Voltaire  ne  se  lasse  pas  de  faire  res- 
sortir l'importance  grammaticale  de  son  commentaire  : 
((  C'est,  dit-il,  un  moyen  sûr  de  fixer  la  langue  et  d'éclaircir 
tous  les  doutes  des  étrangers  »  (2)  ;  et  ailleurs  :  «  Cet  ouvi-age, 
encouragé  par  l'Académie  française,  pourra  être  de  quelque 
usage  aux  étrangers  qui  daignent  apprendre  notre  langue 
par  les  règles  et  aux  légers  Français  qui  l'apprennent  par 
routine  (3).  »  De  même,  pour  Bret,  «  il  faut  que  notre  jeu- 
nesse, et  surtout  les  étrangers,  sachent  ce  que  nous  appelons 
une  faute  de  langue  même  chez  nos  grands  écrivains  (4).  » 

De  fait,  les  commentaires  où  la  langue  n'occupe  pas  une 
place  d'honneur,  sont  rares  ;  du  moins  l'intervention  j)lus  ou 
moins  fréquente  de  la  grammaire  achève-t-elle  d'en  déter- 
miner la  physionomie  en  indiquant  jusqu'à  quel  point  l'au- 
teur se  rattache  au  mouvement  qui  nous  occupe.  Il  est  certain, 
par  exemple,  que  le  commentaire  de  Brossette  avec  ses 
quelques  remarques  sur  la  langue  et  le  style  perdues  au 
milieu  d'une  foule  d'autres,  n'a  qu'une  parenté  lointaine 
avec  ceux  de  Louis  Racine  et  de  Voltaire  qui  repoussent 
l'histoire  au  second  plan,  ou  celui  de  l'abbé  d'Olivet  qui 
l'élimine  complètement  aussi  bien  que  la  littérature. 

(i)  Lettre  à  d'Alembert,  i5  septembre  1761  (O.  XLI,  p.  444)- 

(2)  Lettre  à  Jean  Schouvalow,  19  septembre  1761  (O.  XLI, 
p.  45o). 

(3)  Lettre  au  marquis  Albergati  Capacelli,  8  juillet  1761  (O. 
XLI,  p.  359).  Cf.  les  lettres  du  i3  juillet  à  Gapperonnier,  du 
12  juillet  à  Duclos,  du  5  août  à  M°"  d'Epinai,  du  34  août  à  Sénac 
de  Meilhan,  etc. 

(4)  Discours  préliminaire  à  son  édition  des  Œuvres  de  Molière, 
p.  5. 


LA   COMPOSITION    DES    COMMENTAIRES  229 


m 


La  forme  des  commentaires  pourrait  encore  donner  lieu 
à  d'autres  observations  :  un  certain  nombre  furent  publiés 
indépendamment  des  textes  commentés  ;  quelques-uns  sont 
restés  à  l'état  de  manuscrits.  Mais  comme  ces  aspects  par- 
ticuliers dépendent  de  circonstances  fortuites,  nous  ne 
voulons  pas  y  insister  autrement  que  pour  faire  ressortir 
l'extrême  diversité  d'une  œuvre  qui  dérive  pourtant  d'une 
conception  unique.  Notre  examen  général  de  l'entreprise  des 
commentaires  est  terminé  :  après  avoir  montré  l'origine  et 
l'esprit  de  cette  entreprise,  nous  avons  promené  nos  regards 
sur  l'ensemble  de  ses  résultats,  tels  qu'ils  apparaissent  lors- 
qu'on les  considère  du  dehors.  Il  resterait  à  analyser 
d'une  manière  détaillée  chacun  des  commentaires,  si  l'on 
voulait  en  extraire  les  renseignements  utiles  pour  la  con- 
naissance de  l'histoire  organique  de  la  langue.  D'ores  et  déjà, 
l'inspection  à  laquelle  nous  venons  de  procéder,  permet  de 
discerner  ceux  d'entre  eux  qui  méritent  plus  particulière- 
ment d'être  consultés  à  ce  point  de  vue,  et  ceux  dont  la  cau- 
tion, pour  des  raisons  diverses,  n'apparaît  pas  suffisante. On 
se  rend  compte,  par  exemple,  que  les  observations  d'un  fou 
comme  d'Açarq  ou  d'un  compilateur  comme  Saint-Marc  ne 
doivent  pas  être  prises  en  sérieuse  considération.  Les  notes 
rapides  de  Voltaire  sur  Corneille  n'ont  probablement  pas 
non  plus  la  même  valeur  que  le  commentaire  longuement 
médité  et  remanié  de  l'abbé  d'Olivet,  ce  qui  ne  veut  pas  dire 
qu'il  faille  les  négliger  tout  à  fait.  A  cet  égard,  les  commen- 
taires dont  l'enseignement  est  le  plus  pi-écicux  par  les 
lumières  qu'il  peut  fournir  sur  l'état  de  la  langue,  ont  été 
composés  par  l'Académie.  Ce  qui  les  signale  en  première 
ligne  à  notre  attention,  c'est  d'abord  la  conscience  dont  ils 


23o  LA   COMPOSITION    DES    COMMENTAIRES 

témoignent  en  général,  c'est  ensuite  et  surtout  l'autorité  de 
la  haute  assemblée  dont  ils  émanent.  Plus  que  de  toute 
autre  œuvre  du  même  genre  par  conséquent,  leur  dépouille- 
ment s'impose,  et  nous  comptons  bien  satisfaire  prochaine- 
ment à  ce  besoin  dans  la  mesure  de  nos  forces. 

Auparavant  nous  pouvons  déjà  tirer  quelques  conclusions 
des  recherches  auxquelles  nous  venons  de  nous  livrer.  Après 
avoir  observé  l'espèce  de  transformation  subie  par  le  pro- 
gramme primitif  des  puristes,  tel  qu'ils  se  l'étaient  officielle- 
ment tracé  au  dix-septième  siècle,  après  avoir  étudié  l'œuvre 
à  laquelle  cette  transformation  a  donné  naissance,  nous 
avons  le  devoir  en  terminant  d'en  marquer  le  sens  et  d'en 
fixer  la  portée  au  point  de  vue  de  l'histoire  générale  du 
purisme. 

Différents  projets  d'ouvrages  plus  ou  moins  systémati- 
ques, grammaires,  dictionnaires,  recueils  d'observations,  etc., 
où  doivent  être  consignés  les  résultats  d'une  vaste  enquête 
sur  la  langue  française,  voilà  ce  qu'on  découvre  au  com- 
mencement de  cette  histoire,  et  à  la  fin,  nous  nous  trouvons 
en  présence  des  commentaires  d'auteurs  classiques. Ces  deux 
catégories  d'ouvrages  correspondent  évidemment  à  des  états 
d'esprit  différents. 

Les  puristes,  avons-nous  dit  au  début  de  ce  travail,  se 
sont  donné  tout  d'abord  pour  tâche  d'épurer  la  langue  fran- 
çaise, de  la  débarrasser  de  tout  bagage  inutile  ou  encombrant, 
d'y  introduire  plus  d'ordre  et  de  régularité,  en  un  mot 
d'aider  à  son  perfectionnement  sans  entraver  sa  marche. 
Plus  tard,  ils  renoncent  à  poursuivre  cet  objet  qui  nécessite 
un  travail  de  longue  haleine  et  devant  lequel  se  dressent 
plus  d'obstacle  qu'ils  n'avaient  supposé,  pour  se  consacrer  à 
une  œuvre  d'une  utilité  plus  immédiate  et  que  les  circons- 
tances rendent  nécessaire.  Les  transformations  trop  rapides 
à  leur  gré  de  la  langue  française  parvenue  à  son  plus  haut 


LA    COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES  23l 

point  de  perfection  d'où  elle  commence  à  redescendre, 
sollicitent  presqu'uniquement  leur  attention,  au  point  qu'ils 
n'ont  plus  d'autre  idée  que  d'enrayer,  si  possible,  cette  déca- 
dence :  besoins  nouveaux  qui  réclament  l'emploi  de  nouveaux 
instruments.  Les  chefs-d'œuvre  de  l'art  classique  érigés  en 
modèles  dont  il  est  défendu  de  s'écarter,  leur  servent  à  cons- 
truire la  digue  indispensable  pour  contenir  l'irrésistible 
torrent.  Dans  ce  travail,  les  commentaires  jouent  le  rôle  du 
mortier  qui  sert  à  lier  les  parties  et  à  les  consolider.  Désor- 
mais tous  leurs  efforts  sont  voués  à  cette  entreprise  ;  elle 
leur  est  imposée  par  l'obligation  d'une  action  pratique, 
énergique  et  aussi  rapide  que  possible.  D'organisateur  qu'il 
avait  été  primitivement,  le  purisme  se  fait  ainsi  conservateur. 
Il  donne  en  même  temps  dans  tous  les  excès  propres  aux 
régimes  réactionnaires  :  il  a  tellement  peur  que  la  langue  ne 
lui  échappe,  qu'il  la  maintient  entre  des  limites  toujours 
plus  étroites,  sans  se  douter  des  révolutions  qu'il  prépare 
de  cette  manière,  car  il  faudra  bien  qu'un  jour,  poussés  à 
bout  par  cette  contrainte  estcessive,  les  écrivains  s'insur- 
gent. Cette  tentative  tyrannique  est  un  des  grands  faits  qui 
dominent  l'histoire  de  la  langue  littéraire  au  dix-huitième 
siècle.  Elle  explique  l'antagonisme  croissant  entre  le  purisme 
et  l'esprit  philosophique  énjancipateur  qui  met  aux  prises 
non  seulement  les  hommes  entre  eux,  mais  encore  un  même 
homme  avec  lui-même,  comme  Voltaire ,  d'Alembert  ou 
Marmontel  permettent  de  le  constater. 

L'entreprise  des  commentaires  est  le  principal  témoin  de 
cette  lutte  du  côté  réactionnaire.  Si  elle  se  continue  au  dix- 
neuvième  siècle,  c'est  que  précisément  la  lutte  n'est  pas 
encore  terminée  à  la  fin  du  dix-huitième,  mais  qu'elle  se 
prolonge  au-delà,  tout  comme  la  rivalité  des  classiques  et  des 
romantiques  avec  laquelle  elle  finit  par  se  confondre.  Vau- 
gelas  s'achève  en  Voltaire,  cela  est  certain;  mais  ce  qui 
ne  l'est  pas  moins  après  ce  que  nous  venons  de  voir,  c'est 


232  '  LA   COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES 

que  cette  incarnation  nouvelle  ne  va  pas  sans  un  changement 
notable  de  physionomie.  Il  reste  que  les  «  commentateurs  » 
n'ont  probablement  pas  aussi  bien  réussi  dans  leur  tentative 
que  les  «  organisateurs  » . 

On  peut  en  entrevoir  les  raisons.  L'œuvre  des  commen- 
tateurs s'organise  lentement  et  leur  effort  se  disperse  sur  un 
long  espace  de  temps.  Il  n'y  aurait  à  cela  que  moitié  mal  si, 
d'accord  sur  le  principe,  c'est-à-dire  la  nécessité  d'endiguer 
la  langue,  ils  s'étaient  également  concertés  sur  l'exécution, 
de  manière  à  communiquer  à  l'ensemble  des  résultats  une 
apparence  d'unité  ou  de  conformité.  Plus  que  dans  la  période 
précédente  de  l'histoire  du  purisme,  une  organisation  du 
travail  s'imposait.  Voltaire  l'a  senti,  a  fait  quelques  efforts 
dans  ce  sens  et  finalement  n'a  que  très  peu  réussi,  parce  que 
son  pouvoir  avait  des  bornes.  L'Académie  avait  là  une  tâche 
toute  tracée,  mais  elle  s'est  crue  au-dessous  d'elle,  ou  peut- 
être,  avec  une  sagesse  dont  elle  a  donné  d'autres  preuves, 
s'est-elle  méfiée  de  sa  propre  puissance.  Dira-t-on  qu'elle  ait 
eu  complètement  tort  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  il  en  est  résulté 
qu'elle  s'est  tenue  sur  une  extrême  réserve,  au  point  qu'elle 
a  renoncé  à  publier  ses  propres  commentaires.  Les  consé- 
quences de  cette  abstention  ont  dépassé  le  cercle  étroit  de  la 
compagnie, puisqu'il  est  permis  de  supposer  que  toute  l'œuvre 
des  commentateurs  s'en  est  ressentie,  chaque  grammairien 
l'entendant  à  sa  manière  qui  n'était  pas  tout  à  fait  la  même 
que  celle  des  autres.  De  là  les  disproportions  de  l'ensemble, 
non  seulement  à  cause  de  la  forme  donnée  aux  œuvres,  mais 
aussi  par  la  répartition  très  inégale  des  commentaires  entre 
les  principaux  écrivains  classiques.  Nous  avons  vu  que  ces 
inégalités  s'expliquaient  par  certaines  préférences,  mais  elle 
n'en  ont  pas  moins  nui  à  l'eflicacité  d'une  œuvre  où  il  ne 
fallait  pas  que  les  commentaires  eussent  l'air  de  se  super- 
poser les  uns  aux  autres,  ni  surtout  de  se  contredire,  et  où 
il  importait  que  tous  les   classiques  français  eussent  une 


LA    COMPOSITION    DES   COMMKNTAIRES  233- 

place  équivalente.  C'est  là,  l'on  n'en  peut  douter,  une  des 
principales  causes  de  la  faiblesse  des  commentateurs.  Assu- 
rément, rien  ne  les  empêchait  de  se  répéter,  mais  au  moins 
l'auraient-il  dû  faire  méthodiquement,  et  la  méthode  est  ce 
qui  leur  a  le  plus  manqué. 

Ils  travaillent  sous  une  impression,  la  même  à  peu  près 
pour  tous,  mais  dont  les  effets  peuvent  être  très  divers.  Ils 
s'érigent  en  juges  de  la  langue,  mais  trop  souvent  sans  autre 
référence  que  leur  sentiment  personnel,  leur  propre  manière 
d'interpréter  la  grammaire  et  l'usage.  Ce  n'est  pas  le  meilleur 
moyen  de  faire  aboutir  un  enseignement  aussi  dogmatique. 
A  défaut  d'un  contrôle  supérieur  sans  lequel  il  ne  devait 
inspirer  qu'une  demi  confiance,  cet  enseignement  aurait  dû 
se  fonder  sur  une  doctrine  fermement  arrêtée  ;  or  nous  avons 
vu  qu'au  contraire  de  leurs  prédécesseurs  du  dix-septième 
siècle,  les  grammairiens  du  dix-huitième  avaient  oscillé  entre 
divers  principes  qui  ne  pouvaient  manquer  de  les  solliciter 
contradictoirement.  La  faiblesse  de  leur  stratégie  n'est  com- 
parable qu'à  la  vanité  de  leur  entreprise,  celle  d'arrêter  une 
langue,  fût-ce  une  langue  littéraire,  en  un  point  donné  de  son 
évolution,  de  l'immobiliser  dans  ses  formes  acquises,  sans 
imaginer  qu'à  un  certain  moment  ces  formes  pourront  être 
remplacées  par  d'autres  pour  le  plus  grand  bien  de  la  langue 
et  de  la  littérature. 

Nous  n'entendons  pas  par  là  qu'il  faille  abandonner  une 
langue  à  toutes  ses  impulsions,  ni  surtout  aux  caprices  de 
ceux  qui  la  gouvernent  momentanément  :  pareille  indiffé- 
rence ne  sied  qu'au  linguiste  chez  qui  c'est  une  attitude 
strictement  scientifique  :  la  langue  passe  sous  ses  yeux,  il 
l'observe  dans  son  mouvement  spontané,  le  seul  qui  l'inté- 
resse, et  s'étonne  qu'on  puisse  chercher  à  lui  faire  violence 
ou  simplement  à  la  soustraire  aux  influences  pernicieuses. 
Tout  autre  est  le  point  de  vue  de  l'homme  de  goût,  de  celui 
qui,  préoccupé  de  la  beauté  littéraire  d'une  langue,  estime 


234  ^^   COMPOSITION    DES    COMMENTAIRES 

qu'elle  n'a  pas  de  meilleur  soutien  qu'une  tradition  glo- 
rieuse. Certes  le  passé  ne  doit  point  asservir  un  idiome, 
mais  il  l'enrichit  de  toutes  les  expériences  acquises  parmi 
lesquelles  il  est  légitime  de  choisir  celles  qui  ont  donné  les 
meilleurs  résultats.  Partout  où  l'on  sent  vivre  la  langue  d'une 
vie  intense  et  magnifique,  partout  où  l'arbre  déploie  une 
frondaison  luxuriante,  on  recueille  la  sève  nourricière  des 
œuvres  durables.  A  ce  titre  la  langue  des  chefs-d'œuvre  du 
dix-septième  siècle,  non  pas  d'un  ou  deux  chefs-d'œuvre, 
mais  de  tous,  n'a  pas  cessé  de  mériter  notre  vénération. 
L'écrivain  d'aujourd'hui,  dont  la  démarche  est  rendue  hési- 
tante par  tant  d'influences  contradictoires,  y  cherche  d'ins- 
tinct un  terrain  solide  ;  elle  l'assure  contre  le  mirage  séduc- 
teurs des  sables  mouvants.  Voilà  ce  qu'on  peut  encore  retenir 
de  l'enseignement  des  puristes.  Il  est  fâcheux  qu'ils  l'aient 
compromis  par  leurs  exagérations  ;  il  l'est  bien  davantage 
qu'ils  l'aient  en  quelque  sorte  faussé  par  l'intervention  abu- 
sive d'autres  principes. 

Cet  enseignement  est  en  effet  à  double  face,  comme  nous 
avons  essayé  de  le  faire  sentir.  C'est  même  une  question  de 
savoir  jusqu'à  quel  point  les  puristes  ont  été  leurs  propres 
dupes,  s'ils  ont  vraiment  cru  qu'ils  établissaient  le  règne  des 
écrivains  du  grand  siècle  en  les  soumettant  au  joug  de  leur 
grammaire.  Il  est  probable  qu'ils  ont  été  parfaitement  sin- 
cères en  agissant  ainsi  ;  mais  leur  méthode  n'en  a  pas  moins 
abouti  à  la  déformation  violente  du  principe  qu'ils  préten- 
daient consacrer.  Nous  avons  montré  qu'à  un  moment  donné 
même,  elle  en  était  tout  simplement  la  négation,  lorsque, 
choisissant  leurs  exemples  dans  les  auteurs,  les  grammai- 
riens les  prenaient  indifféremment  de  droite  et  de  gauche. 
Les  commentateurs,  eux,  ne  vont  pas  tout  à  fait  aussi  loin  ; 
il  en  résulte  qu'à  un  certain  point  de  vue,  leur  œuvre  appa- 
raît comme  une  réaction  salutaire  contre  les  exagérations 
d'autres  grammairiens.  Au  moins,  elle  met  l'accent  sur  les 


LA   COMPOSITION    DES   COMMENTAIRES  235 

seuls  écrivains  vraiment  dignes  de  servir  de  modèles,  au  lieu 
que  ces  grammairiens,  en  substituant  complètement  leur 
pouvoir  à  celui  des  chefs-d'œuvre,  finissaient  par  traiter  tous 
les  auteurs,  bons  ou  médiocres,  sur  le  même  pied.  Une  sorte 
d'étape  intermédiaire  dans  ce  déplacement  d'autorité,  tel 
est,  par  conséquent,  un  nouvel  aspect,  non  le  moins  atta- 
chant, de  l'œuvre  des  commentateurs.  Avec  plusieurs  autres, 
il  justifie  le  temps  et  la  peine  que  nous  venons  de  consacrer 
à  la  faire  revivre. 


APPENDICES 


APPENDICE  I 


CORRESPONDANCE    GRAMMATICALE     DE     L  ACADEMIE    FRANÇAISE 
AU   DIX-HUITIÈME    SIÈCLE. 


L'académie  pense  que  la  première  des  deux  phrases,  Il 
VLjy  a  qu'à  la  Comédie  françoise  que  l'on  parle  bien,  est  la 
moins  mauvaise  des  deux  ;  mais  qu'elles  ne  valent  rien  ni 
lune,  ni  l'autre  et  qu  il  faut  dire  ce  nest  quà  la  Comédie 
françoise  que  l'on  parle  bien  ;  ou,  Il  n'y  a  que  la  Comédie 
françoise  où  l'on  parle  bien. 

Quant  à  l'assertion  que  ces  phrases  énoncent,  il  s'en  faut 
bien  qu'elle  soit  incontestable. 

à  l'Académie  le  27  janvier  178'i. 

d'Alembert, 
secr.  perpétuel. 

Billet  autographe  sans  adresse  conservé  aux  archives  de 
l'Académie  française. 

B 

Lettre  à  M.  d'Alembert,  secrétaire  de  V  Académie  fran- 
çoise, sur  deux  questions  grammaticales. 

Nous  avons,  Monsieur,  plusieurs  bons  ouvrages  sur  noire 


a4o  APPENDICES 

langue,  et  nous  n'avons  pas  un  corps  complet  de  principes 
généraux  et  particuliers,  qui  soit  marqué  au  sceau  de  la 
certitude.  L'Académie  françoise,  dont  la  destination  est  de 
travailler  à  la  perfection  du  langage,  peut  seule,  dans  cette 
matière,  dissiper  les  doutes  et  fixer  l'opinon  ;  personne  ne 
lui  en  conteste  l'autorité.  Elle  a  composé  un  dictionnaire  ; 
il  est  à  désirer  qu'elle  s'occupe  maintenant  à  faire  un  code 
de  loix  grammaticales  pour  la  correction,  la  pureté,  l'élé- 
gance du  style.  S'il  existoit,  on  ne  se  laisseroit  point  entraî- 
ner par  les  mauvais  exemples  des  bons  auteurs,  l'étude  de 
notre  langue  seroit  moins  dilïicile,  et  l'on  ne  seroit  pas  rebuté 
des  contradictions  dans  lesquelles  nos  grammairiens  tombent 
assez  souvent.  Je  me  bornerai,  Monsieur,  à  en  citer  une  ou 
deux. 

Vaugelas,  Régnier-Desmarais,  Lancelot  et  Arnaud  disent 
que  le  participe  précédé  de  son  régime  absolu  ne  doit  pas  se 
décliner  lorsqu'il  est  suivi  d'un  nominatif  ;  ils  le  l'ont  égale- 
ment indéclinable  quand  il  est  suivi  d'un  adjectif  qui  se 
rapporte  au  régime  ;  par  exemple  :  La  réputation  qu'a  eu 
Voltaire,  ne  diminuera  pas  dans  les  siècles  à  venir.  Il  est 
des  philosophes  que  la  bienfaisance  autant  que  les  écrits 
on ^  rendu  dignes  des  plus  grands  éloges.  Quelques  mem- 
bres de  l'Académie  françoise  ont  mis  cette  opinion  en  pra- 
tique. Girard,  d'Olivet,  Duclos,  M.  Wailly  pensent  différem- 
ment. Selon  Restant,  on  peut  embrasser  l'un  et  l'autre  avis. 
Dans  ce  choc  des  esprits,  dans  ce  flux  et  ce  reflux  de 
systèmes  contraires,  peut-on,  Monsieur,  porter  un  jugement 
qui  ait  une  base  plus  solide  que  celle  des  probabilités  ;  et 
les  probabilités,  quelque  fortes  qu'elles  soient,  sont-elles 
capables  d'opérer  l'évidence  ?  Que  la  loi  soit  écrite  ;  alors 
tout  raisonnement,  tout  calcul  incertain  cessera,  il  n'y  aura 
plus  matière  aux  conjectures  ;  l'usage,  qui  est  le  juge  et  la 
règle  du  langage,  sera  déterminé,  et  l'on  ne  s'agitera  pas 
vainement  à  la  poursuite  d'une  lumière  qu'on  ne  peut  attein- 


APPENDICES  241 

dre  que  par  un  concours  unanime.  D'ailleurs  le  participe  est 
une  des  matières  les  plus  embarrassantes,  les  plus  com- 
pliquées de  notre  langue,  et  demande  principalement  des 
règles  qui  le  mettent  à  l'abri  de  l'opinion  arbitraire. 

Cette  loi,  ces  règles,  Monsieur,  le  corps  littéraire  qui  a  si 
dignement  déposé  sa  plume  entre  vos  mains,  devroitles  créer. 
L'esprit  de  justesse  et  de  clarté  qui  caractérise  vos  ouvrages, 
assureroit  à  la  grammaire  de  l'Académie  une  approbation 
universelle.  Ce  travail  ne  sçauroit  être  regardé  comme  minu- 
tieux que  par  des  ignorans.  Les  meilleures  pensées  perdent 
la  plus  grande  partie  de  leur  prix,  lorsque  les  expressions  et 
les  tournures  dont  elles  sont  revêtues,  choquent  les  principes. 
César  fit  un  traité  sur  l'analogie  des  mots.  ((  Il  n'est  pas 
méprisable,  dit  Cicéron,  d'enseigner  ce  qu'il  est  beau  de 
connoître.  »  Ce  grand  homme,  après  avoir  accablé  les  Sylla, 
les  Verres,  les  Catilina,  sous  le  poids  de  son  éloquence,  et 
vengé  ses  amis  des  accusations  odieuses  qu'on  leur  imputoit, 
ne  crut  pas  compromettre  sa  gloire  en  traçant  les  règles  de 
l'art  oratoire.  Son  livre  intitulé  V Orateur,  chef  d' œuvre  de 
raison  et  de  goût,  couronna  sa  vieillesse. 

Je  suis,  etc. 

De  Tresséol  (i). 

A  Paris,  le  1 2  déeembre  iy^8. 

La  réponse  de  M.  d'Alembert  à  la  lettre  précédente  porte 
en  substance  que,  dans  les  deux  exemples  cités,  le  parti- 
cipe doit  se  décliner  ;  qu'il  sçait  bien  que  tout  le  monde  n'est 
pas  de  cet  avis,  surtout  pour  le  cas  où  le  participe  est  suivi 
de  l'adjectif,  mais  qu'il  n'en  voit  point  de  solides  raisons,  et 
que  les  bons  auteurs,  comme  Racine,  y  sont  opposés  ;  que 
cette  question  des  participes  a  d'autres  difficultés  beaucoup 

(i)  Probablement  Roubaud  de  Tresséol  (i;74o-i788),le  frère  de 
l'auteur  des  Nouveaux  synonymes  françois. 

P.  —  ic. 


242  APPENDICES 

plus  grandes,  et  que  l'Académie  s'en  est  occupée  longtems 
et  s'en  occupe  quelquefois  encore,  la  besogne  en  valant  la 
peine,  comme  l'observe  très  bien  M.  de  Tresséol. 

Journal  encyclopédique,  1779,  I,  pp.  326-328. 


Monsieur, 

L'académie  françoise,  à  qui  j'ai  fait  part  de  votre  lettre, 
pour  vous  procurer  une  décision  plus  sûre,  n'est  point  dans 
l'usage  de  rendre  publiques,  par  la  voie  des  journaux,  ses 
réponses  aux  questions  qu'on  lui  propose  ;  mais  elle  me 
charge  de  vous  faire  parvenir  directement  sa  décision  sur  la 
difficulté  qui  fait  l'objet  de  votre  lettre. 

Elle  pense  que  dans  la  phrase  proposée,  et  dans  toutes 
celles  du  même  genre,  l'usage,  en  cela  conforme  à  la  syntaxe, 
autorise  généralement  l'imparfait  au  second  membre,  dans  le 
cas  même  où  la  chose  dont  il  s'agit,  n'est  pas  contingente  ; 
mais  qu'il  y  a  cependant  des  cas  où  il  est  permis,  et  peut-être 
mieux  d'employer  le  présent,  surtout  quand  la  chose  dont  il 
s'agit,  est  une  vérité  incontestable,  nécessaire  et  généralement 
reconnue,  par  exemple  une  pi'oposition  de  géométrie,  etc., 
ou  quand  le  premier  membre  de  la  phrase  exprime  une 
assertion  absolue,  comme  f  ai  prouvé,  j'ai  démontré,  quoique 
la  proposition  ne  soit  pas  même  alors  à  l'abri  de  toute  diffi- 
culté. 

En  conséquence  de  ce  principe,  l'académie  croit,  Mon- 
sieur, que  la  phrase  proposée  dans  votre  lettre  ne  portant 
ni  le  caractère  d'une  assertion  absolue,  ni  celui  d'une  vérité 
incontestable,  on  doit  mettre  l'imparfait  au  second  membre. 

Permettez-moi,  Monsieur,  de  joindre  à  cette  réponse  de 
l'académie,  les  remercîments  que  je  vous  dois  pour  tout  ce 
que  votre  lettre  contient  d'obligeant  et  de  flateur  sur  mon 


APPENDICES  243 

compte,  et  les  justes  éloges  que  mérite  cette  même  lettre  par 
la  manière  aussi  nette  que  précise  dont  la  question  est  pro- 
posée. C'est  pour  cette  raison  que  l'académie  a  cru  devoir  y 
répondre  plus  en  détail  qu'elle  ne  fait  ordinairement  aux 
questions  qu'on  lui  propose. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

d'Alembert. 

Cette  lettre  insérée  dans  le  Journal  de  la  langue  française  de 
Domergue,  à  la  date  du  i"  octobre  1784  (1,  pp.  747^^)»  ^st  intro- 
duite de  la  manière  suivante  par  «  un  abonné  au  Journal  de  la 
langue  française  »  : 

«  Notre  ancien  lieutenant-général  de  police,  M.  de  Royer, 
publia,  il  y  a  quelque  temps,  un  mémoire  extrait  du  grand  dic- 
tionnaire de  jurisprudence  auquel  il  travaille.  Ce  mémoire  ren- 
ferme une  phrase  qui  donna  lieu  à  une  dispute  grammaticale  assez 
vive....  y'ai  cru  que  le  caractère  essentiel  d'un  livre  classique 
de  jurisprudence  est  de  rendre  la  Jurisprudence  plus  aimable  et 
moins  rebutante.Fa.iii-il  dire,  dans  celle  dernière  phrase,  le  présent 
est  ou  l'imparfait  étoit  ?  Telle  fut  la  questlion.  Un  homme  de  lettre 
distingué,  M.  de  Landine,  écrivit  à  M.  d'Alembert  pour  le  prier 
de  la  résoudre  :  voici  quelle  fut  la  réponse  du  secrétaire  de  l'aca- 
démie. »  (Suit  la  lettre) . 


APPENDICE    II 


QUELQUES   OUVRAGES   GRAMMATICAUX 

DÉDIÉS   OU   PRÉSENTÉS   A   l'ACADÉMIE   FRANÇAISE 

AU    DIX-HUITIÈME    SIECLE. 


N.  B.  Le  signe  *  indique  que  l'auteur  est  un  académicien. 


Ouvrages   dédiés 

*  Régnier-Desmarais.  —  Traité  de  la  grammaire  fran- 
çaise, Paris,  1705,  in-4°. 

L'abbé  Desfontaines.  —  Racine  vengé  ou  examen  des 
rembarques  grammaticales  de  M.  l'abbé  d'Oliçet  sur  les 
œuvres  de  Racine,  Avignon,  1739,  in-12. 

La  dédicace  de  cet  ouvrage  parut  à  bon  droit  suspecte  à  l'Aca- 
démie qui  la  repoussa.  Cf.  les  Registres,  19  janvier  1739. 

L'abbé  Annibale  Antonini.  —  Principes  de  la  grammaire 
française  pratique  et  raisonnée,  Paris,  1763,  in-12. 

Anonyme.  —  Nouvelle  grammaire  française  pratique  et 
raisonnée,  avec  un  traité  de  la  prononciation  et  de  Vortho- 
graphe  et  un  précis  des  règles  de  la  versification  française, 
Paris,  Duchesne,  1761. 

Cet  ouvrage  inconnu  à  Barbier  et  à  Stengel,  est  signalé  dans 
le  Journal  encyclopédique  de  l'année  1761,  I,  2'"e  partie,  p.  146. 


APPENDICES  245 

*  Voltaire.  —  Théâtre  de  Pierre  Corneille  avec  des  com- 
mentaires, s.  1.,  1764,  12  vol.  in-8°. 

*  L'abbé  d'Olivet.  —  Remarques  sur  la  langue  françoise, 
Paris,  1767,  in-i2. 

Beauzée.  —  Grammaire  générale  ou  exposition  raisonnée 
des  éléments  nécessaires  du  langage  pour  servir  de  fonde- 
ment à  l'étude  de  toutes  les  langues,  Paris,  1767,  2  vol.  in-8°. 

Sébastien  Cherrier.  —  Grammaire  françoise. 

Cet  ouvrage  communiqué  en  manuscrit  à  l'Académie  qui  en 
accepta  la  dédicace  {Registres,  2  août  1773),  ne  figure  pas  dans 
la  liste  assez  étendue  des  écrits  de  S.  Cherrier.  11  ne  paraît  pas 
avoir  été  publié. 

Fauleau.  —  Essai  sur  les  mots  figurés. 

Cet  ouvrage  dont  l'Académie  accepta  la  dédicace  {Registres, 
29  novembre  1784),  a  échappé  à  toutes  nos  recherches.  11  a  dû 
cependant  être  pubhé,  comme  en  témoigne  la  note  suivante  qu'on 
lit  dans  la  Métaphysique  de  Id  langue  françoise  du  même  auteur, 
Paris,  1786,  in-8°  :  a  Le  Privilège  du  Roi  se  trouve  à  la  suite  du 
Traité  des  mots  figurés.  » 

L'abbé  Roubaud.  —  Nouveaux  synonjymes  françois, 
Paris,  1785,  4  vol.  in-8". 

Cet  ouvrage  obtint  le  prix  d'utilité  en  1786  {Registres,  3  et 
25  août  1786). 


B 


Ouvrages  présentés 

*  L'abbé  de  Dangeau.  —  Réflexions  sur  la  granmaire 
fransoise,  Paris,  1717,  in-8'  {Registres,  16  décembre  1717, 
5  octobre  1720). 

D'Artis.  —  Alphabet  naturel  et  méthodique  pour  appren- 


24^  APPENDICES 

dre  avec  Jacilité  la  lecture  et  Vortographe  de  langue  fran- 
çoise  (Registres,  8  novembre  lyaS). 

Cet  ouvrage  qui  n'est  mentionné  dans  aucune  bibliographie, 
a  peut-être  été  présenté  à  l'état  manuscrit. 

Pierre  Restaut.  —  Principes  généraux  et  raisonnes  de  la 
grammaire  française,  Paris,  i^Sa  (2""=  édit,),  in-ii  {Re gistres , 
28  juillet  i;;32.) 

Présentés  par  Restaut  en  personne. 

Du  Mas.  —  La  Bibliothèque  des  enfans  ou  les  premiers 
élémens  des  lettres...,  Paris,  i^33,  4  vol.  in-4°  (Registres, 
10  mai  1734). 

*  L'abbé  d'Olivet.  —  Traité  de  la  prosodie  française, 
Paris,  1736,  in-i2  (Registres,  22  octobre  1^36). 

Un  fragment  de  cet  ouvrage  avait  été  lu  par  l'auteur  dans  la 
séance  du  26  juin  1786.  Cf.  Registres,  II,  p.  SgS  et  d'Olivet,  lettre 
au  P'  Bouhier,  28  août  1^36  (Histoire  de  V Académie,  II,  p.  435). 

*  L'abbé  d'Olivet.  —  Remarques  de  grammaire  sur 
Racine,  Paris,  1738,  in-12  (Registres,  i"  avril  1738). 

L'abbé  Desfontaines.  —  Racine  vengé...  (Registres,  19 
janvier  1739). 

Voir  aux  Ouvrages  dédiés. 

*  L'abbé  Girard. —  Les  vrais  principes  de  la  langue  fran- 
çaise, Paris,  1747,  2  vol.  in-S°  (Registres,  16  février  1747)- 

*  L'abbé  d'Olivet.  —  Remarques  sur  la  langue françoise... 
(Registres,  20  août  1767). 

Voir  aux  Ouvrages  dédiés.  C'est  cet  ouvrage  que  les  Registres 
entendent  probablement  par  la  «  nouvèle  édilion  de  ses  Essais  de 
grammaire  ». 

L'abbé  Girard.  —  Sjynonjymes  français,  Paris,  1740 
(3e  édit.),  in-12  (Registres,  5  décembre  i744)' 


APPENDICES  a47 

Beauzée.  —  Grammaire  générale. .  (Registres,  22  août 
1767). 

Voir  aux  Ouvrages  dédiés. 

*  L'abbé  de  Radonvilliers.  —  De  la  manière  d'apprendre 
les  langues,  Paris,  1768,  in-S°  (Registres,  17  février  1768). 

*  L'abbé  Girard  et  Beauzée.  — Sj^nojvymes  français.  . . 
Paris,  1769,  2  vol.  in-8''  (Registres,  11  janvier  1773). 

L'Académie  espagnole.—  Diccionario de  la  lengua  castel- 
lana.  Madrid,  1770,  6  vol.  in-f» 

Id.  —  Gramatica  de  la  lengua  castellana,  Madrid,  1771, 
in-i2. 

Id.  —  Ortografia  delà  lengua  castellana,  Madrid,  in-12 
(Registres,  24  avril  1773). 

L'envoi  de  ces  trois  ouvrages  avait  été  annoncé  dès  l'année 
précédente.  Cf.  Registres,  2  juillet,  6  aovlt,  i-^  août  1772. 

De  Sanseuil.  —  An  analysis  of  the  french  orthogra- 
phe . .,  Londres,  1772,  in-4°  ou  in-S". 

Id.  —  Bachygraphy  of  the  french  verbs,  Londres,  1772, 
in-4''  on  in-8<'  (Registres,  3  juin  1773). 

Bret.  —  Œuvres  de  Molière,  aoec  des  remarques  gram- 
maticales..., Paris,  1773,  6  vol.  in-80  ('i?e^îs^r<?.s,  8  juillet  1773). 

Séb.  Cherrier.  -  Grammaire  française .. .  (Registres, 
2  août  1773). 

Voir  aux  Ouvrages  dédiés. 

Daniel  Lescallier.  —  Vocabulaire  des  termes  de  marine 
anglais  et  français,  Londres,  1777,  in-4°  (Registres,  3o 
janvie*r  1777). 

Ant.  Court  de  Gcbelin.  —  Le  Monde  primitif  analysé  et 
comparé  avec  le  monde  moderne,  Paris,  1773-1784,  9  vol. 
in-4°  (Registres,  1778-1781). 

Le  tome  V  {Dictionnaire  étymologique  de  langue  française)  a 


24^  APPENDICES 

été  présenté  le  19  mars  1778,  le  tome  VI,  le  23  décembre  1779,  le 
tome  VII,  le  !*■■  mai  1780,  les  premières  feuilles  du  tome  IX,  le 
23  décembre  1780,  les  tomes  VIII,  I,  II  (Grammaire  universelle), 
III  (Histoire  naturelle  de  la  parole)  et  IV,  le  2  juillet  1781.  L'ou- 
vrage entier  fut  couronné  du  prix  Valbelle  en  1780  {Registres,  \l\, 
p.  466). 

De  Gourault.  —  Nouvelle  méthode  pour  apprendre  à 
lire  (^Registres,  23  juin  1780). 

Nous  n'avons  pas  pu  identifier  cet  ouvrage. 

Ant.  Court  de  Gébelin.  —  Dictionnaire  étymologique  et 
raisonné  des  racines  latines,  Paris,  1780,  in-80  (Registres, 
23  décembre  1780). 

De  Wailly.  —  Principes  généraux  et  particuliers  de  la 
langue  françoise,  Paris,  1780,  (9'"''  édit.),  in-12  (Registres, 
3o  novembre  1780). 

De  Wailly  fut  récompensé  du  prix  Valbelle  en  1787  (Registres j 
25  août  1787). 

Id.  —  L'orthographe  des  dames...,  Paris,  1782,  in-12 
(Registres,  2  décembre  1782). 

De  Piis.  —  L'harmonie  imitative  de  la  langue  française, 
poème  en  quatre  chants,  Paris,  1786,  in-12  (Registres, 
12  novembre  1786). 

L'abbé  Roubaud.  —  Nouveaux  symnymes  françois , . . 
(Registres,  26  février  1786). 

Voir  aux  Ouvrages  dédiés. 

[Tournon],  —  Les  promenades  de  Clarisse  et  du  marquis 
de  Valzé,  ou  nouvelle  méthode  pour  apprendre  les  principes 
de  la  langue  et  de  V  orthographe  françaises,  à  l'usage  des 
«frtmes,  Paris,  1784-1787,  2  vol.  in-12  (^e^/s^/vs,  3  juillet  1786). 

L'abbé  Gaultier.  —  Leçons  de  grammaire , . . ,  Paris,  1787, 
in-8°  (Registres,  3i  janvier  1788). 


APPENDICE  m 


NOTES    BIBLIOGRAPHIQUES 

SUR  LES  COMMENTAIRES  GRAMMATICAUX  d'aUTEURS  CLASSIQUES 

RÉDIGÉS    AU    DIX-HUITIÈME    SIECLE. 


I .  —  Fables  choisies  mises  en  vers  par  Monsieur  de  la 
Fontaine,  avec  la  vie  d'Esope.  Nouvelle  édition  augmentée 
de  petites  nottes  pour  en  faciliter  l'intelligence.  A  Paris, 
quay  des  Augustins,  chez  Michel  David,  à  la  Providence. 
M.DCG.XV.  Avec  privilège  du  Rojr. 

In-S»  de  5o6  pp. 

Cette  publication  n'offre  pas  d'autre  intérêt  que  d'être  le  pre- 
mier spécimen  de  classique  français  annoté  à  l'usage  de  la  jeu- 
nesse. Les  petites  nottes  expliquant  les  archaïsmes,  les  principales 
expressions  techniques,  mythologiques,  etc.,  sont  insignifiantes. 
On  en  peut  dire  autant  du  commentaire  de  Coste  (Paris,  174^1 
pet.  in- 12)  si  souvent  reimprimé  et  des  remarques  du  P.  JouvanCy 
vraiscroblement  contemporaines  des  petites  notes  (le  P.  Jou- 
vancy  est  mort  en  1719),  mais  publiées  seulement  en  1807  (Fables 
de  La  Fontaine  avec  des  notes  sur  la  mythologie^  l'histoire  et  la 
littérature,  par  le  Père  Jouvency.  A  Liège,  chez  Fr.  Lemarié, 
imprim. -libraire,  proche  l'Hôtel-de- Ville,  N"  81,  i8oy.  2  t.  en 
un  volume  in-12  de  376-38  ppO- 

II.  —  Œuvres  de  M^  Boileau-Despréaux,  avec  des  éclair- 
cissemens  historiques  donnez  par  lui-même.  A  Genève,  chez 
Fabriet  Barillot.  M.DCC.XVI. 


25o  APPENDICES 

2  vol.  în-4''  de  xxvni-5o6et  427  pp.  (sans  la  Table). 

Le  commentaire  de  Brossette,  monument  élevé  par  un  ami  à 
la  gloire  du  maître,  est  divisé  en  trois  parties.  La  première,  inti- 
tulée Changemens,  donne  les  variantes  du  texte  ;  la  seconde,  sous 
la  rubrique  Remarques,  contient  les  «  éclaircissemens  histo- 
riques »  mêlés  d'observations  critiques  sur  le  style  et  la  langue  ; 
la  troisième,  les  Imitations,  mentionne  les  passages  d'auteurs 
anciens  imités  par  Boileau. 

III.  —  Remarques  de  l'Académie  françoise  sur  le  Quinte- 
Curce  de  Vaugelas,  commencées  en  1723. 

Manuscrit  in-4°,  déposé  aux  archives  de  l'Académie  française. 

«  Après  ce  titre  qui  se  trouve  sur  le  feuillet  de  garde  (v°), vient 
la  note  suivante  :  «  Les  premiers  feuillets,  tant  du  premier  tome 
«  que  du  second,  ont  été  égarez.  »  Les  archives  de  l'Académie  ne 
possèdent  plus  que  ce  second  volume  paginé  i4  269  et  terminé,  au 
verso  delà  page  269,  par  le  mot /in.  »  Cette  description  due  à 
l'éditeur  des  Registres  (II,  p.  io4,  n.  1)  a  besoin  d'être  à  la  fois 
rectifiée  et  complétée.  M.  Marty-Laveaux  n'a  pas  vu  que  le 
manuscrit  est  divisé  en  deux  parties  paginées  i4-i36  et  1-270.  Il 
ne  manque  par  conséquent  à  l'ouvrage  que  les  treize  premières 
pages  du  tome  premier.  Le  tome  second  est  complet,  précédé  du 
titre  suivant  :  Remarques  de  l'Académie  sur  le  Quinte-Curce  de 
M.  de  Vaugelas,  tome  second.  M.  Marty-Laveaux  a  dû  être  induit 
en  erreur  par  les  renvois  au  texte  de  Vaugelas  qui  figurent  en 
marge  du  manuscrit.  Le  premier  indique  la  page  281  qui,  dans 
l'édition  du  Quinte-Curce  utilisée  par  l'Académie,  correspond  à 
peu  près  au  premier  quart  du  livre  III.  Les  280  premières  pages 
du  volume  sont  occupées  par  les  Suppléments  de  Freinshcim, 
traduction  Du  Ryer,  dont  l'Académie  ne  s'est  pas  occupée,  et  par 
le  commencement  de  la  traduction  du  livre  111  dont  la  critique 
s'est  perdue  avec  les  treize  pages  du  manuscrit  qui  manquent. 

Le  manuscrit,  d'une  belle  écriture  de  copiste,  présente  en 
quelques  endroits  des  corrections  ou  des  surcharges  dues  à  une 
(ou  plusieurs  ?)  mains  étrangères  qu'il  n'est  pas  possible  d'iden- 
tifier ;  on  peut  croire  toutefois  que  ces  rectifications  sont  à  peu 
près  contemporaines  du  manuscrit. 


APPENDICES  a5l 

Quant  à  la  date  de  1723  donnée  avec  le  titre,  elle  n'est  précisé- 
ment pas  de  la  même  écriture  que  le  manuscrit  ;  elle  a  contre 
elle  le  témoignage  formel  des  Registres  qui  placent  la  composi- 
tion du  commentaire  entre  le  i3  juillet  i^iget  le  26  septembre  1720. 
Plus  tard,  l'Académie  décida  de  ne  pas  le  publier  avant  d'avoir 
terminé  la  revision  du  Dictionnaire.  En  attendant,  «  afin  que  la 
coppie  de  ces  Remarques  ne  s'égare  point»,  elle  ordonna  qu'elle 
o  seroit  mise  dans  sa  cassette  et  pour  n'en  être  point  tirée  sans 
son  ordre  »  (Registres,  11  octobre  1728). 

IV.  —  Examen  à'Athalie  par  l'Académie  française  (i). 

Cet  ouvrage  a  paru  tout  d'abord  dans  l'édition  des  Œuvres 
complètes  de  Jean  Racine  avec  le  commentaire  de  M.  de  La- 
harpe,  1807,  in-80,  V,  pp.  245-264,  sous  le  titre  de  Sentimens 
de  l'Académie  française  sur  Athalie  (par  analogie  avec  les  Sen- 
timents  de  l'Académie  française  sur  le  Cid).  a  Ce  fut  vers  1730, 
disent  Ips  éditeurs,  que  l'Académie  française  décida  de  faire  à  la 
tragédie  d' Athalie  l'honneur  que  cette  compagnie  avait  fait  autre- 
fois au  premier  chef-d'œuvre  de  Corneille.  »  Rappelant  ensuite 
que  dans  ses  Remarques  de  gramm.aire  sur  Racine,  l'abbé  d'Oli- 
vel  s'est  dispensé  d'examiner  Athalie  en  alléguant  la  prochaine 
publication  de  l'Examen  académique,  ils  ajoutent  :  «  Malgré  cette 
annonce,  les  Sentimens  de  l'Académie  sont  restés  ensevelis  dans 
ses  carions,  et  c'est  nous  qui  en  faisons  jouir  le  public  pour  la 
première  fois,  en  imprimant  la  copie  qui  nous  a  été  remise  et  que 
nous  tenons  d'une  main  très  sûre.  »  Quelle  est  cette  main  ?  Nous 
ne  le  saurions  probablement  pas  encore  sans  le  marquis  de  La 
Rochefoucauld-Liancourt  qui  put,  on  ne  sait  comment,  contempler 
le  précieux  manuscrit  et  qui  en  donne  une  description  dans  ses 
Études  littéraires  et  morales  de  Racine,  Paris,  i855,  I,  pp.  142 
et  sq.  A  la  suite  des  renseignements  fournis  par  les  éditeurs  de 
1807  sur  la  date  de  l'Examen,  il  écrit  :  «  Mais  ce  travail  ne  tut  pas 
encore  publié  à  cette  époque  et  i)eut-être  ne  le  serait-il  pas  même 
aujourd'hui,  si  La  Harpe  n'avait  pas  eu  l'idée  de  commenter 
Racine,  il  sentit  que  la  publication  du  travail  de  l'Académie  joint 

(i)  Titre  de  l'édition  La  Rochefoucauld-Liancourt. 


252  APPENDICES 

à  son  édition  lui  donnerait  plus  de  prix,  etd'Alembert,  alors  secré- 
taire, lui  livra  le  manuscrit.  Toutefois,  ils  firent  à  l'examen  de 
l'Académie  un  grand  nombre  de  changements  sans  les  lui  sou- 
mettre et  sans  prendre  son  avis.  »  Suit  le  détail  des  articles 
supprimés  et  des  corrections  faites  par  d'Alembert  (pp.  147-159)  ; 
il  n'est  pas  tout  à  fait  identique  dans  la  seconde  édition  des  Études 
littéraires,  celle  de  i856.  Tels  quels,  les  renseignements  du 
marquis  de  La  Rochefoucauld-Liancourt  sont  inestimables,  mais 
on  aimerait  les  sentir  fondés  sur  une  critique  plus  exigcnte  et  qui 
mît  moins  de  coquetterie  à  dissimuler  ces  sources. 

Sur  l'époque  où  l'Examen  fut  rédigé,  voici  ce  qu'on  peut  dire 
de  plus  que  les  éditeurs  de  1807.  On  lit  dans  les  Registres  à  la 
date  du  28  septembre  1720:  «  Aujourd'huy,  M.  le  SeC"  a  remis  à 
la  Compagnie  les  remarques  qu'elle  avoit  faites  sur  VAthalie  de 
M.  Racine,  afin  qu'elle  les  revoye  et  qu'elle  y  change  ce  qu'elle 
jugera  à  propos  pour  la  perfection  de  son  ouvrage.  »  En  septem- 
bre 1720,  par  conséquent,  l'Académie  n'avait  pas  encore  mis  la 
dernière  main  à  son  ouvrage,  mais  au  moins  l'avail-elle  commencé. 
D'un  autre  côté,  à  deux  reprises  différentes,  dans  ses  Remarques 
de  grammaire  sur  Racine,  1788  (p.  68)  et  dans  sa  correspon- 
dance avec  le  P*  Bouhier,  16  mai  17^8  (Histoire  de  V Académie, 
II,  p.  44ï)j  l'abbé  d'Olivet  laisse  entendre  qu'il  a  pris  part  à  la 
confection  de  VExamen  et  que  La  Motte  en  est  un  des  principaux 
auteurs.  L'abbé  d'Olivet  n'est  entré  à  l'Académie  qu'en  1728  (le 
25  novembre)  et  La  Motte  est  mort  en  1731.  De  ces  divers  rensei- 
gnements, il  résulte  donc  que  VExamen  a  quelque  peu  traîné  en 
longueur,  au  rebours  de  ce  qui  paraît  s'être  passé  pour  les 
Remarques  sur  le  Quinte-Curce.  Décidé  le  i3  juillet  1719,  peut- 
être  n'a-t-il  été  considéré  comme  achevé  qu'aux  environs  de  1780, 
ainsi  que  les  éditeurs  de  1807  l'ont  écrit, 

V.  —  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  par  M.  l'abbé 
d'Olivet.  A  Paris,  chez  Gandouin,  quai  des  Augiistins,  à  la 
descente  du  Pont-Neuf,  à  la  belle  Image.  M, D(^C. XXXVIII. 

In- 12  de  i65  pp. 

Les  Remarques  de  gramm.aire  sur  Racine  ont  été  réimprimées 
dans  un  nouvel  ordre  et  avec  des  changements  importants  par 


APPENDICES 


253 


Tabbé  d'Olivet  lui-môrae  dans  ses  Remarques  sur  la  langue  fran- 
çoise,  1767,  pp.  251-389.  Les  changements  consistent  pour  une 
part  à  peu  près  égale  en  parties  ajoutées  et  en  parties  retran- 
chées. Vingt-deux  remarques  anciennes  ont  disparu,  quinze  nou- 
velles ont  été  introduites;  d'autres  ont  été  profondément  modifiées. 

VI.  —  Racine  vengé,  ou  examen  des  remarques  gramma- 
ticales de  M.  l'abbé  d'Olivet  sur  les  Œuvres  de  Racine. 
A  Avignon.  M.DGG.XXXIX. 

In-i2  de  i52  pp. 

C'est  plutôt  un  contre-commentaire  qu'un  commentaire  propre- 
ment dit,  dont  il  a  d'ailleurs  la  forme.  Comme  les  Remarques  de 
l'abbé  d'OUvet,  le  Racine  vengé  de  l'abbé  Desfbntaines  a  été 
réimprimé  dans  l'édition  des  Œuvres  de  Jean  Racine,  Amster- 
dam, J.-F.  Bernard,  1743- 

VII.  —  Œuvres  de  M.  Boileau-Despréaux.  Nouvelle  édi- 
tion, avec  des  éclaircissemens  historiques  donnés  par  lui- 
même  et  rédigés  par  M.  Brossette;  augmentée  de  plusieurs 
pièces,  tant  de  l'auteur  qu'aïant  rapport  à  ses  ouvrages  ;  avec 
des  remarques  et  des  dissertations  critiques.  Par  M.  de  Saint- 
Marc.  A  Paris,  chez  David,  à  la  Plume  d'Or,  Durand,  au 
Griffon,  rue  S.  Jacques.  M.DGG.XLVII.  Avec  approbation 
et  privilège  du  roi. 

5  vol.  in-8°. 

L'éditeur  de  1735,  l'abbé  Souchay,  se  fondant  sur  l'autorité  de 
l'abbé  Renaudot  et  de  Valincour,  avait  supprimé  la  plus  grande 
partie  du  commenlaire  de  Brossette.  Saint-Marc  se  propose  de  le 
rétablir  en  entier  dans  son  édition  «  parce  que  le  public  a  paru  le 
souhaiter  ».  Mais  il  le  corrige  et  l'augmente  considérablement. 

VIII.  —  Remarques  sur  les  tragédies  de  Jean  Racine, 
suivies  d'un  traité  sur  la  poésie  dramatique  ancienne  et 
moderne,    par  Louis  Racine.  A   Amsterdam,  chez   Marc- 


;i54  APPENDICES 

Michel  Rejy,  1762.    Et  à  Paris,  chez  Desaint  et  Saillant^ 
libraires,  rue  Saint-Jean  de  Beauçais. 

3  vol.  in- 12  de  544?  4^0  et  4i5  pp. 

Avant  cet  ouvrage,  avaient  été  publiées  par  l'auteur  (au  tome 
III  de  l'édition  des  Œuvres  de  Jean  Racine,  Amsterdam,  J.-F. 
Bernard,  1743,  in-12)  des  Réflexions  sur  trois  pièces  de  Racine, par 
M.  Racine  le  fils  (Cf.  les  Mémoires  de  Trévoux,  décembre  I743, 
p.  3o45).  Les  Remarques  de  Louis  Racine,  divisées  en  trois  parties, 
comprennent  pour  chaque  pièce  un  Examen  général  de  la  pièce, 
des  Notes  sur  la  langue  et  des  Remarques  littéraires. 

IX.  —  Le  Siècle  de  Louis  XIV,  par  M^  de  Voltaire.  Nou- 
velle édition  augmentée  d'un  très  grand  nombre  de  remar- 
ques par  M.  de  la  B***  (La  Beaumelle).  -Se  vend  à  Metz,  chez 
Bouchard  le  jeune,  marchand-libraire  au  Cloître  (ou  Franc- 
fort, çeuçe  Koch  et  Eslinger),  M.DCG.LIII. 

3  vol.  in-8°  de  xxiv-288,  368  et  336  pp. 

Sur  ce  commentaire  qui  n'épargne  pas  la  langue  de  Voltaire, 
voyez  la  Bibliographie  de  Bengesco^  n°  1188  (I,  p.  348).  Le 
manuscrit  de  la  Bibliothèque  Nationale,  Nouv.  acq.  fr.  10234, 
fol.  100-108,  renferme  les  Remarques  (autographes)  de  M.  de 
La  Beaumelle  sur  le  1  «''  tome  de  V Histoire  du  siècle  de  Louis  XI  F, 
édition  en  3  volumes. 

X.  —  Poésies  de  Malherbe,  rangées  par  ordre  chronolo- 
gique, avec  un  Discours  sur  les  obligations  que  la  langue  et 
la  poésie  françoise  ont  à  Malherbe,  et  quelques  remarques 
historiques  et  critiques.  A  Paris,  de  l'imprimerie  de  Joseph 
Barbou.  M.DGG.LVII. 

Ih-8°  de  8-XXX-492  pp. 

Cette  édition  est  l'œuvre  de  Saint-Marc.  Le  Discours  mentionné 
par  le  titre  et  qui  occupe  les  pages  335  à  4i4»  renferme  de  nom- 
breux extraits  du  commentaire  alors  inédit  de  Malherbe  sur 
Desportes.  Ensuite  (pp.  4i5-492)  vient  une  «  Table  raisonnée  des 
poésies  de  Malherbe,  où  l'on  rend  comte  de  l'ordre  qu'on  leur  a 


APPENDICES  255 

doné  dans  celte  édition,  et  des  corrections  qu'il  avoit  faites  en 
différens  tems  à  quelques  unes  des  principales  ;  où  l'on  rassem- 
ble ce  qu'il  peut  avoir  eu  dessein  d'imiter  chés  les  Anciens  ou 
chés  les  Modernes  ;  et  l'on  entre  dans  quelques  détails  historiques 
et  critiques.  » 

XI .  —  Théâtre  de  Pierre  Corneille,  avec  des  commen- 
taires, etc.  etc.  etc.  M.DGG.LXIV. 

12  vol.  in-8°. 

Sur  cette  publication  de  Voltaire,  voyez  la  Bibliographie  de 
G.  Bengesco,  II,  pp.  i3i-i43. 

XII .  —  Examen  grammatical  des  œuvres  de  Boileau  par 
l'Académie  française. 

Publié  sans  indication  d'origine  par  le  marquis  de  La  Roche- 
foucauld-Liancourt  dans  ses  Etudes  littéraires  et  morales  de 
Racine,  deuxième  édition  (il  ne  figure  pas  dans  la  p/emière), 
i856,  II,  pp.  i8:i-222.  On  apprend  seulement  par  une  note  de 
l'éditeur  (p.  214,  note  3)  que  les  examens  des  troisième  et  qua- 
trième chants  de  l'Art  poétique  et  celui  de  Lutrin  sont  de  d'Alem- 
bcrt.  A  un  autre  endroit,  on  lit  encore  (p.  218,  note  i)  :  «  Cet 
examen  du  poème  du  Lutrin  a  été  fait,  il  est  vrai,  par  l'Académie. 
Il  a  été  délibéré  dans  ses  assemblées  ;  mais  elles  étaient  peu 
nombreuses.  D'Alembert  a  rédigé  les  décisions.  »  Il  résulte  enfin 
des  explications  succinctes  du  marquis  de  La  Rochetoucauld- 
Liancourt  que  le  manuscrit  —  dont  il  a  eu  connaissance  on  ne 
sait  comment  —  n'éiait  pas  tout  entier  de  la  même  main.  La  note 
des  Registres,  à  la  date  du  i4  décembre  1765,  portant  mention 
d'une  dépense  de  «  i3  £  pour  un  Dictionaire  des  rimes  et  les 
Œuvres  de  Boileau  »,  peut-  elle  servir  à  fixer  approximativement 
l'époque  où  l'Académie  s'est  décidée  à  entreprendre  ce  commen- 
taire ?  Nous  remonterions  ainsi  jusqu'au  secrétariat  de  Duclos. 
Rien  n'empêche  de  supposer  que  d'Alembert  a  revu  ou  terminé 
l'ouvrage  commencé  sous  son  prédécesseur,  comme  il  l'a  l'ait  pour 
V Examen  d'Athalie  confié  à  La  Harpe. 


256  APPENDICES 

Xin.  —  Examen  grammatical  des  œuvres  de  La  Fontaine 
par  l'Académie  française. 

Manuscrit  disparu  après  avoir  été  entre  les  mains  de  Mar- 
montel.  Cf.  ses  Leçons  (Tun  père  à  ses  enfants  sur  la  langue 
française,  i'^  leçon  (O.  XVI,  pp.  3-4). 

XIV.  —  Examen  grammatical  des  œuvres  de  Quinault 
par  l'Académie  française. 

Manuscrit  disparu. 

XV.  —  Examen  grammatical  des  œuvres  de  La  Bruyère 
par  l'Académie  française. 

Manuscrit  disparu. 

XVI.  —  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  pour  servir 
de  suite  à  celles  de  M.  l'abbé  d'Olivet,  avec  des  remarques 
détachées  sur  quelques  autres  écrivains  du  premier  ordre, 
par  M'  Yemrof  (Formey),  de  l'Académie  impériale  de  S. 
Pétersbourg.  A  Berlin,  chez  Haude  et  Spener,  libraires  du 
roi  et  de  l'Académie.  M.DGC.LXVI. 

•     ln-12  de  XXV-116  pp. 

A  ses  remarques  sur  toutes  les  tragédies  de  Racine,  y  com- 
pris Athalie  et  la  Thébdide  que  l'abbé  d'Olivet  avait  laissées  de 
côté,  Formey  en  a  joint  un  certain  nombre  sur  quelques  passages 
de  Voltaire  {Henriade,  Essai  sur  l'Histoire  universelle),  de 
Watelet  (Art  de  peindre),  de  Fontenelle  (les  Mondes,  Histoire 
des  Oracles),  de  Vertot  (Histoire  des  chevaliers  de  S.  Jean  de 
Jérusalem),  etc.  Le  volume  se  termine  par  une  Addition  sur 
Boileau,  assez  importante  (pp.  qS-iiô). 

XVII.  —  Commentaire  sur  le  théâtre  de  Voltaire,  par 
M,  de  La  Harpe,  imprimé  d'après  le  manuscrit  autographe 
de  ce  célèbre  critique,  et  approprié  aux  différentes  éditions 
de  ce  théâtre,   récueilli  et  publié  par***   (L.  P.  Decroix). 


APPENDICES  2S7 

A  Paris,  chez  Maradan,  libraire,  rue  des  Grands  Augustins, 
n"  g.  M.DGCG.XIV. 

In-8»  de  xiii-5ii  pp. 

Les  renseignements  en  partie  contradictoires  qu'on  possède  sur 
la  genèse  de  cette  publication,  proviennent  de  deux  sources  prin- 
cipales, la  Correspondance  secrète  de  Métra  et  les  notes  de 
VéditevLT  (Avertissement  et  Remarques).  La  Correspondance  litté- 
raire de  Grimm  mentionne  aussi  en  février  1780  (XII,  p.  874)  le 
Commentaire  de  La  Harpe  mais  comme  s'il  n'était  encore  qu'à 
l'état  de  projet.  Or  Métra  certifie  son  existence  dès  le  i*'  septem- 
bre 1778  (VI,  pp.  416  417)  et  encore  fait-il  remonter  sa  composi- 
tion à  plusieurs  années  en  arrière.  Sur  ce  point  il  est  d'accord 
avec  Decroix,  puisque  celui-ci  déclare  avoir  établi  son  édition 
d'après  un  manuscrit  annoté  de  la  main  de  Voltaire.  11  est  à  peu 
près  certain  que  ce  commentaire  fut  rédigé  par  La  Harpe  pendant 
son  séjour  à  Ferney  en  1766  et  1767.  La  dernière  des  pièces 
annotées  se  trouve  être  en  effet  les  Scythes  qui  furent  repré- 
sentés en  mars  1767.  On  sait  que  La  Harpe  a  quitté  le  château  de 
son  protecteur  en  février  1768.  Chabanon  (Tableau  de  quelques 
circonstances  de  ma  vie,  Paris,  1802,  in-8°,  pp.  i45-i46),  le  repré- 
sente à  Ferney  critiquant  Voltaire,  relevant  ses  vers  faibles  dans 
les  pièces  où  il  jouait  un  rôle,  les  lui  corrigeant  parfois,  et  cela 
avec  l'approbation  du  maître.  On  s'explique  dès  lors  qu'il  se  soit 
cru  désigné  pour  revoir  le  théâtre  entier  de  Voltaire  de  la  même 
façon  que  celui-ci  avait  revu  le  théâtre  de  Corneille,  c'est-à-dire 
avec  l'intention  de  l'honorer. 

Selon  Métra,  La  Harpe  aurait  vendu  son  travail  à  un  libraire 
sous  réserve  qu'il  ne  serait  publié  qu'après  la  mort  de  Voltaire. 
Puis,  à  la  suite  du  scandale  soulevé  par  sa  critique  de  Zulime 
parue  dans  le  Mercure  du  5  juillet  1778  (p.  68),  il  aurait  cherché 
à  rentrer  en  possession  de  son  manuscrit  passé  aux  mains  d'un 
second  libraire  qui  s'apprêtait  à  1  imprimer.  Decroix  ne  sachant 
comment  accorder  cette  anecdote  avec  sa  découverte  d'un  manus- 
crit du  commentaire  dans  les  papiers  de  Voltaire  à  Ferney,  sup- 
pose (p.  198  de  son  édition)  que  La  Harpe  n'ayant  pas  été  en  état 
de  racheter  le  manuscrit,  le  libraire  l'a  cédé  à  Voltaire.  Cette 
hypothèse  conciliatrice  ne  tient  pas  debout  si  l'on  considère  que, 

F.  —  17. 


258  APPENDICES 

selon  Métra,  les  tentatives  de  La  Harpe  pour  ravoir  son  travail 
sont  postérieures  à  la  critique  de  Zulinie,  laquelle  est  elle-même 
postérieure  à  la  mort  de  Voltaire.  Mieux  vaut  imaginer  l'existence 
de  deux  manuscrits  dont  l'auteur  aurait  laissé  l'un  à  Voltaire  et 
dont  il  aurait  gardé  l'autre  pour  le  publier  à  l'occasion.  Le  second 
a  suivi  la  route  indiquée  par  Métra  ;  Decroix  a  trouvé  le  premier 
à  Ferney,  probablement  lorsqu'il  eut  à  s'occuper  de  l'édition  des 
Œuvres  de  Voltaire  dite  «  de  Kehl  ». 

L'ouvrage  était,  paraît-il,  rédigé  «  en  marge  d'un  exemplaire 
des  œuvres  de  Voltaire,  de  l'édition  in-8»  de  Genève,  publiée  par 
MM.  Cramer,  en  1766  ».  Non  seulement  Voltaire  avait  mis  son 
paraphe  au  bas  de  chaque  remarque  du  commentateur,  mais 
encore  il  avait  écrit  de  sa  main,  entête  de  quelques  cahiers.  Com- 
mentaires de  M.  de  la  Harpe.  Decroix  qui,  on  ne  sait  trop  pour- 
quoi, a  gardé  pour  lui  seul  ce  commentaire  jusqu'en  i8i4,  a  ras- 
semblé en  un  volume  les  notes  de  La  Harpe  avec  les  passages  du 
texte  auxquels  elles  se  rapportent.  En  outre,  comme  La  Harpe 
a  négligé  d'annoter  les  opéras  de  Voltaire  et  deux  ou  trois  de  ses 
comédies,  il  leur  a  constitué,  ainsi  qu'aux  dernières  tragédies  au 
maître,  une  espèce  de  commentaire  formé  d'extraits  du  Lycée. 
La  critique  du  Lycée  est,  comme  on  sait,  conçue  dans  un  esprit 
tout  différent  de  celui  qui  a  présidé  à  la  rédaction  du  commen- 
taire; en  outre  elle  n'accorde  à  la  langue  et  au  style  qu'une 
attention  très  réduite. 

XVIII.  —  Œuvres  de  Jeaii  Racine,  avec  des  commen- 
taires par  M.  Luneau  de  Boisjermain.  A  Paris,  de  F  impri- 
merie de  Louis  Cellot.  M.DCG.LXVIII. 

7  vol.  in-80. 

Sur  la  foi  d'une  anecdote  rapportée  par  Fournier  dans  son 
Nouveau  dictionnaire  portatif  de  bibliographie,  a"*  édition,  Paris, 
1809,  in-S",  on  admet  généralement  (Cf.  notamment  Barbier, 
Dictionnaire  des  ouvrages  anonymes,  Quérard,  France  littéraire 
et  Supercheries  littéraires,  i""'  édit.)  que  ce  commentaire  est  de 
Blin  de  Sainmore  qui  l'aurait  vendu  à  Luneau  de  Boisjermain 
2400  livres  avec  le  droit  de  propriété.  Cependant  une  note 
ajoutée  à  la  troisième  édition  des  Supercheries  de  Quérard  (II, 


APPENDICES  269 

col.  990)  et  signée  C.  P.  D.  G,,  déclare  Tassertion  de  Fournier 
erronée.  «  Le  commentaire  sur  Racine  est  du  marquis  de  Ximénès 
qui  l'a  fait  corriger  par  Voltaire,  ainsi  que  l'attesteune  lettre  écrite 
par  lui  au  patriarche  de  Ferney,  à  la  date  du  12  septembre  1766.  » 
Comme  l'auteur  de  cette  note  néglige  d'indiquer  où  se  trouve  la 
lettre  à  laquelle  il  fait  allusion  et  que  nous  n'en  connaissons  pas 
autrement  le  contenu,  on  peut  se  demander  s'il  ne  s'y  agit  pas 
plutôt  de  V Examen  impartial  des  meilleures  tragédies  de  Racine 
(voir  plus  loin).  En  soi,  la  paternité  de  Blin  n'est  par  invraisem- 
blable. On  sait  que  l'auteur  de  la  Lettre  sur  la  n"«  éd.  de  Cor- 
neille par  M.  de  Voltaire,  Amsterdam,  1764,  in-8*,  était  un 
admirateur  fervent  du  Commentaire  sur  Corneille.  La  correspon- 
dance de  Voltaire  nous  apprend  en  outre  :  i*  que  c'est  par  Blin 
que  Voltaire  a  été  mis  tout  d'abord  au  courant  du  projet  de 
l'édition  Luneau  de  Boisgermain  (lettre  à  Damilaville,  27  février 
1760)  ;  2»  que  c'est  entre  les  mains  de  Blin  que  Voltaire  a  souscrit 
à  cette  édition  (lettre  à  Blin  de  Sainmore,  9  septembre  1766).  Il 
est  vrai  que  dans  le  premier  cas,  Blin  a  fort  bien  pu  transmettre 
simplement  l'avis  des  journaux  qui  ont  publié  le  prospectus  de 
l'édition  dans  les  premières  semaines  de  1765  (Cf.  l'Année  litté- 
raire, II,  p.  117  et  le  Journal  encyclopédique  du  i5  février),  et  que, 
d'autre  part  Vollaire  a  constamment  ignoré  le  nom  du  nouveau 
commentateur  (lettre  à  d'Olivet,  i"""  avril  1766)  jusqu'au  jour  où 
a  paru  l'édition  signée  Luneau  de  Boisjermain;  encore,  à  ce 
moment-là,  ne  soupçonne-t-il  que  Fréron  d'avoir  eu  part  à  cet 
ouvrage  (lettre  à  d'Argental,  19  février  1768).  11  est  singulier 
que  dans  l'état  de  leurs  relations,  Blin  ne  l'eût  pas  mieux 
renseigné,  surtout  si  sa  collaboration  est  aussi  étendue  qu'on 
le  prétend.  Ce  mystère  n'est  donc  point  complètement  éclairci. 
Peut-être  la  préface  de  Luneau  remet-elle  les  choses  au  point.  Il 
reconnaît  en  effet  qu'il  a  profité  des  conseils  et  travaux  de 
plusieurs  personnes  parmi  lesquelles  il  désigne  :  i"  a  deux 
personnes  d«^jà  connues  dans  la  République  des  lettres  par  les 
ert'orls  qu'elles  ont  fait  pour  s'y  distinguer  »  (p.  m)  ;  elles  lui  ont 
fourni,  dit-il,  des  préfaces  et  des  examens  et  en  outre  des  remar- 
ques dans  le  genre  de  celles  do  Louis  Racine.  «  J'ai  beaucoup 
profité  des  premières  dans  les  huit  premières  pièces  de  Racine  et 


260  APPENDICES 

je  n'ai  fait  aucun  usage  des  autres  »  (p.  vi);  —  2°  «  deux  jeunes 
professeurs  au  collège  de  Dijon  qui  ont  concouru  plusieurs  fois 
aux  prix  de  l'Académie  françoise.  Les  notes  qu'ils  m'ont  envoyées 
sur  les  dix  dernières  pièces  de  ce  poète  ne  sont  pas  en  grand 
nombre;  mais  elles  sont  remplies  de  justesse  et  écrites  dans  un 
style  vif  et  serré  »  (p.  vi).  11  les  a  insérées  dans  son  ouvrage. 
Luneau  reconnaît  enfin  avoir  utilisé,  dans  une  plus  ou  moins  large 
mesure,  les  Remarques  de  l'abbé  d'Olivet,  celles  de  Louis  Racine 
et  le  Racine  vengé  de  Desfontaines.  Son  commentaire  est,  de  son 
propre  aveu,  le  fruit  de  la  collaboration  de  plusieurs  personnes 
parmi  lesquelles  rien  n'empêche  de  faire  figurer  Blin  de  Sain- 
more. 

L'ouvrage,  dont  la  disposition  est  pour  ainsi  dire  calquée  sur 
celle  du  Commentaire  sur  Corneille,  fut  imprimé  à  part  sous  le 
titre  de  Commentaire  sur  les  Œuvres  de  Jean  Racine,  par 
M.  Luneau  de  Boisjermain,  Paris,  Panckoucke,  1768,  3  vol.  in- 12. 

XIX.  —  L'examen  impartial  des  meilleures  tragédies  de 
Racine  [Paris,  Merlin,  1768]. 

ln-8'  de  vii-80  pp. 

«  Il  y  a  vingt  ans,  dit  le  marquis  de  Ximénès  dans  sa  bro- 
chure intitulée  Mon  testament  en  vers  etten  prose  (Bouillon  et 
Paris,  1787,  in-8*,  p.  3,  note),  que  je  risquai  des  remarques  sur 
deux  tragédies  de  Racine.  »  Ces  deux  tragédies  sont  Andro- 
maqae  et  Britannicus.  Les  libraires  annonçaient  que  l'ouvrage 
imprimé  dans  le  même  format  que  «  la  nouvelle  et  magnifique 
édition  des  Œuvres  de  Racine  »  (celle  de  Luneau  de  Boisjermain) 
aurait  une  suite  ;  mais  l'entreprise  en  est  restée  là.  Deux  modèles 
sont  présents  à  l'esprit  du  marquis  de  Ximénès,  l'abbé  d'Olivet, 
«  grammairien  philosophe  »  dont  l'autorité  est  d'un  grand  poids,  et 
Voltaire,  commentateur  trop  indulgent  à  son  gré  du  théâtre  de 
P.  Corneille.  11  convient  d'avoir  «  souvent  employé  des  tournures 
de  M.  de  Voltaire,  quelquefois  des  phrases  entières  de  Louis 
Racine,  de  Desfontaines  même  et  surtout  de  M.  l'abbé  d'Olivet  » 
(p.  v). 

XX.  —  Observations  sur  Boileau,  sur  Racine,  sui'  Gré- 


APPENDICES  261 

billon,  sur  Monsieur  de  Voltaire  et  sur  la  langue  françoise 
en  général,  par  M"^  d'Açarq  des  Académies  d'Arras  et  de  la 
Rochelle.  A  la  Haye,  chez  Frédéric  Staaman,  libraire  ;  se 
trouve  à  Bruxelles,  chez  J.-L.  de  Boubers,  imprimeur- 
libraire,  Marché  aux  Herbes,  et  à  Paris,  chez  Valade, 
libraire,  rue  S.  Jacques,  vis-à-vis  la  rue  de  la  Parchemi- 
nerie.  M.DCC.LXX. 

In-8*  de  240  pp. 

c<  L'auteur,  est-il  dit  dans  Y  Avis,  ayant  fait  imprimer  en  1764 
un  très  petit  nombre  de  ces  observations  pour  les  communiquer 
à  quelques  particuliers,  et  ne  les  ayant  point  exposées  en  vente, 
juge  à  propos  de  les  donner  ici  au  public  avec  leur  suite.  Le  tout 
ensemble  servira  de  pendant  aux  Remarques  de  grammaire  sur 
Racine  par  l'abbé  d'Olivet,  et  contribuera  à  maintenir  la  pureté 
de  la  diction.  »  Le  volume  se  compose  :  1°  de  Remarques  litté- 
raires et  grammaticales  sur  l' o  Art  poétique  »  de  Boileau  (publiées 
pour  la  première  fois  dans  la  Balance  philosophique  de  d'Açarq, 
Anxpterdam,  1763,  in-8*,  3"'  partie,  pp.  Ii5-i5i);  2°  Id.  sur  la 
«  Bérénice  »  de  Racine;  3"  d'une  lettre  de  l'auteur  à  l'académi- 
cien Thomas  sur  son  Éloge  de  Descartes  ;  4°  d'un  ouvrage  intitulé 
La  langue  françoise  dans  lequel  d'Açarq  donne  tort  à  l'abbé 
Desfontaines  contre  l'abbé  d'Olivet  et  cherche  à  prouver  qu'au- 
cun auteur  français  n'est  exempt  de  fautes  de  langage,  en 
examinant  deux  pièces  de  chacun  des  trois  grands  poètes  tragi- 
ques successeurs  de  Corneille,  Athalie  et  Phèdre  de  Racine, 
Electre  et  Rhadamiste  de  Grébillon,  Zaïre  et  Mérope  de  Voltaire. 

XXI.  —  Œuvres  de  Molière,  avec  des  remarques  gram- 
maticales, des  avertissemens  et  des  observations  sur  chaque 
pièce,  par  M.  Bret.  A  Paris,  par  la  Compagnie  des  libraires 
associés.  M.DGG.LXXIII. 

6  vol.  in-S". 

«  A  l'égard  de  la  langue  qui,  depuis  notre  auteur,  a  éprouvé 
des  révolutions  comme  des  modes,  on  trouvera  dans  cette  édition 
des  remarques  grammaticales  .sur  quatorze  pièces.  [Ces  quatorze 


262  APPENDICES 

pièces  sont  l'École  des  Maris,  les  Fâcheux,  l'École  des  Femmes, 
la  Critique  de  VÉcole  des  Femmes,  le  Misanthrope,  le  Sicilien, 
le  Tartuffe,  Amphitryon,  V Avare,  Georges  Dandin,  Pourceau- 
gnac,  le  Bourgeois  gentilhomme,  les  Femmes  savantes  et  le 
Malade  imaginaire.]  Elles  seront  distinguées  des  observations  de 
l'éditeur,  parce  qu'elles  ne  sont  pas  son  ouvrage.  On  gêne  ici  sa 
reconnoissance  en  ne  lui  permettant  pas  d'en  nommer  les  auteurs  ; 
mais  si  le  public  reconnoît  le  législateur  à  la  loi,  l'éditeur  qui  se 
tait  avec  peine,  aura-t-il  quelque  chose  à  se  reprocher  ?  Ces 
remarques  seront  toujours  imprimées  à  part  et  avec  des  guille- 
mets. »  {Discours  préliminaire,  p.  5).  Le  public  reconnut  en  eftet 
le  législateur,  comme  en  témoigne  notamment  la  Correspondance 
de  Grimm  (X,  p.  268)  qui  profite  de  l'occasion  pour  décocher 
un  trait  contre  l'Académie  :  «Assurément,  messieurs  les  Quarante 
n'ont  jamais  mieux  prouvé  qu'ils  avaient  de  l'esprit  comme 
quatre.  »  De  son  côté,  la  presse  eut  vite  fait  de  percer  un  mystère 
aussi  transparent  :  «  Ces  remarques  paroissent  être  l'ouvrage 
d'une  compagnie  qui  ne  les  destinoit  pas  à  être  imprimées  », 
lit-on  dans  le  Journal  des  Beaux- Arts  et  des  Sciences  (ci- 
devant  Journal  de  Trévoux),  octobre  1773, p.  i5.  Le  Journal  ency- 
clopédique est  encore  plus  indiscret  (1773,  VI,  p.  289.  Cf.  déjà  le 
n"  du  i*""  février,  t.  I,  p.  53o)  :  «  On  sçait  aujourd'hui  que  ces 
notes  sur  la  langue  qu'il  [Bret]  regarde  avec  raison  comme  une 
des  principales  richesses  de  son  édition,  sont  de  l'Académie  fran- 
çoise  et  qu'elles  lui  ont  été  remises  par  le  secrétaire  perpétuel  de 
ce  corps  aujourd'hui  remplacé  par  l'illustre  M.  d'Alembert  » 
[c'est-à-dire  par  Duclos,  mort  en  1772].  Aussi  bien  le  tour  de  cer- 
taines de  ces  remarques  en  indiquait-il  clairement  la  provenance. 
Quelques-uns  ont  blâmé,  la  plupart  auraient  voulu,  plusieurs  ont 
cru,  sont  des  formules  où  l'on  reconnaissait  l'Académie  et  que 
celle-ci  emploie  également  dans  son  Examen  d'Athalie  et  dans  ses 
notes  sur  Boileau. 

Indépendamment  de  ces  remarques  académique  exclusivement 
grammaticales  et  rangées  à  part  à  la  suite  de  chaque  pièce,  le  plan 
de  l'édition  de  Bret  ressemble  en  tous  points  à  celui  du  Corneille 
de  Voltaire. 


APPENDICES  203 

XXII.  —  Chefs  d'œuvre  dramatiques,  ou  recueil  de» 
meilleures  pièces  du  théâtre  françois,  tragique,  comique  et 
lyrique,  avec  des  discours  préliminaires  sur  les  trois  genres 
et  des  remarques  sur  la  langue  et  le  goût,  par  M.  Marmontel, 
historiographe  de  France,  l'un  des  Quarante  de  l'Académie 
françoise.  Dédié  à  Madame  la  Dauphine.  A  Paris,  de  V im- 
primerie de  Grange,  ruedela  Parcheminerie.  M.DCG.LXXIII. 
Açec  approbation  et  privilège  du  roi. 

In  4*  de  XI1-LXXH-107  (Sophonisbe),  viii-118  (Scévole),  xvi-iSa 
(  Venceslas)  pp. 

Celte  entreprise  onéreuse  fut  suspendue  après  la  publication 
du  premier  volume.  Chaque  pièce  devait  être  accompagnée  de 
«  remarques  critiques,  les  unes  sur  la  langue,  les  autres  sur  le 
goût.  Celles-ci  seront  en  petit  nombre  à  l'égard  des  pièces  ancien- 
nes et  qui  n'entrent  dans  ce  recueil  que  pour  marquer  les  progrès 
de  l'art.  »  (Prospectus,  p.  xi).  Ces  pièces  anciennes,  la  Sopho- 
nisbe  de  Mairet,  le  Scévole  de  P.  du  Ryer  et  le  Venceslas  de 
Rotrou,  sont  les  seules  qui  aient  paru.  Les  autres,  les  pièces 
«  vraiment  dignes  de  servir  de  modèles  »  et  dont  on  devait  être 
«  plus  sévère  et  plus  attentif  à  observer  les  imperfections  »,  n'ont 
jamais  été  publiées.  Les  remarques  sur  les  trois  tragédies  impri- 
mées sont  placées  à  la  suite  de  chacune  d'elles  et  portent  pres- 
qu'exclusivement  sur  la  langue. 

XXIII.  —  Commentaire  sur  la  Henriade  par  feu  M'  de  la 
Beaumelle,  revu  et  corrigé  par  M.  F***  (Fréron).  Berlin  et 
Paris,  Le  Jajy,  ly^S. 

In-4°  de  XVI-700  pp.,  ou  2  vol.  in-8"  de  xvi-364  et  336  pp.  (Cf. 
Bengesco,  Bibliographie  de  Voltaire,  n°  38^). 

Dans  sa  Lettre  à  Messieurs  Philibert  et  Chirol,  libraires  à 
Genève,  insérée  dans  V Année  littéraire  du  4  septembre  1770  (IV, 
p.  240),  La  Beaumelle  annonce  que  n'ayant  pas  trouvé  de  meilleur 
moyen  de  se  défendre  contre  les  attaques  de  Voltaire,  il  donnera 
une  édition  commentée  des  Œuvres  de  son  ennemi  «  avec  des 
notes  courtes  et  utiles  dans  le  goût  de  l'édition  qu'il  m'avoit  fait 


264  APPENDICES 

l'honneur  de  donner  chez  vous  des  Mémoires  de  Madame  de 
Maintenon  ».  Pour  commencer,  la  critique  de  la  Henriade  va 
paraître  «  incessamment  ».  Ce  sera  honorer  Voltaire  de  la  même 
façon  qu'il  a  honoré  Corneille  :  «  Je  le  traite  comme  un  des 
modèles  rares  dont  les  fautes  peuvent  être  prises  pour  des  beau- 
tés. Je  l'élève  en  quelque  sorte  à  la  dignité  d'auteur  classique.  » 
La  mort  ayant  empêché  La  Beaumelle  de  donner  suite  à  son 
projet,  ce  fut  Fréron  qui  publia  sa  Henriade  commentée,  «  le 
dernier  ouvrage  qu'il  avait  entrepris  et  qu'il  a  eu  le  temps  d'ache- 
ver ;  mais  il  n'a  pas  eu  la  satisfaction  de  le  voir  imprimé  »  {Précis 
de  la  vie  de  M.  de  la  Beaumelle,  p.  xvi  de  l'édition  in-4*  du 
Com.mentaire).  Ce  n'était  pourtant,  au  dire  de  Beuchot,  que  la 
reproduction  exacte;  à  quelques  corrections  près,  d'une  édition 
clandestine  de  la  Henriade  avec  des  remarques  (de  La  Beau- 
melle) parue  à  Toulouse  en  1769  et  dont  Voltaire  avait  obtenu  la 
saisie.  Cette  première  édition  ne  semble  pas  avoir  fait  beaucoup 
parler  d'elle,  car  soit  La  Beaumelle  en  1770,  dans  sa.  Lettre  aux 
libraires  de  Genève,  soit  Fréron  en  1775,  en  publiant  le  Commen 
taire  peuvent  se  dispenser  d'y  faire  la  moindre  allusion.  La 
Correspondance  de  Grimm,  en  novembre  1770  (IX,  p.  i58)  n'a  pas 
l'air  de  se  douter  que  le  Commentaire  existe  autrement  qu'à 
l'état  de  projet.  Celle  de  La  Harpe,  en  1775  (XVI  et  XVIII,  dans 
les  Œuvres,  X,  pp.  2o5  et  212),  ne  connaît  que  l'édition  de 
Fréron.  Enfin  Voltaire  n'y  fait  qu'une  allusion  rapide  dans  son 
Épître  CVUI,  Au  roi  de  la  Chine,  datée  de  1771  (O.  X,  p.  418). 

XXIV.  —  Poésies  de  François  de  Malherbe,  avec  un 
commentaire  inédit  par  André  Ghénier,  précédées  d'une 
notice  sur  la  vie  de  Malherbe  et  d'une  lettre  sur  le  commen- 
taire. Seule  édition  complète,  publiée  par  MM.  de  Latour. 
Paris,  Charpentier,  1842. 

In-i8  de  xxxiv-324  pp. 

Voici  comment  Tenant  de  Latour  s'exprime  au  sujet  de  ce 
commentaire  dans  sa  Lettre  à  Madame  la  comtesse  de  Ranc... 
placée  en  tête  du  volume  :  «  J'ai  à  vous  entretenir...  d'un  exem- 
plaire des  poésies  de  Malherbe  sur  lequel  se  trouvent  un  grand 


APPENDICES  265 

nombre  de  notes  de  la  main  d'André  Chénier  »  ;  et  un  peu  plus 
loin  :  «  Mon  volume  est  de  l'édition  Barbou,  1776,  petit  in-8», 
avec  une  vie  de  Malherbe  et  quelques  notes  par  Meunier  de 
Querlon...  Quant  au  commentaire,  il  est  écrit  avec  plus  de  soin 
et  de  netteté  qu'aucun  des  autographes  de  Chénier  que  j'ai  pu 
avoir  sous  les  yeux.  Il  n'offre  pas  une  seule  rature,  et  j'ai  lieu  de 
croire  qu'André  Chénier  commençait  par  faire  sur  un  papier  à 
part  les  brouillons  de  ses  notes  pour  les  reporter  ensuite  sur  les 
marges  du  livre  qu'il  commentait.  »  Dans  la  notice  de  son  édition 
de  1874»  Gr.  de  Chénier  rapporte  qu'au  sortir  du  collège,  André, 
voulant  tout  lire,  tout  analyser,  entreprit  de  «  sacrifier  un  exem- 
plaire de  chaque  auteur  soumis  à  son  examen  critique  et  de 
consigner  sur  les  marges,  avec  sa  petite  écriture  la  plus  nette,  les 
annotations  qu'il  pourrait  plus  tard  consulter  au  besoin  ».  Ainsi 
les  remarques  de  Chénier  «  ne  sont  pas  l'œuvre  d'un  commenta- 
teur de  profession  »,  mais  «  d'un  écoHer  qui  s'émancipe  ».  Cf.  la 
Bibliographie  d'A.  Chénier  par  P.  Glachant  dans  son  André 
Chénier  critique  et  critiqué,  Paris,  1902,  in-12,  pp.  239-240. 

XXV.  —  La  Fontaine  et  tous  les  fabulistes,  ou  La  Fon- 
taine comparé  avec  ses  modèles  et  ses  imitateurs.  Nouvelle 
édition  avec  des  observations  critiques,  grammaticales, 
littéraires  et  des  notes  d'histoire  naturelle.  Par  M.  N.  S. 
Guillon.  A  Paris,  chez  la  V"  Nyon,  librairie,rue  du  Jardinet, 
n^2.  A  Milan,  à  la  librairie  française  de  J.  L.  Nyon.  De 
l'imprimerie  de  Stoupe.  An  XI  —  i8()3. 

2  vol.  in-8'  de  LXxxvn-"36o  et  44^  PP- 

Cet  ouvrage,  dédié  à  Lucien  Bonaparte  «  président  de  l'Acadé- 
mie française  »,  a  élé  préparé  «  durant  les  années  1791  et  1792  ». 
(Avant-propos  de  l'auteur). 

XXVL —  Œuvres  de  Voltaire.  Nouvelle  édition,  avec  des 
notes  et  des  observations  critiques,  par  M.  Palissot,  Paris, 
Stoupe  et  Servière,  1792  [et  sq.). 

55  vol.  in  8*  (Cf.  Bengesco,  liibliographie  de  Voltaire,  n"  2i83). 
Au  sujet  de  cette  édition,  Palissot  écrit  dans  ses  Mémoires 


Î266  APPENDICES 

(i8o3,  II,  p.  483)  :  «  L'auteur  la  commença  en  1792,  à  une  époque 
où  il  eut  été  plus  prudent  de  se  laisser  oublier,  et  dans  les  temps 
les  plus  orag-eux  de  la  Révolution  ;  elle  fut  cependant  achevée 
dans  le  cours  de  1797,  grâce  au  zèle  du  citoyen  Stoupe.  »  On  lit 
dans  le  Prospectus  (p.  11)  :  «  Nous  avons  cédé  au  vœu  du  public 
qui  semblait  désirer  quelques  remarques  de  goût,  principalement 
sur  les  pièces  de  théâtre  et  sur  la  partie  la  plus  classique  des 
ouvrages  de  Voltaire.  Nous  avons  tâché  de  rendre  ces  notes 
utiles,  sans  oublier  qu'elles  ne  sont  faites  que  pour  orner  le  texte 
et  non  pour  le  surcharger.  » 

XXVII.  —  Œuvres  complettes  de  Jean  Racine,  avec  le 
commentaire  de  M.  deLaharpe,  et  augmentées  de  plusieurs 
morceaux  Inédits  ou  peu  connus.  A  Paris,  chez  H.  Agasse, 
imprimeur-libraire,  rue  des  Poitemns,  n  6'°.  1807. 

7  vol.  in-8". 

«  Je  dois  des  excuses  au  public  pour  avoir  tardé  longtemps  à 
le  faire  jouir  d'un  commentaire  qu'il  attendait  avec  impatience. 
Ce  commentaire  a  été  composé  en  1795  et  1796,  et  c'est  ce  que  le 
lecteur  aura  lieu  plus  d'une  fois  de  reconnaître  en  voyant  par 
quel  sentiment  M.  de  Laharpe  était  dominé  pendant  ce  travail. 
Feu  M.  Panckoucke,  mon  beau-père,  avait  acquis  le  manuscrit  ; 
mais  M.  de  Laharpe  se  proposait  d'être  l'éditeur  des  Œuvres 
complettes  de  Racine,qm  devaient  être  imprimées  avec  le  commen- 
taire. . .  Son  projet  ne  put  être  exécuté  ;  il  en  fut  détourné  d'abord 
par  d'autres  ouvrages  de  circonstance,  ensuite  par  une  mauvaise 
santé  qui  occasionna  sa  mort  prématurée,  le  11  février  i8o3.  » 
(Avis  du  Ubraire).  Cette  édition  est  établie  à  peu  près  sur  le 
même  plan  que  le  Corneille  de  Voltaire. 

XXVII.  —  Fables  choisies  de  La  Fontaine,  à  l'usage  des 
enf ans,  avec  des  notes  grammaticales,  mythologiques,  etc., 
par  Mongez,  membre  de  l'Institut  national.  A  Paris,  chez 
Agasse,  rue  des  Poitevins,  n°  18.  An  IV. 

In-i2  de  ii5  pp. 

Ce  petit  volume  était  destiné  «  aux  écoles  primaires  de  tous 
les  cantons  de  France  ».  {Avertissement  de  l'éditeur). 


APPENDICES  267 

XXIX. —  Fables  de  La  Fontaine,  avec  les  notes  de  Cham- 
fort.  A  Paris,  de  V imprimerie  de  Delance.  L'an  V,  1796. 

2  vol.  in-8'  de  260  et  364  pp. 

Cette  édition  forme  les  tomes  111  et  IV  de  l'ouvrage  intitulé 
Les  trois  fabulistes,  Ésope,  Phèdre  et  La  Fontaine,  par  Cham- 
fort  et  Gail.  Le  commentaire  (posthume)  de  Chamfort  occupe  les 
pp.  220-253  du  t.  111,  294-358  du  t.  IV.  11  a  été  reproduit  dans  les 
Œuvres  complètes  de  Chamfort,  Paris,  Chaumerot,  1824,  1, 
pp.  77-198. 

XXX.  —  Essais  d'un  commentaire  sur  Racine  [par  Cham- 
fort]. 

Inséré  dans  les  Œuvres  complètes  de  Chamfort,  Paris,  Chau- 
merot, 1824,  V,  pp.  7-84.  Ce  sont  des  notes  sur  Esther  où  l'auteur 
complète  et  reclifle  les  Remarques  de  l'abbé  d'Olivet  qui  sont, 
dit-il,  «  d'un  grammairien  profond  ». 

XXXJ.  —  Poésies  de  Boileau-Despréaux,  avec  des  notes 
historiques  et  grammaticales,  et  un  essai  sur  sa  vie  et  sur  ses 
écrits.  Par  M.  de  Lévizac.  A  Londres,  chez  A.  Dulau  et  C", 
Soho  square.  1800. 

2  vol.  in-12  deaiaet  i^ô-vi  pp. 


APPENDICE  IV 


SPECIMENS    DES   COMMENTAIRES    ACADEMIQUES 

A.   —  Quinte- Curce 
Remarques  de  l'Académik 

SUR 

Le  Quinte-Curce 

De 
M.  de  Vaugelas 

Tome  second 

Liçre    VI 

Page  4-        ^6  faisoient]  Se  passaient  estoit  mieux. 

Beaucoup  tranquilles]  Il  valoit  mieux  dire  fort 
tranquilles. 

Agis,  fils  d'Archidamas  qui]  On  ne  sçait  si  c'est 
Archidamas  ou  Agis  qui  a  esté  tué.  Monsieur  de 
Vaugelas  auroit  évité  cette  équivoque  en  disant 
Agis,  fils  de  cet  Archidamas  qui,  etc. 

En  vain  l'on  se  souviendroit  de  la  liberté  contre 
une  puissance  formidable]  Que  signifie  se  souvenir 
de  la  liberté  contre  une  puissance  ?  11  falloit  En 


APPENDICES  269 

vain  Von  songeroit  a  deffendre  sa  liberté  contre  une 
puissance  formidable. 

Commencer  commodément  la  guerre]  Commo- 
dément est  une  expression  impropre.  Le  latin  dit 
prendre  ses  ai>antages  pour  commencer  une 
guerre. 

Fut  mort  si  hors  de  saison]  On  devoit  aire  fut 
mort  si  fort  à  contre-temps. 
Pag.  5.  Il  envoya  à  Agésilaûs  son  frère]  M.  D.  V.  auroit 
évité  le  concours  désagréable  de  ces  trois  a  en 
mettant  II  envoya  à  son  frère  Agésilas.  Aujour- 
d'huy  Agésilas  est  plus  en  usage  ç{\x  Agésilaûs. 

Et  qu'il  se  jettoit,  en  le  poursuivant]  Mauvais 
arrangement.  Il  falloit  et  qu'en  le  poursuivant,  Use 
jettoit  de  plus  en  plus. 

Et  les  autres  de  la  Macédoine]  Il  convenoit  de 
dire  et  les  autres  celuy  de  la  Macédoine. 

Un  grand  nombre  de  soldats]  M.  D.  V.  devoit, 
pour  rendre  la  narration  plus  claire,  exprimer  une 
circonstance  qui  se  trouve  dans  le  latin,  c'est  que 
ces  soldats  estoient  des  Grecs  qui  avoient  esté  à  la 
solde  de  Darius. 


* 
B.  —  Athalie 
a)  Texte  de  V édition  La  Harpe  {pp.  263-264') 

ACTE    V,    SCÈNE    I 

Le  premier  vers  de  cet  acte  rime  avec  l'antépénultième 
du  précédent.  Racine  a  cru  pouvoir  en  user  ainsi,  parce  que 


270  APPENDICES 

le  chœur  lie  les  deux  actes  ensemble,  et  que  Salomith  qui 
termine  le  quatrième  acte,  commence  le  cinquième. 

Vers  2.  Redoublez  au  Seiffneur  votre  ardente  prière. 

Gomme  les  mots  au  Seigneur  ne  peuvent  être  régis  ici 
que  par  prière,  plusieurs  ont  trouvé  l'inversion  trop  forte . 

SCÈNE    II 

28.  Quel  conseil,  cher  Abner,  croyez-vous  qvCon  doit  suivre  ? 

Selon  quelques-uns,  l'exactitude  exigeait  qu'on  doive  ; 
mais  la  plupart  on  préféré  qu'on  doit,  et  pour  appuyer  leur 
avis  ont  rapporté  ces  deux  exemples  :  Croj'ez-vous  qu'on 
doive  faire  une  remarque  sur  ce  vers  ?  Quelle  remarque 
croyez-vous  qu'on  doit  faire  sur  ce  vers  ?  Dans  le  premier 
cas  que  est  conjonction,  dans  le  second  il  est  relatif. 

58.  Tantôt,  à  son  aspect,  je  Vai  vu  s'émouvoir. 

Il  faut  je  l'ai  vue  en  parlant  d'Athalie  :  on  a  condamné 
tout  d'une  voix  Je  T  ai  vu. 

99.  Des  prêtres,  des  enfants  lui  feraient  ils  quelqu'ombre? 

Quelques-uns  ont  prétendu  qne  faire  ombre  signifie  éclip- 
ser, effacer,  obscurcir,  et  ne  pouvait  pas  se  dire  t^ovlv  faire 
ombrage,  qui  signifie  donner  de  la  jalousie,  du  soupçon. 

106.  Ah  !  je  le  prends  déjà,  Seigneur,  sous  mon  appui. 

On  ne  dit  point  prendre  sous  son  appui,  quoique  appui 
signifie  protection  :  ces  deux  termes  doivent  s'employer  avec 
des  verbes  différens. 

SCÈNE   VI 

49.  Sacrés  vengeurs  de  vos  princes  meurtris. 
Meurtrir  pour  tuer  a  vieilli. 


APPENDICES  271 

h) Rectifications  de  l'édition  La  Rochefoucauld-Liancourt 
fa»'"  édit.,  i856,  pp.  231-232). 

Acte  cinquième 

Scène  première 

2,  Redoublez  au  Seigneur  votre  ardente  prière. 

On  ne  dit  point  redoubler  à  comme  on  dit  adresser  à. 
Quelques-uns  ont  cru  que  prière  serait  mieux  au  pluriel 
qu'au  singulier  (i). 

Même  scène 

37.  Et  força  le  Jourdain  de  rebrousser  son  cours. 

La  plupart  ont  cru  qu'on  ne  pouvait  pas  dire  rebrousser 
son  cours  à  l'actif.  Quand  on  dit  rebrousser  chemin,  ces 
deux  mots  sont  pris  per  modum  unius,  comme  ne  faisant 
ensemble  qu'un  seul  mot  pris  absolument. 

Scène  deuxième 

10.  J'attendais  que  le  temple  en  cendres  consumé. 

On  ne  dit  point  consumé  en  cendres,  mais  réduit  en 
cendres  ou  simplement  consumé. 

11.  De  flots  de  sang  non  encore  assouvie. 

Après  consumé,  assouvie  :  il  y  a  ici  deux  participes  qui, 
se  rapportant  à  différents  objets,  embarrassent  le  sens.  L'un 
est  pris  absolument,  et  l'autre  est  le  nominatif  ou  le  sujet  de 
la  proposition. 

(i)  La  note  de  l'Académie  porte  deux  critiques  également 
vraies;  mais  d'Alembert  l'a  rejetée  et  l'a  remplacée  par  cette 
note-ei  :  «  Comme  les  mots  au  Seigneur  ne  peuvent  être  régis 
ici  que  par  prière,  plusieurs  ont  trouvé  l'inversion  trop  forte, 
et  moi,  au  contraire,  je  ne  vois  là  aucune  inversion.  »  (Note  de  La 
R.'L.). 


27^  APPENDICES 

Même  scène 
28.  Quel  conseil,  cher  Abner,  croyez- vous  qu'on  doit  suivre  ? 

Inexactitude  exige  qu'on  doive,  parce  que  s' agissant  d'un 
doute,  il  faut  le  mode  conditionnel  (i). 

Même  scène 

44-  Crut  calmer  par  ma  mort  le  ciel  qui  la  tourmente. 

Quelques-uns  ont  dit  que  tourmente  ne  se  pouvait  pas 
dire  pour  effrayer,  poursuivre. 

Même  scène 

45-  Mais  que  peuvent  pour  lui  vos  inutiles  soins  ? 

La  plupart  ont  dit  qu'inutile  est  ici  un  pléonasme  qui  est 
purement  oisif. 

Scène  troisième 
I,  Grand  Dieu  !  voici  ton  heure.  On  t'amène  ta  proie. 

On  a  condamné  cette  expression  :  on  f  amène  ta  proie 
comme  peu  convenable  en  parlant  à  Dieu. 

* 

(1)  L'Académie  avait  décidé  ainsi  très  impérativement  ;  d'Alem- 
bert  a  cru  qu'elle  s'était  trompée,  et  je  le  crois  comme  lui.  Il  a 
donc  refait  la  note.  «  Selon  quelques-uns,  a-t-il  dit,  l'exactitude 
exigeait  qu'on  doive  ;  mais  la  plupart  ont  préféré  qu'on  doit,  et 
pour  appuyer  leur  avis,  ont  rapporté  ces  deux  exemples  :  Croyez- 
vous  qu'on  doive  faire  une  remarque  sur  ce  vers  ?  Quelle  remarque 
croyez-vous  qu'on  doit  faire  sur  ce  vers  ?  Dans  le  premier  cas, 
que  est  conjonction,  dans  le  second  il  est  relatif  »  (Note  de  La 
R.-L.). 


APPENDICES  27*3 

G    —   Boileau 

LE  LUTRIN  (I) 

Chant  premier  (2) 

i4o.  . , ,  Benedicat  vos. 

La  rime  de  vos  avec  travaux  n'a  pas  paru  exacte. 

19a.  Tes  bénédictions,  dans  le  trouble  croissant, 

Tu  pourras  les  répandre  et  par  vingt  et  par  cent. 

Ces  deux  vers  n'ont  pas  paru  dignes  du  reste.  Le  premier 
n'a  pas  paru  clair,  le  second  a  paru  négligé. 

221.  A  leur  saint  assemblage. 

Saint  a  paru  impropre  à  quelques-uns  ;  d'autres  ne  Font 
trouvé  qu'ironique. 

225.  Un  des  noms  reste  encore. 

On  croit  qu'il  aurait  été  nécessaire  d'ajouter  à  tirer,  pour 
une  clarté  parfaite. 

Chant  IP 

14.  Qu'a  suivi  l'hy menée. 

Il  faut  suivis,  et  trois  éditions  portent  suivi. 

(i)  Édition  La  Rochefoucauld-Liancourt,  i856,  pp.  218-220. 

(2)  Cet  examen  du  poème  du  Lutrin  a  été  fait,  il  est  vrai,  par 
l'Académie.  Il  a  été  délibéré  dans  ses  assemblées;  mais  elles 
étaient  peu  nombreuses.  D'Alembert  a  rédigé  les  décisions.  On 
voit  combien  il  les  a  brièvement  énoncées  ;  il  n'en  a  pas  même 
exposé  les  motifs,  et  il  n'en  a  jamais  détaillé  les  discussions. 
Cependant  on  voit  aussi  que  ces  remarques  apportent  souvent 
des  lumières  sur  les  difficultés  de  la  langue  et  de  la  poésie  fran- 
çaises {Note  de  La  R.-L.). 

F.  —  18. 


2^4  APPENDICES 

3o.  Je  n'Ai  point  exigé  ni  serments  ni  promesses. 

Point  est  de  trop. 

39.  Les  solides  bienfaits. 

Les  solides  bienfaits  a  paru  impropre. 

i56.  De  ce  séjour  chéri  vient  encor  me  chasser. 

Plusieurs  ont  trouvé  le  sens  de  ce  vers  louche.  On  ne 
sait  si  ce  séjour  se  rapporte  à  Citeaux  ou  à  la  sainte  chapelle, 
et  le  mot  vient  augmente  l'équivoque. 

Chant  IIP 
7.  Présentant  de  loin  leur  objet. 

Quelques-uns  ont  blâmé  leur  objet,  pour  dire  Vobjet  quils 
sont  et  non  Vobjet  quils  ont  en  v-ue.  Le  plus  grand  nombre 
ont  cru  cette  expression  permise,  surtout  en  poésie  (i). 

29.  Elle  voit  le  barbier  qui. . . 

Tient. . .  et  chacun  célébrer. 

On  a  blâmé  le  concours  de  ces  deux  régimes,  qui  tient  et 
célébrer,  réunis  dans  le  même  phrase  et  sous  le  même  verbe 
voit.  Quelques-uns  cependant  ont  trouvé  de  la  grâce  dans 
cette  licence. 


« 


(1)  Il  eût  élé  bien  facile  de  mettre  leur  aspect  au  lieu  de  leur 
objet  (Note  de  La  R.L.). 


APPENDICES  2^5 

D.  —  Molière 
REMARQUES  GRAMMATICALES 

SUR     LE     BOURGEOIS   GENTILHOMME  (l) 
ACTE    PREMIER 

Scène  première 

a.  Qtji  chatouille  davantage  que.  Davantage  n'emporte 
point  de  que,  il  falloit  plus  que. 

b.  Pour  lui.  Lui  est  une  faute,  se  rapportant  à  Vintérêt. 

Scène  II 

c.  Les  manquemens  des  grands   Capitaines,   pour  Jes 
fautes,  ne  se  diroit  plus. 

Dialogue  en  musique 

d.  Vivre  dans  une  même  envie.  Expression  impropre  et 
peu  l'rançoisc. 

e.  D'entrer  sous  l'amoureuse  loi.  Même  observation. 

ACTE  II 

Scène  première 

f.  Qu'une  personne  comme  vous  ait  un  concert  de  musique 
chez  soi.  L'exactitude  demanderoit  chez  elle. 

ACTE    III 

Scène   quatrième 

g.  Par   on  il  se    démange.   Il   faudroit   par  où  il   lui 
démange. 

(i)  Œuvres  de  Molière,  ôdil.  Brcl,  1773,  V,  pp.  760-76^. 


276  APPENDICKS 

Scène  V 
h.  La  comédie  qu'on  fait  chez  le  Roi.  Ne  se  diroit  plus 
aujourd'hui. 

Scène   VI 
i.  Chez  quifavois  commerce.  Même  observation. 

Scène  IX 
k.  Je  ceux  faire  autant  de  pas  qu'elle  au  changement. 
Le  tour  a  paru  vicieux. 

Scène  X 
1.  Appaiser  des  choses.  Ne  se  dire  guère. 

Scène  XVIII 
m.  Pour  cous  régaler.  Ne  se  diroit  plus  aujourd'hui, 
n.  Vous  gagnez  mes  résolutions.  Pour  dire  cous  me  faites 
faire  ce  que  Je  ne  ceux  pas,  a  paru  impropre. 

o.  Composer  une  union.  Plusieurs  auroient  mieux  aimé 
former. 

ACTE  IV 

Scène  cinquième 
p.  Depuis  avoir.  Ne  se  dit  plus. 

ACTE  V 

Scène  sixième 
q.  Qui  se  peut  souhaiter.  La  plupart  auroient  mieux  aimé 
qui  se  puisse. 


Vu  et  admis  à  soutenance, 
le  6  décembre  4904. 
Le  Doyen  de  la  Faculté  des  Lettres 
de  l'Université  de  Paris. 
A.  Croiset. 
Vu  et  permis  d'imprimer  : 
Le  Vice-Recteur  de  l'Académie  de  Paris, 

L.    LiARD. 


TABLE  DES  MATIERES 


Préface ix 

BiBiAOGnAPHiE  des  principaux  oavrages  cités  ou  consultés    .  xi 

INTRODUCTION 

l'académie  fkançaise. 
tribunal  de  la  ghammaire  au  dix-huitième  siècle 


CHAPITRE  I 

LA    DISCUSSION    DU    PROGRAMME   DU    PURISME   : 
LE   DÉBAT  SUR   LES   OCCUPATIONS   DE   l'aCADÉMIE. 

Observations  sur  les  bons  auteurs  ou  traité  de  grammaire  ?  —  Pro- 
jets de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  Valincour,  l'abbé  Genest,  Fénelon. —  Les 
opuscules  de  l'abbé  de  Dangeau.  —  Premiers  commentaires  gramma- 
ticaux d'auteurs  classiques  :  remarques  sur  le  Quinte-Curce  de 
Vaugelas  et  VAthalie  de  Racine.  —  Le  programme  en  dehors  de 
l'Académie 3i 

CHAPITRE   II 

l'exécution   du   PROGRAMME  :    1°  LA  GRAMMAIRE    FRANÇAISE. 

Tentative  académique  de  1740.  —  Principes  généraux  et  principes 
particuliers;  difficultés  dans  les  deux  sens.  —  Influence  de  la  grammaire 
latine  :  les  déclinaisons.  —  Excès  et  succès  des  novateurs.  —  La  tradi- 
tion grammaticale.  —  Compilation  des  règles.  —  Critique  constitutive 
et  critique  préservative  :  leurs  principes.  —  Sort  des  principes  parti- 
culiers :  la  grammaire  dans  les  dictionnaires 63 


2^8  TABLE   DES    MATIÈRES 


CHAPITRE  III 

l'exécution  do  programme  :  2"  les  commentaires  grammaticaux. 

L'enseignement  de  la  langue  par  les  bons  auteurs.  —  Épanouisse- 
ment de  l'entreprise  des  commentaires  d'auteurs  classiques.  —  L'abbé 
d'Olivet,  ses  détracteurs  et  ses  émules.  —  Voltaire  commentateur  de 
Corneille  ;  antécédents  et  postérité. —  Les  commentaires  de  l'Académie. 
■ —  Résultats  d'ensemble  pour  le  dix-huitième  siècle 92 

CHAPITRE   IV 
l'esprit  du  programme  :  les  variations  de  la  doctrine  de  l'usage. 

Tendances  conservatrice  et  rationaliste  de  la  grammaire  au  dix- 
huitième  siècle.  —  Déformation  de  la  formule  de  Vaugelas.  —  L'usage 
de  la  langue  parlée  :  la  ville  et  la  société  bourgeoise.  —  L'usage  de  la 
langue  écrite  :  les  grands  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV. —  Critique 
de  l'usage  des  bons  auteurs  :  archaïsmes,  négligences,  hardiesses.  — 
L'usage  grammatical  :  la  tradition,  la  raison  et  l'analogie.     .     .     127 

CHAPITRE  V 
les  autbors  commentés. 

Originaux  ou  traducteurs?—  Les  classiques  français  du  XVII"*  siècle. 
—  Le  choix  des  commentateurs  :  poètes,  genres  nobles,  genres  drama- 
tiques. —  La  hiérarchie  des  talents  :  de  Malherbe  à  Racine.  —  Les 
classiques  du  XVIII™*  siècle 168 

CHAPITRE    VI 

LA    COMPOSITION    DES    COMMENTAIRES. 

Réimpressions  des  classiques  français  au  dix-huitième  siècle.  — Com- 
mentaires historiques  et  commentaires  critiques.  —  Les  Sentiments 
de  l'Académie  sur  le  Cid.  —  Grammaire,  poétique  et  rhétorique.  — 
Critique  littéraire  et  critique  grammaticale 2i3 

Conclusion aSo 

APPENDICES 

APPENDICE  I 

Correspondance  grammaticale  de  l'Académie  française  au  dix- 
huitième  siècle 289 


TABLE   DES   MATIERES  Ù'jg 


APPENDICE     II 


Quelques  ouvrages  grammaticaux  dédiés  ou  présentés  à  l'Académie 
française  au  dix-huitième  siècle 244 

APPENDICE     m 

Notes     bibliographiques    sur    les     commentaires    grammaticaux 
d'auteurs  classiques  rédigés  au  dix-huitième  siècle 249 

APPENDICE     IV 

Spécimens  des  comnientaires  académiques a68 


I.K    UIGOT    FRÈRES,    IMI'RIMEUftS. 


4 

^ 


PC     François,  Alexis 

2057  La  grammaire  du  piirisme 

F7 


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